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Cinq paysans paraguayens en grand danger

vendredi 11 avril 2014   |   Maurice Lemoine

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Le 15 juin 2012, près de Curuguaty, un supposé affrontement entre paysans et policiers a fait dix-sept morts et a servi de prétexte à la « destitution express » du président Fernando Lugo. Accusés, inculpés et emprisonnés, cinq « sans terre » clament leur innocence et, depuis le 14 février, ont entamé une grève de la faim indéfinie. Près de deux mois plus tard, leur état inspire les plus grandes inquiétudes.

Elle s’appelle Juana Evangelista Martínez. Elle a six enfants. L’aîné a douze ans, le plus petit cinq ans. Elle pleure parfois parce qu’elle n’a rien à leur donner. Elle ne possède pas de terre, on lui prête une maison. Elle murmure : « Je peux juste laver du linge pour gagner trois sous. » Son mari lui manque. Il s’appelait Arnaldo Ruiz Diaz. Il a été tué par la police, le 15 juin 2012, à quelques kilomètres de Curuguaty, au nord-est de la capitale Asunción. A l’époque, le drame a commotionné le Paraguay. Et pour cause : il a servi de prétexte pour renverser le président de centre-gauche Fernando Lugo.

Rappel des faits : dans ce pays de 6,7 millions d’habitants, quelque trois cent mille familles de paysans pauvres n’ont pas accès à la terre. Au lieu dit Marina Cue, une soixantaine de ruraux en lutte occupent 1089 hectares qu’a usurpé le grand propriétaire et politicien Blas N. Riquelme, ex-président du Parti colorado [1]. Le 4 octobre 2004, signé par le président Nicanor Duarte, le décret n° 3532 a déclaré ces terres « d’intérêt social » et les a transférées à l’Institut national de développement rural et de la terre (INDERT), l’organisme chargé de la réforme agraire, tout le monde le sait. Ce qui est fort bien en théorie. Mais cela n’empêche pas trois cent vingt-quatre membres des forces de l’ordre lourdement armés de faire irruption, ce fameux 15 juin 2012, afin de déloger les occupants du campement qu’ils ont installé. Dans des conditions jamais élucidées, une fusillade éclate. Tout le monde panique. On déplorera dix-sept morts – onze paysans, six policiers.

« Aucun des nôtres n’avait jamais eu de problème avec la justice, nous confiait voici quelques mois Martina Paredes, qui a perdu deux frères, Fermín et Luis, ce jour maudit. Aucun n’avait d’armes de guerre. Ils avaient des fusils de chasse car, pour acheter de la viande, on n’a pas d’argent. Ce n’est pas avec ce genre de pétoire qu’on transperce le gilet pare-balles d’un policier. »

Première conséquence : accusé d’avoir attisé la violence contre les grands propriétaires terriens, M. Lugo, dont la politique dérange les puissants, est destitué au terme d’un « jugement politique » de vingt-quatre heures. Il aurait dû disposer de cinq jours pour organiser sa défense, selon l’article 225 de la Constitution [2]. Ce type de pratique porte un nom : coup d’Etat.

Deuxième conséquence : tout en déclarant qu’il ne peut préciser « à qui appartient la finca connue sous le nom de Marina Cue et qui a tiré contre les policiers », le procureur Jalil Rachid fait arrêter douze paysans. Cinq sont incarcérés et, après une grève de la faim de près de soixante jours, les sept autres – dont deux femmes enceintes – « bénéficient » d’une détention à domicile.

Troisième conséquence : six mois après le massacre, le dirigeant Vidal Vega est assassiné par deux sicarios masqués. « Il menait une enquête parallèle, précise une de ses proches, et il était très courageux. Il connaissait beaucoup de gens, beaucoup de matons travaillant pour Riquelme et il avait souvent dit qu’il allait témoigner sur ce qu’il savait. » D’après lui, des « infiltrés » auraient déclenché la fusillade en tirant à la fois sur les paysans et les policiers.

D’après Hugo Richert, ex-ministre de l’action sociale du gouvernement Lugo, « l’affaire peut avoir été préparée de façon à disposer d’un motif parfait pour destituer le président. Et, malgré la pression citoyenne, le procureur n’enquête que dans une seule direction : d’après lui, les paysans ont tendu une embuscade aux policiers. » Dont, malgré leurs onze victimes, aucun n’est inquiété. Pourtant…

De multiples irrégularités ont entaché l’enquête. Un hélicoptère de la police a survolé les lieux, pendant les événements : l’enregistrement vidéo réalisé depuis les airs a mystérieusement disparu. Aucune expertise ni enquête balistique n’ont été entreprises pour déterminer qui a pu tuer les six policiers. En revanche, des douilles d’armes automatiques recueillies sur les lieux du drame prouvent que les victimes appartenant aux forces de l’ordre ne peuvent en aucun cas être imputées aux armes obsolètes des paysans. Dans le même registre, mais à contrario, un fusil Maverick calibre 12 volé à un ex-militaire plusieurs jours après les faits, et n’ayant donc rien à voir avec la tuerie, a été rajouté aux éléments censés prouver la culpabilité des « sans terre ». Enfin, le 8 octobre 2013, la juge Janine Ríos a autorisé le procureur Rachid à passer par profits et pertes six caisses de pièces à conviction qu’il avait malencontreusement « oublié » de joindre aux autres éléments de l’investigation.

Le 20 mars dernier, le groupe du Parti démocrate progressiste (PDP) [3] a présenté au Sénat une série de photographies de paysans morts et… menottés, à l’évidence victimes d’exécutions sommaires. D’après les clichés, sept hommes pourraient être concernés, dont Avelino Espínola, Adolfo Castro, De los Santos Agüero, Ricardo Frutos et Andrés Riveros.

C’est pourtant sur les familles paysannes que la justice s’acharne. Là où des baraques aux toits de tôle et des bananiers bordent une piste défoncée, Mariano Castro, dont un fils est mort et deux autres sont emprisonnés, survit péniblement. En compagnie de Martina Paredes et d’un autre voisin, Domingo Noguera, tous membres de la Commission des familles et des victimes du massacre de Curuguaty, il nous expliquait, voici peu : « Environ trois cents familles vivent là depuis vingt ans. D’après l’INDERT, cette terre a un propriétaire, un certain Gustavo Ramón Vérez, mais il est poursuivi par la justice et a disparu. Donc, on a “récupéré” les lieux, mais on n’a pas de titre de propriété et cela nous préoccupe. Il peut se passer n’importe quoi. C’est pour ça qu’on a été en quête de terre, à Marina Cue, à un kilomètre d’ici. »

La formule « le pire n’est jamais sûr » ne s’applique pas au Paraguay.Alors que ces démunis vivent de huit hectares mis en culture, collectivement, le juge de Curuguaty, José Benítez, a effectivement ordonné l’arrestation des trois paysans précités, le 5 février, pour « invasion de propriété privée ». « C’est une tentative de décapiter le groupe pour que les gens aient peur », s’est indignée Paredes, après sa comparution. Devant le tollé déclenché par sa décision, le juge a reculé, mais pas plus d’un demi pas : accordant une mesure alternative à la prison, il a interdit aux inculpés de sortir du pays, de s’approcher des terres incriminées, de changer de domicile sans autorisation et leur a imposé une caution de 60 millions de guaranis (9 600 euros). Une fortune pour eux.

Reste que cinq hommes – Adalberto Castro, Felipe Balmori, Rubén Villalba, Arnaldo Quintana et Néstor Catro – clament leur innocence, depuis les geôles de la prison de Tacumbú. Le 14 févier, devant l’inertie de la justice et des pouvoirs publics, ils ont entamé une grève de la faim indéfinie pour réclamer leur liberté, la récupération des terres de Marina Cue et la fin de la persécution de la lutte paysanne. « Nous sommes emprisonnés, argumentent-ils, sans que la fiscalía [le parquet] ait présenté une seule preuve sérieuse démontrant notre culpabilité. » Le pouvoir fait la sourde oreille. Dans un état de plus en plus précaire, affaiblis à l’extrême, incapables de se déplacer, les cinq paysans, qui ont perdu chacun entre dix et quinze kilos, ont été transportés à l’Hôpital militaire d’Asunción. Le 8 avril, au terme d’une veillée de prière organisée dans la cathédrale, une marche d’un millier de personnes a réclamé leur libération. Sans résultat. Le 9 avril, au cinquante-quatrième jour de leur grève de la faim, le tribunal de Salto del Guairá, présidé par le juge Ramón Trinidad Zelaya, a refusé la demande d’emprisonnement à domicile que réclamait la défense, estimant qu’« aucun élément nouveau » ne légitime l’octroi de cette mesure, que « les signes vitaux des détenus sont normaux », qu’ils sont « lucides » et qu’ils reçoivent une attention médicale.

Dans une lettre manuscrite rendue publique le 1er avril, ceux-ci avaient par avance annoncé leur décision de ne pas mettre un terme à leur mouvement et avaient précisé : « Si l’un de nous meurt, l’Etat paraguayen et la famille Riquelme seront responsables devant le peuple et l’Histoire [4]. » Leur jugement est théoriquement prévu pour le 26 juin. Tiendront-ils jusque-là ?

 


Juana Evangelista Martinez et ses six enfants.

 


Martina Paredes (centre) et Mariano Castro (à gauche), président de l’Association des victimes de Marina Cue.

 


Maria Cristina Arguello, veuve du dirigeant paysan Vidal Vega.

 


Isabel Iglesias de Espinola, veuve d’Avelino Espinola, dirigeant plus connu sous le nom de "Pindu".

 


Isabel Iglesias de Espinola, veuve d’Avelino Espinola, dirigeant plus connu sous le nom de "Pindu".

 


Marina Cue

 




[1Au pouvoir sans interruption de 1947 à 2008, soutien du dictateur Alfredo Stroessner entre 1954 et 1989, l’Association nationale républicaine (ANR), ou Parti colorado, est revenu à la présidence le 15 août 2013, en la personne du multimillionnaire Horacio Cartes.

[2Lire « Le Paraguay dévoré par le soja », Le Monde diplomatique, janvier 2014.

[3De tendance sociale démocrate, le PDP a été créé en 2007, en vue des élections de l’année suivante, pour appuyer la candidature de Fernando Lugo.

[4 E’a, Asunción, 2 avril 2014.



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