La social-démocratie dans tous ses états

« La social-démocratie dans tous ses états » – Septembre 2015

Gauche au Royaume-Uni : un réveil partisan et intellectuel ?

samedi 19 septembre 2015   |   Fabien Escalona
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L’élection de Jeremy Corbyn à la tête du Labour Party (le Parti travailliste du Royaume-Uni) est un événement majeur pour la vie politique britannique et l’ensemble des gauches européennes. Dans le cadre d’une primaire ouverte différant des précédents modes de sélection, comme nous l’expliquions sur Slate au mois d’août, le candidat le plus à gauche pour le leadership travailliste est sorti largement vainqueur dès le premier tour de scrutin. Ce succès coïncide avec un retour des réflexions et des productions théoriques sur ce que devrait être une gauche de transformation adaptée à la société contemporaine. De nouvelles revues et des think tanks progressistes reprennent ainsi le fil tissé dès les années 1970-80 par des intellectuels britanniques de renom, dont les travaux ont été détournés par les néo-travaillistes sous les gouvernements Tony Blair et Gordon Brown.

La revanche de la gauche travailliste

Soulignons d’abord que le caractère massif de la victoire de Corbyn est indéniable (voir les résultats détaillés sur le site de la BBC). Il a non seulement réuni 59% des voix parmi les 423 000 votants (sur 554 000 inscrits), mais est arrivé nettement en tête des trois catégories qui composaient un collège électoral inédit. Parmi les membres du Labour et les syndiqués affiliés, ses scores ont respectivement approché 50 % et 58%. Chez les sympathisants ayant accepté de cotiser 3 livres pour participer au scrutin, Corbyn a réalisé un véritable raz-de-marée en obtenant le soutien de 84% d’entre eux. L’écart le plus faible avec le premier de ses trois concurrents, Andy Burnham, s’élève tout de même à 22 points.

Cette victoire s’inscrit dans deux tendances de fond du paysage britannique depuis 2010. D’une part, l’existence de mouvements anti-austérité n’ayant jusqu’ici pas trouvé de débouché politique. Encore au mois de juin dernier, des dizaines de milliers de personnes défilaient dans les rues des grandes villes pour protester contre les coupes budgétaires des conservateurs. Dès le début de leur précédent mandat, des mobilisations d’ampleur avaient eu lieu sur le problème de la dette étudiante. Tout comme les gauches radicales espagnole ou grecque ont trouvé leur moteur dans une jeunesse instruite mais inquiète de la précarité, Corbyn a ainsi bénéficié du soutien de jeunes citoyens peu préoccupés des querelles entre « Old » et « New » Labour, mais effarés des inégalités et des reculs de l’Etat social. Comme au Sud de l’Europe, ces soutiens partagent la vision critique d’une classe politique disposant de privilèges propres et n’offrant que des politiques peu différenciées. Ils ont trouvé en Corbyn un député épargné par les scandales des notes de frais et ayant défendu avec constance des idées claires et radicales, au prix d’une marginalisation durable dans le groupe parlementaire et l’appareil du Labour.

D’autre part, le triomphe du représentant de l’aile gauche témoigne du déclin accéléré de l’emprise néo-travailliste sur la base militante et sympathisante du Labour. Les réactions de panique de Tony Blair et de ses amis en sont le symptôme, comme en témoigne cette tribune désespérée dans laquelle l’ancien premier ministre renvoyait Corbyn à une « réalité parallèle [digne d’] Alice au pays des merveilles  », et où il associait le député de Londres à Donald Trump et Marine Le Pen. Déjà en 2010, la victoire interne d’Ed Miliband consacrait un responsable critique de la « troisième voie » telle qu’elle s’était traduite sous les gouvernements Blair-Brown, après avoir fourni une base intellectuelle à l’évolution sociale-libérale du centre-gauche européen. Cela dit, Ed Miliband avait dû sa victoire au soutien des syndicats (qui comptaient alors pour un tiers de voix) mais était resté minoritaire auprès des membres individuels du parti. Ceux-ci lui avaient préféré son frère David, plus à droite de l’échiquier travailliste. Durant son mandat à la tête du Labour, la gauche du parti ne sortit guère du purgatoire dans lequel elle avait été rejetée depuis la fin des années 1980. Quant au renouveau idéologique, il s’avéra confus et modeste (lire ici et nos chroniques sur la campagne travailliste aux élections générales de 2015). Cette fois-ci, non seulement les trois candidats de l’establishment travailliste ont été nettement distancés, mais la candidate la plus associée au camp blairiste (Liz Kendall) n’a pas dépassé les 5%.

Ceci n’est pas un retour aux années 1980

Après avoir constitué un laboratoire privilégié de la dilution des marqueurs sociaux-démocrates, le Labour semble les réhabiliter plus fortement que jamais avec Corbyn. Tel le boomerang de la chanson de Gainsbourg, la gauche y revient depuis les jours passés. Est-ce pour autant une réplique de 1979-83, qui vit le parti subir un de ses plus grands désastres électoraux, avec un des programmes les plus à gauche de son histoire ? Non, pour plusieurs raisons.

Pour commencer, alors que la gauche détenait à l’époque un poids important dans l’appareil, Corbyn est aujourd’hui cerné par un groupe parlementaire et une bureaucratie dominés par les néo-travaillistes. Comme l’ont souligné de nombreux observateurs, cela constitue l’un de ses premiers défis. Ajoutons que cette phase critique avait été marquée par la scission d’une partie de l’aile droite, qui s’était ensuite alliée avec les libéraux. Or, peu d’incitations poussent l’aile droite contemporaine au départ. Non seulement sa position dans le parti est encore enviable, mais le précédent des années 1980 n’est guère enthousiasmant pour les plus désireux d’une grande carrière politique, que n’ont pas vraiment connue les dissidents de l’époque. Quant aux libéraux-démocrates, ils viennent de connaître un plongeon électoral qui n’en fait pas des partenaires attractifs. S’ils avaient certes connu un recul les ayant ramenés sous la barre des 14% en 1979, ils sont cette fois-ci brutalement passés de 23% à 7,8% des suffrages. En revanche, la scène politique s’est complexifiée à la gauche du Labour, avec l’émergence des Verts et surtout de partis nationalistes assumant un discours anti-austérité, dont évidemment le Parti national écossais, qui a raflé la quasi-totalité des circonscriptions au nord du mur d’Hadrien.

Last but not least, l’économie et la société britannique ont été reconfigurées par trois décennies de politiques néolibérales, si bien qu’à court ou moyen terme, les objectifs de Corbyn peuvent davantage être décrits comme une reconquête de l’Etat social que comme une offensive socialiste. Son programme est d’ailleurs soutenu ou regardé avec sympathie par des économistes modérés. Orienter la création monétaire vers des investissements publics, nationaliser un monopole naturel ou augmenter les taux marginaux d’impôt sur le revenu ne suffit pas à initier une révolution bolivarienne dans le pays de la City. La nature et le poids démographique des diverses fractions du salariat ont bien sûr évolué. Même si Corbyn peut renouer des liens forts avec les organisations traditionnelles du monde du travail, il faut d’ailleurs noter que les syndiqués affiliés au Labour n’ont jamais été aussi peu nombreux à participer au scrutin (sans compter qu’une menace législative [1] plane sur le financement du parti par des organisations syndicales). En bref, le programme anti-crise et ses destinataires ne pourront pas être les mêmes qu’il y a trente ans.

Repenser les « temps nouveaux » en dehors du blairisme

Pour autant, toute une frange de la gauche britannique intellectuelle, notamment active au sein du réseau « Compass » [2], renoue avec les intuitions précoces d’une mouvance appelée « New Times ». Rassemblant un certain nombre de chercheurs et de militants (dont l’historien Eric Hobsbawm, le père des cultural studies Stuart Hall, ou des communistes hétérodoxes comme Martin Jacques), elle affirmait que la domination du thatchérisme s’inscrivait dans un tournant historique majeur. Au risque de la fascination devant les mutations du capitalisme et de la surestimation de l’hégémonie conservatrice, ce groupe d’intellectuels percevait bien que l’ère des grands bataillons militants disciplinés était achevée, aussi bien que celle des compromis travail/capital noués sur la base d’une accumulation fordiste. Les processus de production, autant que les constructions identitaires, prendraient désormais un tour plus flexible et fragmenté.

De façon plus ou moins consciente, les protagonistes de « New Times » ont préparé le terrain à ceux du New Labour. Les seconds se sont en effet servis de leurs thèses pour légitimer la transformation marchande et individualisante de l’Etat social, ainsi qu’une adhésion a-critique à la mondialisation productive et financière. Ils ont aussi reformulé la problématique des « temps nouveaux » pour l’intégrer à une eschatologie du changement, dont ils seraient à la fois les interprètes et les guides naturels, sous le vernis du pragmatisme. Les néo-travaillistes, tout en introduisant des réformes de société et constitutionnelles bienvenues, ont par ailleurs échoué à porter jusqu’au bout les revendications démocratiques du groupe de pression « Charte 88 ». A la même époque que les prophètes de l’ère postfordiste, ce mouvement en appelait à l’abandon des archaïsmes de l’Etat britannique (absence de constitution écrite, chambre haute semi-aristocratique, mode de scrutin non-proportionnel, faiblesse des pouvoirs locaux).

En somme, suite à l’écrasement interne de la gauche socialiste du Labour, les « modernisateurs », autour de Blair et Brown, se sont approprié des analyses et des revendications démocratiques, que certains défenseurs tentent aujourd’hui de dégager de l’expérience néo-travailliste. A la tête de « Compass », Neil Lawson décrit les sociaux-démocrates contemporains comme des « surfeurs sans vagues », dépourvus de l’environnement qui avait fait leur succès dans les temps fordistes et enfermés dans une gestion technocratique depuis les casemates de la classe politique. Selon lui, ils doivent porter un idéal d’autonomie et de réappropriation démocratique des cadres de vie, et devenir les facilitateurs d’initiatives et collaborations citoyennes nouées à la base. Dans une lettre ouverte au nouveau dirigeant du Labour, « Compass » appelle ainsi à exploiter les potentialités de la « société en réseau » pour définir une alternative à un capitalisme d’autant plus prédateur que sa reproduction est délicate.

Beaucoup de soutiens de Corbyn considèrent d’ailleurs qu’il ne pourra pas résister aux attaques des tabloïds et de sa droite interne s’il ne fait pas vivre le mouvement qui l’a porté à la tête du Labour, notamment en transformant les sections locales en véritables centres d’activisme social et d’éducation populaire. De ce point de vue, le nouveau dirigeant n’est peut-être pas si mal placé qu’il en a l’air. Le courant dont il vient, animé dans les années 1970-80 par Tony Benn, ne ressemblait pas à la gauche travailliste « traditionnelle » de l’après-guerre, qui s’était révélée très peu contestatrice de l’atlantisme, de la prédominance du groupe parlementaire et des bureaucraties syndicales. C’est au contraire l’impératif de démocratisation de l’appareil partisan, de l’Etat et des rapports sociaux en général qui constituait le cri de ralliement de la faction bennite. Bien sûr, d’autres dimensions du message de Corbyn trahissent une identité politique qui n’est pas complètement adaptée aux défis contemporains, comme un productivisme persistant dans son approche de l’écologie. Il peut cependant puiser dans cet engagement ancien pour un « autogouvernement politique et social ». Il y a là de quoi faire vivre l’insurrection civique que sa victoire a traduite.

La phase critique ouverte depuis 2008 pour l’économie-monde continue d’aiguiser les contradictions au sein des gauches alternatives mais aussi de la « vieille » famille sociale-démocrate, laquelle ne se réduit pas à ses élites dirigeantes. L’élection de Corbyn s’inscrit dans ce mouvement de fond en Europe. Elle traduit aussi un certain réveil de la gauche britannique, dont les innovations doctrinales et militantes se situaient jusqu’à présent aux marges du parti travailliste. Ce n’est qu’en bâtissant un front avec cette société mobilisée et d’autres parti anti-austérité que Corbyn pourra élargir le soutien qu’il a reçu et échapper aux procès en archaïsme qui lui seront intentés.




[1Un projet de loi des conservateurs vise, en plus de la limitation du droit de grève, à réduire la part des cotisations que les syndicats versent au Labour. Cette dernière représente plus de la moitié de son budget. Alors que jusqu’à présent, les membres des syndicats pouvaient refuser que leur cotisation contribue à ce budget, ils devraient maintenant, avec une telle loi, demander activement à ce qu’elle participe au financement du Parti travailliste.

[2Compass est un centre de réflexion qui se veut aussi un outil de mobilisation politique, pour une société plus « égalitaire, démocratique et soutenable ». Fondé en 2003 dans l'optique de transformer le Labour depuis l'intérieur, cette organisation s'adresse aujourd'hui à toute la gauche britannique, en permettant notamment la double appartenance à Compass et à d'autres partis progressistes. Voir leur site : http://www.compassonline.org.uk/about/.



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