Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 470, 1er avril 2018

Corruption et sécurité nationale

mardi 24 avril 2018   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

Partout les gens expriment régulièrement des revendications et des récriminations concernant la corruption et la sécurité nationale. Il n’y a pratiquement aucun pays au monde où ce ne soit pas le cas. Si personne dans un pays – qu’il soit citoyen, résident ou visiteur de passage – n’exprime publiquement ce genre de préoccupations, c’est seulement parce que ceux qui sont au pouvoir répondent par une répression exceptionnellement dure.

Ce cas mis à part, ces questions sont au cœur de la politique et de la géopolitique dans tous les pays du monde. Les situations de pays particuliers font également l’objet de ces mêmes débats à l’extérieur de leurs frontières. Leurs citoyens en exil en parlent. Les mouvements sociaux dans d’autres pays en parlent. D’autres gouvernements en parlent.

Cependant, cette longue liste de personnes qui débattent publiquement de ces questions expriment des avis très différents lorsqu’il s’agit d’un pays particulier. Il nous faut regarder de plus près ce que disent les gens et la description qu’ils font de la réalité si nous voulons comprendre ce qui se passe et comment il conviendrait d’évaluer les revendications et les protestations.

La corruption est pratiquement inéluctable. En règle générale, plus un pays est riche, plus les sommes accumulées via la corruption sont élevées. Il n’y a pas de jour où nous n’apprenions par les gros titres de la presse que quelque très haut responsable politique ou quelque très haut dirigeant d’entreprise est accusé de corruption et poursuivi à ce titre, voire emprisonné. Nous apprenons la même chose concernant des personnes de statut social moins élevé. Mais il y a moins de chances que la presse parle d’elles.

Comment la corruption se pratique-t-elle ? La réponse est très simple. Il suffit de se situer à un endroit où l’argent passe d’une personne dans la chaîne à une autre. Il y a certainement des individus que leurs valeurs personnelles empêchent de jouer le jeu. Mais ils sont plus rares qu’on veut bien l’admettre publiquement.

Dans quel but dénonce-t-on des malfrats qui se rendent coupables de corruption ? Ca peut être par désir de changer de gouvernement. Les critiques publiques peuvent conduire à des manifestations de rue ou à d’autres formes organisées d’action contre le gouvernement. De telles actions peuvent réussir ou échouer, mais leur but reste celui-là.

En même temps, le gouvernement ou d’autres personnes occupant des positions dominantes peuvent accuser ceux qui manifestent contre le gouvernement d’être eux-mêmes corrompus et donc mal placés pour accuser de corruption ceux qui gouvernent.

Lorsqu’on examine comment les gouvernements parlent d’autres gouvernements, les accusations de corruption laissent principalement transparaître des intérêts géopolitiques. Là encore, en règle générale, un gouvernement n’accuse pas un autre gouvernement de corruption s’il s’agit d’un allié ou d’un gouvernement qu’on préfère voir rester en place. Mais un gouvernement peut en accuser un autre de corruption lorsqu’il le considère comme un ennemi ou du moins préfère le voir perdre le pouvoir. Ou encore un gouvernement peut s’abstenir d’accuser publiquement de corruption un autre gouvernement tout en faisant savoir en privé qu’une telle réserve est temporaire et qu’elle peut être remise en question en cas de changement de position de cet autre gouvernement.

Le thème de la sécurité nationale présente une gamme similaire de significations. Des gouvernements souhaitent restreindre, voire éliminer tout débat public sur la corruption ou des alliances géopolitiques en invoquant la sécurité nationale. C’est une méthode relativement efficace pour atteindre différents buts. Les gouvernements peuvent mettre en avant l’argument de la sécurité nationale sans avoir à prouver sa validité. Ils peuvent arguer que le simple fait d’en fournir la preuve conduirait à violer la sécurité nationale.

La manière de contrer un tel blocage du débat public est de recourir aux fuites d’information dues à des initiés qui espèrent que la presse va relayer la nouvelle selon laquelle la revendication de sécurité nationale n’est qu’une invention visant à réduire l’opposition au silence. Et de telles fuites (qu’on appelle aussi « alertes ») sont contrées par le gouvernement qui poursuit leurs auteurs en justice pour mise en danger de la sécurité nationale.

Il y a un thème qui est lié à la sécurité nationale, c’est celui de l’espionnage. L’espionnage aussi est universel. C’est toutefois une activité coûteuse et difficile. C’est pourquoi ces sont les gouvernements les plus riches qui s’y livrent à plus grande échelle et probablement avec plus de succès. Et les espions peuvent être punis plus sévèrement.

Le lecteur aura sans doute remarqué que je me suis abstenu de nommer un gouvernement en particulier dans ce commentaire. La raison en est que cet article ne traite pas de la situation politique ou géopolitique d’un pays particulier. L’argument essentiel que je développe est qu’il n’y a pratiquement que de fausses informations, des « fake news » selon l’expression aujourd’hui en vogue. Mais n’oublions pas qu’invoquer de fausses informations lorsqu’il s’agit d’accusations est aussi en soi une manière d’essayer d’interdire le débat public.

Sommes-nous alors totalement impuissants pour comprendre ce qui se passe dans les faits ? N’y a-t-il aucun moyen de discerner la réalité ? Bien sûr que non. Nous pouvons chacun nous engager dans le travail de détective qui nous permettrait de passer au crible l’utilisation de ces thèmes récurrents vis-à-vis d’une situation donnée de manière à faire une analyse relativement plausible.

Le problème c’est qu’être détective demande du travail, beaucoup de travail. Peu d’entre nous ont le goût, les moyens financiers ou le temps de faire ce travail. Nous le sous-traitons donc à d’autres : un ou plusieurs mouvements sociaux particuliers, un ou plusieurs journaux particuliers, un ou plusieurs individus particuliers, etc. Pour ce faire, nous devons avoir confiance dans le/s sous-traitant/s, et pouvoir renouveler celle-ci régulièrement. Un gros travail. Mais si nous ne faisons pas ce travail nous-mêmes ou ne nous reposons pas sur un ou plusieurs sous-traitants de premier ordre, nous sommes condamnés à être submergés par l’utilisation de ces thèmes récurrents. Nous sommes alors réduits à l’impuissance.

 

Traduction : Mireille Azzoug

Illustration : Maltz Evans / Flickr CC

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.





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