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« Grand débat », grosses malhonnêtetés

mardi 9 avril 2019   |   Philippe Arnaud
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Le mardi 9 avril, au journal télévisé de 13 heures de France 2, le deuxième sujet présenté était la restitution du « Grand débat ». Ce qui ressortait de ce « débat » était que les Français estimaient quasi unanimement qu’il y avait trop d’impôts. Pour les baisser, les solutions étaient nombreuses et parfois contradictoires, mais ce qui revenait le plus, c’est qu’il fallait baisser les dépenses de l’État, et plus particulièrement celles liées à la défense et aux aides au logement, détaillait le journaliste Jean-Baptiste Marteau, depuis le Grand Palais à Paris.
Le journal poursuivait ainsi : Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) et l’ISF, revendications-phares des « gilets jaunes », sont très minoritaires dans les contributions, selon les garants du grand débat. « Notre pays a atteint aujourd’hui une sorte de tolérance fiscale zéro [...] les débats nous indiquent clairement la direction à prendre : nous devons baisser et baisser plus vite les impôts », a indiqué le premier ministre Édouard Philippe.

Remarque liminaire. L’ensemble de la présentation de ce sujet, d’un bout à l’autre, empeste l’idéologie de droite, la manipulation et la mauvaise foi, comme je vais le détailler ci-après.

Remarque 1. Tout est fait, dans ce reportage, pour présenter l’impôt comme le voient la droite et le patronat, à savoir une sorte d’indemnité de guerre, versée à un État ennemi vainqueur, dont les habitants s’appelleraient fonctionnaires (comme la France qui, après 1871, dut verser à l’Allemagne victorieuse une somme de 5 milliards de francs-or). Cependant, ce n’est pas du tout ainsi que fut pensé l’impôt lors de la Révolution de 1789 qui éclata, il faut le rappeler, parce que les classes privilégiées, les plus riches, refusaient de participer au financement des affaires communes.

Remarque 2. Le budget de l’État, contrairement à ce que prétendent les idéologues ultralibéraux, n’est pas assimilable au budget des ménages, où l’on détermine les dépenses en fonction des recettes. Pour l’entité politique qu’est l’État, c’est l’inverse : l’État estime d’abord ses dépenses (donc ce qui relève de ses prérogatives) et y ajuste ensuite ses recettes (que sont les impôts). Au départ, sous l’Ancien Régime, l’impôt servait essentiellement à financer l’armée du roi. Puis, au XIXe siècle, et surtout au XXe siècle, l’impôt s’est élargi au financement de l’école, puis des infrastructures et au soutien de la politique économique, et enfin, au XXe siècle, à la redistribution sociale vers les classes moyennes et défavorisées, qui représente le plus gros des dépenses.

Remarque 3. C’est à cette aune qu’il faut comprendre les criailleries des riches et du Medef contre l’impôt. Car ce n’est pas, au premier chef, le fait du prélèvement lui-même qui horripile les riches et les entreprises, c’est la destination, c’est l’usage de cet impôt. Car M. Dassault n’est pas gêné lorsque le ministre de la défense lui achète ses avions en or massif. Car M. Bernard Arnault, n’est pas gêné lorsque, sur les 790 millions d’euros qu’il a payés pour son musée (la Fondation Vuitton) il a pu en déduire 518 millions de ses impôts. Ce qui signifie que cette Fondation ultra-luxueuse a été payée, entre autres, par des pauvres vivant dans des banlieues pauvres ou des départements pauvres comme la Creuse, et qui n’y mettront sans doute jamais les pieds.
Cet usage de l’impôt, les riches n’y sont pas opposés. Ce qu’ils expriment, dans leurs diatribes (et ce qu’expriment les Dominique Seux et autres François Lenglet), ce sont des pensées autrement sordides : « Je ne veux pas payer pour soigner les pauvres. Je ne veux pas payer pour envoyer les enfants d’ouvriers à l’université. Je ne veux pas payer pour que les ouvriers ne consacrent pas toute leur paye au loyer... ».

Remarque 4. Lorsque Édouard Philippe dit que les Français ont une tolérance fiscale zéro, il instrumentalise malhonnêtement la révolte des « gilets jaunes », et, ce faisant, il est malhonnête de deux façons. D’abord parce que les « gilets jaunes » n’ont contesté ni le principe de l’impôt ni son poids global sur le produit intérieur brut (PIB). Ils en ont contesté la répartition injuste qui, du fait des cadeaux accordés aux riches par la suppression de l’ISF et aux entreprises par le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), a obligé à compenser le déficit du budget en alourdissant la taxe sur les produits pétroliers. Comme tous les impôts indirects, cette taxe pesait d’abord sur ceux qui n’étaient pas mobiles, c’est-à-dire sur les classes moyennes et populaires. Les impôts indirects, il faut le rappeler, sont ceux qui rapportent le plus au budget général. 

Remarque 5. L’autre malhonnêteté d’Édouard Philippe consiste à présenter la baisse des impôts sans en présenter l’inéluctable contrepartie : la diminution drastique des services publics et des transferts sociaux au bénéfice des plus défavorisés. Édouard Philippe omet de dire : vous aurez moins d’écoles dans les campagnes, moins d’hôpitaux, moins d’aides au logement, moins d’entretien des routes, des ponts et des canalisations d’eau potable. Vous aurez moins de remboursements de soins, moins de retraites. Vous aurez moins de subventions pour les collectivités locales, etc.
Tout se passe comme si cette fronde anti-fiscale venait à point nommé pour justifier des coupes à la tronçonneuse dans les effectifs des fonctionnaires. D’ailleurs, dans la suite du journal télévisé, un des « gilets jaunes » n’a pas été dupe. Il a déclaré : Nous ne voulons pas moins de services publics, nous voulons plus de justice fiscale.

Remarque 6. La synthèse des remontées du « Grand débat » ferait apparaître que la demande du rétablissement de l’ISF serait fort peu fréquente. Cette estimation coïncide si bien avec l’idéologie du gouvernement, avec les intérêts des classes sociales qu’il représente qu’il vient des soupçons sur son authenticité. En effet, que peut rêver de mieux Emmanuel Macron ? Les Français, « largement » consultés à travers le « Grand débat », se sont prononcés presque unanimement contre le rétablissement de l’ISF : quoi de plus démocratique ?

Remarque 7. L’autre malhonnêteté du gouvernement a été de glisser subrepticement des revendications des « gilets jaunes » aux souhaits formulés dans le « Grand débat » et de laisser croire que les deux convergeraient ! Comme si les deux publics étaient les mêmes ! Alors qu’on sait fort bien qu’une large partie de ceux qui ont participé à ce fameux « Grand débat » étaient justement des électeurs d’Emmanuel Macron et de LREM, et justement pas des « gilets jaunes ». On a l’impression d’avoir face à soi un joueur de bonneteau qui, parmi plusieurs gobelets, en met un sur un dé, les manipule tous... et escamote le dé à l’endroit où on avait cru le voir disparaître !

Remarque 8. Il s’agit d’une remarque de vocabulaire. Édouard Philippe a dit que les Français avaient une « tolérance fiscale zéro ». Cette expression de « tolérance zéro » n’est pas anodine : elle appartient au registre idéologique de la droite lorsqu’elle enfourche un de ses chevaux de bataille préférés : celui de l’insécurité, celui des « incivilités ». A l’école envers les enseignants, dans l’entreprise à l’égard des cadres ou des patrons, en prison contre les « matons », etc. En parlant de « tolérance fiscale zéro », le premier ministre ravale la perception de l’impôt, ses clés de répartition et jusqu’à son principe, au même rang que la délinquance. L’impôt, dans sa bouche, au travers de cette expression indue, est devenu illicite, voire illégitime...

 

Illustration : capture d’écran / Dailymotion





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