Chroniques du mois

Au lendemain des élections européennes, turbulences en vue à Bruxelles

mardi 5 février 2019   |   Bernard Cassen
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Il est un événement que les dirigeants des institutions européennes célébreront avec des sentiments mêlés : le quarantième anniversaire de la première élection du Parlement européen (PE) au suffrage universel direct [1]. D’un côté, ils ne manqueront pas de se féliciter d’une disposition qu’ils considèrent comme un acquis démocratique. D’un autre côté, mais plus discrètement, ils s’inquièteront des bouleversements que ne manquera pas de provoquer l’arrivée, prévue par les sondages, d’un grand nombre – le chiffre de 150, sur un total de 751 – est avancé – d’eurodéputés d’extrême-droite, de nationalistes et peut-être même de quelques néofascistes. En n’oubliant pas – situation tout aussi inédite – que certaines de ces mêmes forces seront également représentées à la Commission européenne.

C’est en juin 1979 que, dans les neuf États composant à l’époque la Communauté économique européenne (CEE) – devenue Union européenne (UE) en 1993 – fut inauguré un nouveau mode de scrutin pour élire les eurodéputés : le suffrage direct. Jusqu’à cette date, chaque Parlement national les désignait en son sein. Ils cumulaient ainsi deux mandats.

Longtemps parent pauvre du « triangle institutionnel » qu’il forme avec la Commission et le Conseil, le PE a vu son périmètre d’intervention s’élargir d’un traité européen à l’autre, de celui de Maastricht (1992) à celui de Lisbonne (2007), en passant par ceux d’Amsterdam (1997) et de Nice (2000). Au point qu’il ne lui manque plus que le droit d’initiative d’actes législatifs – dont la Commission conserve le monopole – pour avoir les attributs d’un Parlement authentique. Dans le cadre de la « procédure législative ordinaire », il dispose du pouvoir de codécision avec le Conseil. C’est dire que sa composition a un impact direct sur le contenu des politiques européennes, donc des politiques nationales qui en sont des déclinaisons.

Jusqu’ici, le PE s’est comporté comme un rouage zélé du dispositif communautaire, non seulement sur le plan technique, mais également sur le plan idéologique. Pendant quarante ans, il a été dirigé par une alliance entre la droite (Parti populaire européen – PPE) et le centre-gauche (Socialistes et sociaux démocrates européens – S&D) qui s’est partagé la présidence et a contrôlé toutes les grandes décisions. En quelque sorte, la transposition à l’échelle européenne des « grandes coalitions » allemandes.

Cette coalition, jusqu’ici majoritaire au sein du PE, va vraisemblablement cesser de l’être au lendemain du scrutin du 26 mai. Avec la poussée prévisible de l’extrême-droite, le consensus social-libéral/néolibéral dont le PE était un modèle va devoir composer avec des stratégies de rupture orchestrées par des « illibéraux » tels que le premier ministre hongrois Viktor Orban et le ministre italien de l’intérieur Matteo Salvini. Le PE va ainsi entrer dans une zone de turbulences à laquelle son histoire ne l’a pas préparé.

Ce n’est toutefois pas le phénomène le plus déstabilisant pour l’UE : la Commission, elle aussi, va subir le contrecoup de la percée de l’extrême-droite et de la droite nationaliste. En même temps que le PE, l’exécutif de l’UE va en effet être entièrement renouvelé au terme de son mandat de 5 ans. Les 27 commissaires vont être désignés par les gouvernements, à raison d’un par État membre de l’UE.

Jusqu’ici, les commissaires étaient exclusivement issus des rangs conservateurs, sociaux-démocrates et libéraux. Un « cercle de la raison » européenne… En harmonie avec leurs gouvernements, une partie des nouveaux nommés – peut-être une demi-douzaine – se situeront désormais en rupture avec l’orthodoxie bruxelloise. Mais, configuration qui n’a pas de précédent dans l’histoire de l’UE, ils le feront de l’intérieur d’un collège dans lequel les décisions se prennent statutairement à la majorité, mais qui, de fait, fonctionne par consensus.

Le prochain président de l’exécutif bruxellois aura donc les plus grandes difficultés à répartir les responsabilités entre ses 26 collègues. En particulier, comment faire cohabiter un commissaire eurosceptique – donc adversaire déclaré de « Bruxelles – et une direction générale de la Commission officiellement placée sous sa tutelle, mais qui, par nature, revendique toujours « plus d’Europe » dans son domaine de compétence ? D’où les perspectives de guérilla dans les lieux de pouvoir communautaires. Pour l’UE, il y aura bien un avant et un après 26 mai 2019…




[1Le traité de Rome (1957) instituait une Assemblée parlementaire européenne. En 1962 elle prit le nom de Parlement européen.



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