Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 449, 15 mai 2017

Gauche Globale contre Droite Globale : de 1945 à nos jours

lundi 10 juillet 2017   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

La période qui s’étend de 1945 aux années 1970 se caractérise à la fois par une très forte accumulation du capital partout dans le monde et par l’hégémonie géopolitique des Etats-Unis. Durant ces années, la géoculture a été marquée par l’apogée du libéralisme centriste en tant qu’idéologie dirigeante. Jamais, semble-t-il, le capitalisme n’avait fonctionné aussi bien. Cela n’allait pas durer.

Le niveau élevé d’accumulation du capital, qui favorisait particulièrement les institutions et la population des Etats-Unis, atteignit les limites de sa capacité à garantir le nécessaire quasi-monopole des entreprises productives. L’absence de quasi-monopole amorça une stagnation généralisée de l’accumulation du capital, obligeant les capitalistes à se tourner vers d’autres moyens pour maintenir leur revenu. Ils choisirent principalement de délocaliser les activités productives vers des régions à moindres coûts de production et d’engager des opérations de transfert spéculatif du capital existant, dites de financiarisation.

En 1945, le quasi-monopole géopolitique des Etats-Unis n’avait pour seule concurrence que la puissance militaire de l’Union soviétique. Pour assurer la pérennité de ce quasi-monopole, les Etats-Unis durent passer avec les Soviétiques un pacte tacite mais effectif, connu sous le nom de « Yalta ». Ce pacte consacrait la division du pouvoir mondial dans une proportion des deux tiers pour les Etats-Unis et d’un tiers pour l’Union soviétique. Les deux puissances convenaient mutuellement de respecter ces lignes de partage et de ne pas s’immiscer dans le fonctionnement de l’économie au sein de leurs sphères respectives. Elles engageaient aussi une « guerre froide », ayant pour fonction non pas de terrasser la puissance adverse (du moins à échéance prévisible), mais de s’assurer la loyauté inconditionnelle de leurs satellites respectifs. Mais ce quasi-monopole allait lui aussi prendre fin, succombant à la contestation croissante de sa légitimité par les perdants du statu quo.

Par ailleurs, cette période fut également marquée par l’accession au pouvoir dans différentes régions du système-monde des mouvements antisystémiques traditionnels de la « vieille gauche » – communistes, sociaux-démocrates, mouvements de libération nationale –, ce qui paraissait hautement improbable jusqu’en 1945. Dès lors, un tiers de la planète était gouverné par des partis communistes. Un autre tiers, correspondant à la zone paneuropéenne (Amérique du Nord, Europe occidentale et Australasie), par des partis sociaux-démocrates (ou assimilés). Dans cette partie du monde, le pouvoir alternait entre des partis sociaux-démocrates adeptes de l’Etat-providence et des partis conservateurs qui acceptaient eux aussi ce modèle en s’efforçant seulement d’en réduire l’ampleur.

Enfin, dans la région dite du Tiers-Monde, les mouvements de libération nationale furent amenés au pouvoir par la conquête des indépendances dans la plus grande partie de l’Asie, de l’Afrique et de la Caraïbe, et par l’avènement de régimes populaires dans l’Amérique latine déjà indépendante.

Eu égard au poids des puissances dominantes – notamment des Etats-Unis – on pourrait trouver incongru que des mouvements antisystémiques se soient hissés au pouvoir au cours de cette période. Il n’en est rien : soucieux de contrer l’impact révolutionnaire des mouvements anticolonialistes et anti-impérialistes, les Etats-Unis poussaient à des concessions, espérant ainsi porter au pouvoir des forces « modérées » qui seraient disposées à respecter les normes admises des relations interétatiques. Leur calcul allait s’avérer juste.

Le moment charnière fut la révolution-monde de 1968, dont la spectaculaire quoique éphémère flambée des années 1966-1970 eut deux effets majeurs. Le premier fut de mettre un terme à la très longue domination du libéralisme centriste (1848-1968) en tant que seule idéologie légitime de la géoculture. Le radicalisme de gauche et le conservatisme de droite recouvrèrent ainsi leur autonomie, ramenant le libéralisme centriste au simple rang de l’une des trois idéologies rivales en présence.

La seconde conséquence de 68 fut le défi lancé à la vieille gauche, partout dans le monde, par des mouvements qui l’accusaient de n’avoir rien d’antisystémique. D’après eux, son arrivée au pouvoir n’avait apporté aucun changement significatif. Les forces incarnant la vieille gauche, désormais considérées comme constitutives du système, devaient être écartées au profit de mouvements authentiquement antisystémiques.

Que se passa-t-il alors ? Dans un premier temps, c’est une droite à l’assurance toute neuve qui sembla gagner la partie. Le président américain Reagan et la première ministre britannique Thatcher proclamèrent tous deux la fin du « développementalisme » naguère dominant et l’avènement d’un système productif orienté vers le marché mondial. There is no alternative (« Il n’y a pas d’autre choix »), disaient-ils, slogan resté dans les mémoires sous l’acronyme TINA. Face au déclin des recettes publiques un peu partout dans le monde, la plupart des Etats sollicitaient des prêts, qu’ils ne pouvaient obtenir qu’en se pliant aux nouveaux canons du « TINA ». On exigeait d’eux qu’ils réduisent drastiquement le périmètre de l’Etat et suppriment le protectionnisme, tout en stoppant les dépenses sociales et en acceptant la primauté du marché. Cela s’appelait le « consensus de Washington ». Tous les gouvernements ou presque se soumirent à cette réorientation majeure.

Ceux qui s’y refusèrent furent écartés du pouvoir, avec en point d’orgue l’effondrement spectaculaire de l’Union soviétique. Après quelque temps aux affaires, ceux qui s’étaient montrés dociles constatèrent que l’augmentation promise du revenu réel n’était au rendez-vous ni pour les Etats ni pour la majorité des salariés. En revanche, les effets des politiques d’austérité qu’on leur imposait se faisaient durement ressentir. Il y eut une réaction au TINA, marquée par le soulèvement zapatiste de 1994, les manifestations victorieuses de 1999 contre le projet de la conférence de Seattle d’instaurer des garanties obligatoires en matière de propriété intellectuelle, et la création du Forum social mondial à Porto Alegre, en 2001, en réplique au Forum économique mondial, pilier historique du TINA.

Face à une Gauche Globale revigorée, les forces conservatrices devaient trouver un second souffle. Oubliant leur focalisation exclusive sur l’économie de marché, elles décidèrent de mettre en avant leur identité socioculturelle alternative. Dans un premier temps, elles cultivèrent avec ardeur des thèmes tels que la lutte contre l’avortement et l’impératif d’une hétérosexualité exclusive. Ces sujets leur permirent d’attirer des sympathisants dans le champ de la politique active. Après quoi elles prirent un tournant xénophobe et anti-immigration, adhérant à un protectionnisme expressément rejeté jusqu’alors par le conservatisme économique.

Cependant, prenant exemple sur la nouvelle tactique politique de la droite, les partisans de droits sociaux élargis pour tous et du « multiculturalisme » allaient obtenir la reconnaissance d’avancées socioculturelles significatives au cours des dix années suivantes. Les droits des femmes, les premiers droits homosexuels puis le mariage gay, les droits des peuples autochtones reçurent tous une large acceptation sociale.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Les conservateurs économiques l’ont d’abord emporté puis ont cédé du terrain. Leurs successeurs, les conservateurs socioculturels, se sont à leur tour imposés avant de refluer. Et pourtant, la Gauche Globale semble à la peine. Cela vient de ce qu’elle se refuse toujours à admettre que le combat entre la Gauche Globale et la Droite Globale est une lutte de classes, et qu’il faut le dire clairement.

Dans la crise structurelle que traverse actuellement le système-monde moderne – crise qui commence dans les années 1970 et devrait se prolonger sur les vingt à quarante prochaines années –, l’enjeu n’est pas la fin du capitalisme mais le choix du système qui lui succédera. Si la g Gauche Globale veut gagner ce combat, elle doit allier solidement les forces anti-austérité aux forces multiculturelles. Ce n’est qu’en reconnaissant qu’ensemble elles représentent les 80 % les moins favorisés de la population mondiale qu’on leur donnera une chance de victoire. Ces forces doivent lutter contre le 1 % le plus favorisé tout en essayant de rallier à elles les 19 % restants. C’est précisément ce en quoi consiste une lutte de classes.

 

Traduction : Christophe Rendu

Note du traducteur : La traduction et la graphie « Gauche Globale » et « Droite Globale » pour traduire les expressions Global Left et Global Right répondent au vœu de l’auteur. Ces concepts sont présentés dans Immanuel Wallerstein, La Gauche Globale, hier, aujourd’hui, demain, Editions de la Fondation de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2017.

Illustration : Poppy

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.

 





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