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Cinq siècles de colonialisme

vendredi 17 février 2017   |   Ignacio Ramonet
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En France, les confessions du général Aussaresses sur la pratique de la torture par l’armée française durant la guerre d’Algérie (1954-1962) ont ravivé les débats sur le passé colonial. Comme si, quarante ans après les décolonisations, l’heure sonnait enfin d’ouvrir le livre noir du colonialisme.

Ce devoir de mémoire prend, en France, des accents de confrontation dramatique en raison, d’abord, de la violence extrême de la guerre d’indépendance algérienne. Ensuite, parce que, parvenue au crépuscule de sa vie, la génération des soldats engagés dans les combats – ceux qui eurent « vingt ans dans les Aurès » – veut connaître toute la vérité sur ce qui constitua souvent l’expérience la plus forte de son existence. S’y ajoute l’intérêt passionné que portent à cette question d’autres acteurs du drame : les centaines de milliers de rapatriés européens d’Algérie, les familles des harkis, et enfin tous les Algériens et descendants d’Algériens établis depuis en « métropole ».

Mais, plus largement, les polémiques sur l’histoire coloniale se multiplient, en Belgique, en Espagne, au Portugal, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre, etc. Dans tous ces pays, qui eurent jadis un « empire colonial », des expositions [1], des livres, des films ou des émissions de télévision reviennent sur un passé que les ouvrages scolaires continuent de présenter comme « glorieux ».

On découvre ainsi que le colonialisme aura été un mouvement d’expansion de l’Europe qui se répand hors de ses frontières, envahit le reste de la planète pour y exploiter et opprimer ses habitants. Il commence au XVe siècle pour s’achever au cours de la seconde moitié du XXe. A son apogée, vers 1938, l’Europe colonisatrice étend sa domination sur plus de 40 % du monde habité. La Grande-Bretagne et la France possèdent, à elles seules, à la veille de la seconde guerre mondiale, 85 % du domaine colonial existant. Au point qu’on estime que 70 % des habitants actuels de la planète ont un passé colonial, soit en tant qu’anciens colonisateurs, soit comme ex-colonisés [2].

Le fait colonial débute à l’ère moderne avec les grandes inventions et les grandes découvertes qui marquent la fin du Moyen Age. Christophe Colomb met pied en Amérique le 12 octobre 1492. C’est alors que l’Europe, et elle seule, va s’étendre, conquérir, dominer et coloniser. Les premiers à le faire seront les Espagnols et les Portugais. Le pape Alexandre VI, le 3 mai 1493, partagera « les mondes découverts et à découvrir » entre l’Espagne et le Portugal afin que « la foi catholique et la religion soient exaltées et partout amplifiées et répandues (...) et que les nations barbares soient subjuguées et réduites à la foi ».

La conquête de l’Amérique se traduit par la destruction des civilisations amérindiennes et par un génocide. Des débats opposent, dès cette époque, partisans et adversaires de la colonisation. Des théologiens se demandent s’il est juste de faire la guerre aux Indiens et de les soumettre en esclavage. Oui, disent les uns, parce que Dieu en a fait des êtres inférieurs, et parce qu’ils doivent expier leurs crimes, leur idolâtrie, leurs vices, leur barbarie. Non, répliquent les autres, parce que Dieu en a fait des êtres semblables à nous, avec les mêmes attributs et les mêmes droits.

Une controverse va opposer, en 1550, à Valladolid, devant une commission de lettrés, les tenants des deux thèses. Juan Ginés de Sepulveda estime que la domination coloniale est un devoir. Bartolomé de Las Casas soutient que c’est une ignominie. Las Casas l’emporte. Mais les « lois nouvelles » ne seront pas appliquées. Et Montaigne, favorable - comme Rabelais ou Ronsard - à une colonisation humaine, pourra dénoncer la fausse gloire des conquistadores en rappelant qu’avec « les foudres et tonnerres de leurs pièces et harquebouses on triomphe sans honneur de peuples nuds ».

Après l’Espagne et le Portugal, trois autres puissances maritimes, la France, l’Angleterre et les Pays-Bas, se lancent à la conquête de colonies, en Amérique du Nord, en Inde et dans les « îles aux epices » (actuelle Indonésie). Ils le font au nom de la théorie mercantiliste, qui pendant trois siècles sera la doctrine coloniale dominante. Le mercantilisme fait des colonies des dépendances économiques de la métropole, gérées le plus souvent par des Compagnies. Il s’agit de soumettre les possessions coloniales à trois contraintes : empêcher leur production de concurrencer celle de la métropole, écarter toute intervention d’un tiers entre la colonie et sa métropole, et enfin contraindre la colonie à ne commercer qu’avec la métropole.

Si les colonies de plantation s’adaptent au mercantilisme, en revanche les colonies de peuplement ont de plus en plus de mal à le faire. Au nom de la liberté du commerce, les libéraux encouragent la dissidence. Cela conduit, en 1776, à la révolte et l’indépendance des colons d’Amérique du Nord et, trente ans plus tard, à celle de l’Amérique du Sud. Ces colons sécessionnistes sont anticolonialistes dans la mesure où ils s’opposent à la dépendance économique exclusive avec la métropole, mais, pour la plupart, ils restent farouchement colonialistes à l’égard des Indiens et des Noirs, et partisans de l’esclavage. Ce qui explique le « paradoxe américain ». L’Amérique est le premier continent à s’être libéré du colonialisme, mais cette libération vis-à-vis de la métropole s’est traduite, paradoxalement, par un renforcement du pouvoir local des colons. C’est pourquoi, de tous les territoires décolonisés de la planète, l’Amérique est (avec l’Australie et la Nouvelle-Zelande) le seul ou les populations colonisées (les Indiens) demeurent exclues du pouvoir, discriminées, marginalisées. Ce sont les Etats-Unis et l’Argentine indépendants et décolonisés qui ont pratiquement exterminé leurs Indiens...

Une première ère coloniale s’achève. Les libéraux du début du XIXe siècle, comme Alexis de Tocqueville ou Domingo F. Sarmiento, ferment les yeux sur ces massacres tout en encourageant l’abandon des colonies. « Les vraies colonies d’un peuple commerçant – écrit par exemple Jean-Baptiste Say dans son Cours complet d’économie politique en 1803 – ce sont les peuples indépendants de toutes les parties du monde. Tout peuple commerçant doit désirer qu ’ils soient tous indépendants pour devenir plus industrieux et plus riches, car plus ils seront nombreux et productifs, plus ils présenteront d’occasions et de facilités pour les échanges. Les peuples deviennent alors pour nous des amis utiles et qui ne nous obligent pas de leur accorder des monopoles onéreux, ni d’entretenir à grands frais des administrations, une marine et des établissements militaires aux bornes du monde. Un temps viendra où on sera honteux de tant de sottise et où les colonies n ’auront plus d’autres défenseurs que ceux à qui elles offrent des places lucratives à donner et à recevoir, le tout aux dépens du peuple. »

Partisans et adversaires des colonies s’affrontent tout au long du XIXe siècle. La France, qui se lance à la conquête de l’Algérie dès 1830, n’échappe pas à ces polémiques. Certains y dénoncent les crimes. Par exemple, Victor Hugo, dans Choses vues écrit : « Le général Leflô me disait hier soir, 16 octobre 1852 : « Dans les prises d’assaut, dans les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d’autres soldats en bas recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d’oreille aux femmes et les oreilles avec, ils leur coupaient les doigts des pieds et des mains pour prendre leurs anneaux... » [3] » D’autres, au nom des idées du comte de Saint-Simon, estiment que la colonisation, conduite par les savants, les banquiers et les industriels, permettra d’étendre à tous et partout les bénéfices de la science, de la raison et du progrès...

Après 1870, le colonialisme se dote d’une nouvelle facette : la dimension impériale. Les puissances industrielles, enrichies par le progrès technique, repartent en conquête avec des moyens militaires décuplés par la révolution industrielle : « La politique coloniale dira Jules Ferry, est fille de la politique industrielle. » La puissance coloniale devient une composante majeure du prestige national. L’Afrique est alors mise en coupe réglée par les puissances coloniales traditionnelles, surtout la Grande-Bretagne et la France, auxquelles s’ajoutent de nouveaux venus : la Belgique, l’Allemagne et l’Italie. En Océanie et en Extrême-Orient, les Etats-Unis et le Japon conquièrent également un embryon d’empire colonial. Une adaptation des théories de Darwin sert de philosophie à ce nouvel expansionnisme : l’élimination des « peuples arriérés » serait en définitive bénéfique pour l’humanité tout entière : « Les races supérieures explique Jules Ferry, ont un droit vis-à-vis des races inférieures. »

Les socialistes, qui globalement dénoncent la colonisation, le font au milieu de grandes hésitations. Et les textes abondent, de Engels et même de Marx, à forts relents racistes, quand il s’agit de qualifier les populations colonisées. Il faudra attendre Lénine et sa critique de « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme » pour voir enfin le socialisme se doter d’une doctrine radicalement anticolonialiste. Sur cette base, et sur des revendications nationalistes, les révoltes et les guerres anticoloniales vont se multiplier tout au long du XXe siècle.

La seconde guerre mondiale qui ravage l’Europe affaiblit définitivement les puissances coloniales. Les années qui vont de 1945 à 1975 verront l’effondrement définitif du colonialisme, un système d’exploitation de tous les non-Européens fondé sur le racisme et qui aura finalement duré cinq longs siècles...

 

Source : Manière de Voir n°58 (juillet-août 2001)

 




[1Lire Michel Daubert, « Les musées coloniaux changent de vocation », Télérama, 18 avril 2001.

[2Cf. Bouda Etemad, « La colonisation, une bonne affaire ? », Alternatives économiques, mai 2001.

[3Cité par Delfeil de Ton in Le Nouvel Observateur, 9 juin 2001.



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