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Au Brésil, la révolte est une chance historique pour le gouvernement et le PT

mercredi 26 juin 2013   |   Lamia Oualalou
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Bien sûr, les manifestations ont leurs contradictions. On y voit des jeunes, et des plus vieux – la presse a vite fait de taxer le mouvement de révolte juvénile, quand selon les premières enquêtes, la moyenne d’âge des manifestants est de 28 ans. On y voit des classes populaires, d’autres moins, des étudiants qui exigent le droit de circuler gratuitement dans des transports publics décents, et d’autres qui n’ont pas mis un pied dans un bus depuis des années. On y voit des personnes espérer que les partis de gauche reprennent la main, d’autres crachant sur toutes les organisations politiques. C’est le propre de tous les mouvements de masse. Mais le gouvernement de Dilma Rousseff, et le Parti des Travailleurs (PT) qui fête dix ans au « pouvoir », depuis l’arrivée de Luiz Inacio Lula da Silva à la présidence du Brésil le 1er janvier 2003, ne pouvaient espérer mieux pour se rénover, continuer à changer le Brésil, et survivre.

En dépit de ce que pensent certains intellectuels du parti ou de la gauche en général, il ne s’agit pas d’une conspiration réactionnaire, même si les rues ont aussi commencé à être investies par ceux qui au nom de la lutte contre la corruption, s’accommoderaient bien d’un régime plus autoritaire – comme s’ils étaient exclusifs l’un de l’autre. 

Car ce soulèvement, dans les faits, vient de décréter la mort du système politique actuel, ce que même l’assemblée constituante de 1988, au lendemain du rétablissement de la démocratie, avait été incapable de faire. Elle n’avait, il faut dire, de constituante que le nom : ce sont les députés élus sous l’ancien régime qui ont travaillé à cette nouvelle constitution de la démocratie. Aucun n’avait l’intention de scier la branche sur laquelle il était assis, même si la racine de l’arbre, nourrie au clientélisme et aux alliances improbables, était pourrie.

En proposant un référendum ouvrant la voie à une réforme politique, la présidente Dilma Rousseff, d’abord perplexe voire impardonnable, de ne pas avoir dit mot quand des policiers déchaînaient une incroyable violence sur des mouvements pacifiques, fait plus que reprendre la main. Elle propose de se donner la possibilité d’être celle qui effectuera un enterrement de première classe du système politique brésilien. Il suffit de voir la réaction des ténors de la droite, qui jugent la constituante au mieux « inutile », « autoritaire », voire, comme sous la plume de l’inénarrable Reinaldo Azevedo, dans la toujours très cohérente – et réactionaire – revue Veja, « une tentative de coup d’Etat bolivarien  ».

« Convoquer un référendum est une compétence exclusive du Congrès. Pour dévier l’attention, [la présidente] transfère au Congrès une prérogative qui est du législatif et ne répond pas aux attentes de la population  », a déclaré Aécio Neves, sénateur et président du PSDB principal parti d’opposition, dont il sera le probable candidat en 2014, contre Dilma Rousseff. « Le Brésil s’est réveillé comme le Venezuela  », a dénoncé dans la foulée Gilmar Mendes, l’aile droite de la Cour Suprême.

 « Petit à petit, tous les acteurs occupent leurs positions naturelles », estime l’analyste politique Breno Altman, directeur de la rédaction du site Opera Mundi. « Face à la solution démocratique, et l’appel à la souveraineté populaire présentée par le présidente, la droite défend le système politique pourri, avec la complicité des médias traditionnels, rejetant le chemin du référendum et des urnes », poursuit-il.

Reste que la présidente, son prédécesseur Lula et le PT se sont fort bien accommodés de ce « système politique pourri ». Une fois les premiers acquis, et ils ne sont pas moindres, digérés (politiques sociales, revalorisation du salaire minimum et politiques d’inclusion), les réformes se sont arrêtées. Au nom de la « gouvernabilité », les alliances se sont faites de plus en plus indécentes, des anciens de la dictature, des bandits des grands chemins, des opportunistes changeant de parti comme de chemises.

Mettre côte à côte la photo du premier gouvernement Lula, en janvier 2003 avec celle de 2013 plonge de nombreux militants dans la mélancolie. Et les fêtes, ces derniers mois, qui commémoraient l’arrivée du PT à Brasilia avaient toutes un goût amer. Beaucoup ont d’ailleurs préféré plier bagages, même s’ils sont peu visibles : des numéros deux, trois, cinq, des hiérarchies de plusieurs ministères pour lesquelles la magie n’étaient plus là.

Au nom de la production et de la croissance, on construit des barrages en Amazonie, au mépris des populations locales, et surtout de tout débat : Belo Monte est peut-être la seule solution, mais on n’en sait rien, puisque le gouvernement refuse d’entendre des voix alternatives. Au nom de la visibilité internationale, on construit des grands stades qui seront parfois des éléphants blancs, comme à Brasilia et Manaus, sans même parler de la corruption conséquente. On propose, pardon, on impose de raser un musée de l’Indien, dans lequel sont installées des familles entières, pour installer un… parking à proximité du stade de football du Maracana.

Rio fait peau neuve, avec la même bonne vieille recette : repousser toujours plus loin les quartiers populaires. Et lorsqu’une américaine se fait violer dans un mini-bus en plein Copacabana, le maire interdit leur utilisation dans la zone sud, la plus riche de la ville, qui borde les plages, se moquant du fait qui s’agit du seul moyen de transport pour les plus de 250 000 travailleurs vivant dans les périphéries de la ville.

Au nom de la sécurité dans la « ville merveilleuse », hier encore, le Bope, le corps d’élite de la police militaire carioca, a tué au moins dix personnes dans le complexe des favelas de Maré, en tirant dans tous les sens, et cette fois, les balles n’étaient pas de caoutchouc. Au nom de la coexistence pacifique avec les médias traditionnels, le gouvernement de Dilma a tué dans l’œuf toute possibilité de réforme démocratique d’un secteur contrôlé par une poignée de familles puissantes, avec toutes les aberrations interdites ailleurs (contrôle du contenu, de la distribution) oubliant qu’il s’agit de concessions publiques et d’une revendication historique du PT.

Au nom de la bonne entente avec ses alliés religieux, en particulier les grands pasteurs évangéliques, qui promettent « tenir » des millions de voix, le gouvernement a fait marche arrière sur des politiques d’information et de prévention des maladies sexuellement transmissibles, parce qu’elles donnaient une bonne image des prostituées, ou ciblaient le public transsexuel sans état d’âme. Et il a fait mine de ne pas s’apercevoir le projet de criminalisation de l’homophobie était enterré au parlement, alors que la commission des droits de l’homme ( !!!) en proposait un autre permettant de « guérir » de l’homosexualité. 

En arrivant à la présidence, Lula a concentré ses efforts sur une couche de population qui correspondrait à un sous-prolétariat. Ses politiques ont donné à manger, et boire littéralement, avec l’installation de citernes, à voir, avec la quasi-généralisation de l’électricité, à vivre, avec une diminution spectaculaire de la mortalité infantile. Et pour la première fois, les très pauvres, qui n’ont jamais voté à gauche, et encore moins pour l’un des leurs, un homme né dans la misère, ont abandonné leur dépendance par rapport aux caciques locaux. Mais si durant les années Lula, ils ont eu accès à la consommation (plus de 40 millions de personnes sorties de la pauvreté), le travail sur leur conscience politique et leur accès à la véritable citoyenneté a totalement été laissé de côté.

Indirectement les années Lula ont aussi amélioré le quotidien des petites classes moyennes urbaines : plus de consommation, plus de revenu, plus d’emploi, et souvent l’accès, pour la première fois de la famille, à des universités, grâce à une politique de quotas assumée par Brasilia. Pour eux, peu importe que le Brésil ait profondément changé, qu’il y a trois décennies encore, les jeunes de trente ans perdaient souvent leurs dents, alors qu’aujourd’hui ils s’offrent des appareils dentaires pour un plus joli sourire. Peu importe que le système de santé universel n’ait été établi il y a seulement vingt ans, et qu’avant les pauvres n’attendaient pas des heures comme aujourd’hui, mais mouraient tout simplement.

Ils veulent plus, et surtout mieux, et vite. Ne plus passer des heures – souvent quatre, ou cinq – dans les transports pour des emplois précaires et mal payés. Ne plus payer la moitié d’un salaire pour pouvoir inscrire leur enfant, le plus souvent unique justement pour cette raison, dans une école privée au coût prohibitif – de tous les services, c’est celui dont les tarifs ont le plus augmenté cette dernière décennie. Ne plus se plier aux exigences de « plans de santé », ces mutuelles sans lesquelles il faut attendre de heures dans un secteur désormais de plus en plus privatisé.

Le problème, c’est que s’attaquer à ces problèmes urbains coûte très cher, et pas seulement politiquement, comme le rappelle le politologue André Singer dans une très bonne interview publiée par la revue Epoca (http://revistaepoca.globo.com//tempo/noticia/2013/06/andre-singer-energia-social-nao-voltara-atras.html). Au fond ce que demandent les manifestations, c’est plus d’Etat (mieux également), des milliards investis dans les politiques publiques. Mais le moment économique est délicat, la crise économique perdure dans le monde, et la croissance ne décolle pas au Brésil. Les marchés, c’est-à-dire le capital, exigent au contraire plus de coupes budgétaires, la remontée des taux d’intérêt pour les banques.

Ces six derniers mois, le gouvernement a cédé à leurs sirènes, la rue vient de lui signifier le contraire. C’est une véritable lutte des classes qui est engagée, et pour le gouvernement comme pour le PT, la satisfaction quant au bon travail des années passées, même mâtiné d’une petite frustration (« il faudrait faire plus »), ne suffit plus.

Valter Pomar, un des membres exécutifs du PT les plus cohérents résume bien la situation dans un article publié par Mémoires des Luttes« Ces manifestations sont (encore) l’expression d’un mécontentement social généralisé et profond, en premier lieu des jeunes des milieux urbains. Ce ne sont pas des manifestations de la soi-disant classe moyenne conservatrice, encore moins de la classe ouvrière classique », dit-il. « L’insatisfaction exprimée par les manifestations a deux foyers : les politiques publiques et le système politique. Les politiques publiques qui sont réclamées coïncident avec le programme historique du PT et de la gauche. Et la critique du système politique n’est pas étrangère aux raisons pour lesquelles nous préconisons la réforme politique. Pour cette raison, beaucoup de gens du PT et de la gauche pensaient qu’il serait facile de se rapprocher et de participer à ces manifestations. Certains ont même rêvé de les canaliser », pointe-t-il.

Bien sûr ce ne sera pas facile, étant donnée les alliances et les erreurs politiques des dix dernières années, personnifiées aujourd’hui par les postures de certains ministres, comme celui de la Justice qui appuya la répression des premiers jours.

Mais même si la droite tente aujourd’hui de récupérer ces manifestations, en focalisant, via la grande presse, les critiques sur le PT, le gouvernement et la corruption, elle peine à en récupérer l’énergie, car ce que réclament les pancartes c’est plus d’Etat. Dans ce contexte, la pression de la rue est un défi pour le PT et le gouvernement, mais c’est surtout une chance, une opportunité unique pour s’oxygéner, éviter le divorce avec les mouvements sociaux, et surtout, de ressembler trop vite à ses homologues européens, avec le résultat que l’on sait.


Photo : Mídia NINJA




http://blogs.mediapart.fr/blog/lamia-oualalou/260613/au-bresil-la-revolte-est-une-chance-historique-pour-le-gouvernement-et-le-pt



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