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Entretien avec l’économiste Pierre Salama

« Dans les pays avancés, le capitalisme tend à devenir plus sauvage et à ressembler aux économies émergentes latino-américaines »

jeudi 22 novembre 2012   |   Mémoire des luttes
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Entretien avec l’économiste Pierre Salama autour de son dernier ouvrage Les Économies émergentes latino-américaines : Entre cigales et fourmis, Armand Colin, Paris, 2012.

Mémoire des luttes (Mdl) : Dans votre ouvrage, vous vous intéressez particulièrement aux économies émergentes d’Argentine, du Brésil, du Chili, de la Colombie et du Mexique. De quelle manière sont-elles exposées aux activités de la finance internationale et à la crise systémique du capitalisme ?

Pierre Salama (PS) : La globalisation commerciale est plus importante qu’il y a une vingtaine d’années, sans pour autant être très élevée. En revanche, la globalisation financière, elle, s’est beaucoup développée dans la même période.

Désormais, les capitaux de toutes sortes voyagent relativement librement sur la planète. Ils entrent et sortent facilement de tout pays.

De ce fait, des canaux de transmission existent désormais entre les pays avancés - là où est née la crise internationale - et les pays latino-américains. Et ce, de manière bien plus significative qu’auparavant. La porte s’est ainsi ouverte pour favoriser les effets de contagion.
Avant la crise de 2008, les économistes mainstream considéraient que les économies latino-américaines étaient moins vulnérables que par le passé, justifiant leur argumentation par l’existence d’excédents de la balance commerciale (sauf au Mexique), une maîtrise de l’inflation, des déficits budgétaires relativement faibles, une dette extérieure en voie de réduction rapide, et des réserves internationales relativement importantes.

Pourtant, elles ont toutes subi la crise en 2009, le Mexique plus particulièrement (-6% de croissance), malgré une politique de dépenses publiques en expansion, une hausse du salaire minimum et des facilités de crédit dont les effets ont amorti les effets de la crise. La raison est simple : ces économistes n’ont pas considéré l’ensemble des variables avant de porter leur jugement. En ce sens, fort de leur volonté d’applaudir au libre-échangisme, ils n’ont pas pris en compte l’origine de l’augmentation des réserves et le degré d’internationalisation.

D’une part, ces réserves résultent pour l’essentiel d’entrées de capitaux extérieurs. Elles fondent donc lorsque ces derniers sortent. D’autre part, les filiales des entreprises multinationales ont subi les effets de recherche de liquidité de leur société mère et leur ont servi de « vache à lait ».

Les économies latino-américaines sont donc certes moins vulnérables que par le passé, mais elles sont beaucoup plus fragiles que par le passé aux à coups de la crise internationale.

 

Mdl : Comment caractériseriez-vous le profil des économies latino-américaines dans la mondialisation ?

PS : L’Argentine, le Chili, le Pérou, le Brésil, voire la Colombie renouent avec la primarisation de leurs économies. La forte hausse du cours des matières premières leur a permis d’avoir une balance commerciale positive, allégeant ainsi la contrainte externe et permettant une augmentation des réserves internationales et une réduction de leurs dettes externes.

Enfin, ces pays entretiennent avec la Chine des relations analogues à celles qu’ils ont eu au 19è siècle avec l’Angleterre et les pays dits avancés : aux uns les matières premières, aux autres l’exportation de produits industriels.

La manière dont le Mexique s’insère sur les marchés internationaux est différente des autres pays d’Amérique latine. Le Mexique, ainsi que de nombreux pays d’Amérique centrale, ne connaissent pas la primarisation de leur économie, faute de ressources naturelles, sauf légèrement dans le cas du Mexique où le pétrole exporté correspond à 15% de la valeur de ses exportations.

Ces pays se sont spécialisés dans l’exportation de produits assemblés (dans les fameuses maquiladoras) et dans « celle » de leur main d’œuvre qui, au prix de multiples périls, cherche à émigrer aux Etats-Unis.
La première spécialisation a peu d’effet sur l’activité économique d’ensemble car sans politique industrielle, la valeur ajoutée produite est très faible. La seconde rapporte en revanche beaucoup de devises (24 milliards de dollars rien que pour le Mexique).

Au final, à la différence des pays du bloc exportateur de matières premières et minières, la balance commerciale du Mexique et des pays d’Amérique centrale est négative. C’est surtout grâce aux transferts d’argent (remesas) de leurs travailleurs immigrés que leur contrainte externe est surmontée.

Les exportations concentrées sur un pays - les Etats- Unis - et les remesas provenant de ce même pays amènent les économies mexicaine et d’Amérique centrale à être particulièrement vulnérables à la conjoncture de ce dernier : le Mexique est, parmi les grands pays latino-américains, celui qui a le plus souffert de la crise américaine en 2009, non seulement à cause de la contagion financière, mais aussi en raison de la chute de ses exportations et des remesas.

 

Mdl : L’Amérique latine sert-elle les intérêts de l’Asie ?

PS : A priori, en fournissant à l’Asie des matières premières stratégiques pour le maintien de sa forte croissance, la réponse à cette question pourrait être positive.

La Chine achète des matières premières, le plus souvent brutes, et elle exporte des produits manufacturés. Ces exportations participent à la désindustrialisation des pays latino-américains (à l’exception de l’Argentine jusque 2009). Industrialisation d’un côté, désindustrialisation de l’autre, y compris au Mexique où l’industrie tournée vers le marché intérieur subit les effets de la concurrence à bas prix des produits chinois.

A cette asymétrie dans les relations internationales, s’ajoute une seconde asymétrie. La Chine pèse énormément dans les échanges de la plupart des pays latino-américains (elle est devenue le premier client du Brésil) alors que l’Amérique latine pèse peu dans ceux de la Chine…

Ce rapport de forces en faveur de la Chine laisse peu de possibilité pour mener une politique un tant soit peu protectionniste vis-à-vis d’elle. Et ce, pour des pays qui voudraient protéger, voire développer leur industrie. La Chine a un rapport « sous-impérialiste » avec les pays latino-américains, un peu moins brutal qu’avec les économies africaines, mais réel.

 

Mdl : Quel regard portez-vous sur les politiques de lutte contre la pauvreté et les inégalités menées par les gouvernements latino-américains ? Y-a-t-il des différences structurelles entre ces politiques ?

PS : La pauvreté absolue a baissé ces dix dernières années. Il reste que tant le niveau de la pauvreté que sa profondeur [1] restent à des niveaux extrêmement élevés.

Comment peut-on expliquer cette réduction ? La première explication qui vient à l’esprit, celle dont on parle le plus, est qu’elle résulterait des politiques de transferts conditionnés mises en place par les gouvernements (bolsa familia au Brésil, opportunidad au Mexique, assignation universelle pour les enfants en Argentine).

Ces politiques accroissent la légitimité des gouvernements et leur donnent une teinture progressiste. Leur fonction politique est donc indéniable. Pourtant, ce ne sont pas ces politiques qui expliquent l’essentiel de la réduction du niveau de la pauvreté. Elles parviennent à diminuer la profondeur de la pauvreté et, comme ces transferts sont conditionnés au suivi scolaire, elles favoriseront la mobilité sociale. Elles coûtent très peu en pourcentage du PIB, autour de 1%, bien moins que le coût de la dette publique interne.

Mais la baisse de la pauvreté s’explique avant tout par une reprise de la croissance à partir de 2003-2004 et surtout par une réduction des inégalités de revenus. Celle-ci est en grande partie la conséquence des décisions consistant à augmenter fortement le salaire minimum et tous les revenus qui lui sont indexés comme les retraites, avec ou sans cotisation. Ces décisions ont un caractère progressiste indéniable.

Mais une réduction de la pauvreté absolue plus conséquente, voire son élimination, passe par une réforme fiscale radicale. Au jour d’aujourd’hui, le système fiscal est profondément régressif. Une fois les impôts payés et les transferts effectués, les inégalités de revenus baissent marginalement contrairement à ce qu’on peut observer dans les pays européens. La capacité d’imposer un système fiscal progressif serait un bon indicateur du caractère réellement progressiste des gouvernements.

 

Mdl : Dans votre ouvrage, vous affirmez que « dans les pays avancés, la précarisation de l’emploi, l’essor du travail partiel, la dérégulation du marché du travail, la réduction de la protection sociale dans nombre de pays sont la déclinaison, décalée dans le temps, de l’informalité du marché du travail dans les pays dits en voie de développement et dans les économies émergentes ». Et que, « d’une certaine manière, l’informalité préfigure la désaffiliation dans les pays avancés ». Que cela signifie-t-il ?

PS : Analyser les pays de manière comparative est riche d’enseignements, plus particulièrement s’agissant des pays émergents latino-américains et des pays avancés. L’essor des rapports marchands et capitalistes s’est fait dans un espace temps plus dense dans les premiers que dans les seconds.

De cette situation historique résulte que le capitalisme s’est développé de manière plus « sauvage » en Amérique latine. Il n’est pas parvenu pas à établir des rapports de production complets et s’est articulé, de ce fait, avec les anciens rapports de production. Ceci explique l’importance des emplois informels, modèle « parfait » de la précarité et de la flexibilité du travail.

Avec la crise des années 1980 et la libéralisation imposée de manière plus ou moins brutale dans les années 1990, les emplois formels se sont informalisés en grande partie. C’est ce côté « sauvage » du développement capitaliste qui produit ces traits singuliers dans le sous-continent latino-américain.

Dans les pays avancés, avec la montée du libéralisme dans les années 1990-2000 et la crise de 2008, le capitalisme tend à devenir plus « sauvage » et à ressembler aux économies émergentes latino-américaines dans leur gestion de la force de travail. Celles-ci sont en quelque sorte une caricature permettant de voir, parce qu’écrit en continu, ce qui se passe en pointillé dans les pays avancés. En ce sens l’informalité et l’informalisation des emplois formels préfigurent la précarité et la désaffiliation observées dans les pays avancés.

Propos recueillis par Christophe Ventura




[1La profondeur de la pauvreté, dite souvent « brèche » ou encore « sévérité » de la pauvreté, calcule l’éloignement moyen de la ligne de pauvreté.



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