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L’Europe désenchantée

lundi 29 juin 2009   |   Christophe Ventura
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Article publié dans Brasil de Fato, journal brésilien lié aux mouvements sociaux, dont le Mouvement des sans terre (http://www.brasildefato.com.br/v01/agencia)

Trois cent quatre vingt huit millions d’électeurs issus des 27 pays membres de l’Union européenne (UE) étaient attendus, entre le 4 et le 7 juin, pour élire les 736 députés du Parlement européen (PE). Et ce, pour un mandat de cinq ans (2009-2014).

L’institution n’est pas un véritable parlement puisqu’elle ne dispose pas de la possibilité de proposer des textes législatifs (on parlera notamment de « directives » dans le vocabulaire des institutions communautaires).

Dans l’architecture institutionnelle communautaire, c’est la Commission européenne, dont les membres sont nommés pour cinq ans par les gouvernements, qui a le monopole de l’initiative législative. Les gouvernements, quant à eux, fixent, lors des Conseils européens (réunions des chefs d’Etat et de gouvernement qui se déroulent au minimum quatre fois par an), les grandes orientations à partir desquelles la Commission travaille. Dans un grand nombre de domaines, ils co-décident ensuite (au sein du Conseil de l’Union européenne - réunion des ministres concernés par une proposition de directive -) avec le Parlement européen.

Ce dernier, à travers ce mécanisme de la « co-décision », dispose donc d’un pouvoir significatif qui s’est vu renforcé de traité européen en traité européen depuis sa première élection au suffrage universel en 1979. Il s’applique notamment au domaine qui constitue le cœur de la construction européenne : le marché intérieur et son droit de la concurrence.

Lors de la phase d’adoption des textes législatifs européens proposés par la Commission – qui sont transposés ensuite dans les droits nationaux des Etats membres et constituent une norme juridique supérieure à ces derniers - le PE « partage le pouvoir législatif avec le Conseil de l’Union européenne  » et peut « agréer, modifier ou rejeter le contenu des législations européennes  ». Par ailleurs, il constitue, avec le Conseil de l’UE, l’autorité budgétaire de l’Union « qui détermine, chaque année, les dépenses et les recettes de l’Union  ». [1]

Malgré l’extension continuelle de ses prérogatives et le fait qu’il est la seule institution européenne directement élue par les populations, c’est par une autre caractéristique que nous pouvons singulariser le PE : il est le parlement le plus mal élu en Europe. Chaque élection, depuis 1979, est marquée par un nouveau record d’abstention : 38 % en 1979, 51 % en 1999, 55% en 2004… 57 % en 2009.

Et il ne s’agit que d’une moyenne… Les taux atteignent des niveaux affolants dans nombre de pays cette année : plus de 70 % dans les pays entrés dans l’Union européenne en 2004 (72 % en Slovénie, en République Tchèque, 73 % en Roumanie, 76 % en Pologne, 80 % en Slovaquie, etc.).

Cette abstention constitue le fait majeur de ce scrutin 2009. Dans nombre de pays, elle atteint des niveaux supérieurs à 75 % dans les classes populaires. Dans un pays comme la France, la ligne de fracture sociologique est évidente. Ce sont les classes moyennes aisées et urbaines qui se sont mobilisées pour voter. Ouvriers, employés, ruraux, jeunes, chômeurs, précaires, professions intermédiaires, etc., ont largement boycotté la consultation. Ce phénomène semble clairement indiquer, au sein de ces composantes, l’existence d’une profonde indifférence pour la construction européenne et confirme qu’elles n’accordent aucune légitimité aux institutions et au modèle politique européens.

Le cadre, le fonctionnement, la classe politique et administrative de l’Union européenne ne disposent d’aucune reconnaissance et de soutien de la part des peuples européens.

Ces derniers sont lassés d’attendre une « Europe sociale » promise aux opinions publiques par la gauche social-démocrate depuis que celle-ci a troqué son idéal internationaliste contre l’ « idée européenne ». Une « Europe sociale » est impossible dans le cadre de traités européens conçus depuis leur origine ( 1957 avec le traité de Rome) selon les principes libéraux pour organiser le contrôle des sociétés européennes par le marché. Confrontée à une crise économique et sociale sans précédent, l’UE s’est révélée incapable de la gérer : ses plans de relance et ceux des pays membres représentent à peine 1 % du PIB de l’UE ; les pays Baltes et la Roumanie ont été abandonnés au FMI pendant la crise financière. Les peuples européens ont donc exprimé, par leur abstention massive, une profonde désaffection pour la construction européenne. Cette dernière aura du mal à s’en remettre et son existence comme modèle politique semble compromise devant l’Histoire.

Dans ce contexte, d’autres enseignements peuvent être tirés. Tout d’abord, dans 21 des 27 pays membres, les droites européennes arrivent en tête de ces élections.

Ces dernières se recomposent désormais autour de deux pôles : une droite conservatrice et libérale traditionnelle (majoritaire au PE) et une droite nationaliste et xénophobe dont le poids se renforce dans plusieurs pays, notamment en Hongrie, en Finlande, en Grèce, en Autriche, en Italie, au Royaume-Uni, en Roumanie, aux Pays-Bas, au Danemark.

Ces droites, avec 490 des 736 sièges, vont dominer sans partage le Parlement européen. La gauche social-démocrate et la nouvelle gauche (dont l’émergence se confirme néanmoins dans ces conditions difficiles dans plusieurs pays comme la France, l’Allemagne ou le Portugal où elles contiennent les poussées de l’extrême-droite) seront clairement minoritaires.

La social-démocratie porte une lourde responsabilité dans cette situation. Elle co-gère le Parlement européen avec la droite sur une base néolibérale. Le Parti socialiste européen (PSE) a, en effet, voté avec elle deux-tiers des directives de libéralisation et de privatisation pendant la mandature 2004-2009. La social-démocratie est en crise profonde et la représentation des partis issus de sa tradition est en chute libre. Au niveau continental, le PSE est le groupe qui connaît la plus grande réduction de ses effectifs. Avec 162 députés sur 736, il perd 55 sièges par rapport à la période précédente où il avait obtenu 217 sièges. Il ne représente plus que 22 % des eurodéputés, contre 27,6 % entre 2004 et 2009.

En Allemagne, le SPD a obtenu son plus mauvais score pour une élection européenne avec 20,8 % des voix (contre 21,52 % en 2004 et 30,7 % en 1999).

En France, le Parti socialiste s’est effondré et a perdu 13 % des suffrages pour n’en obtenir que 16 %. Au lieu de disposer de 29 sièges, il en aura 14 dans la nouvelle assemblée.

Au Royaume-Uni, avec 15,31 % des voix, le Labour Party du Premier ministre Gordon Brown arrive, humilié, en troisième position après le Parti conservateur et le United Kingdom Independence Party. Il s’agit du plus mauvais score de ce parti à une élection depuis 1918.

En Italie, avec 26,14 % des voix (31,10 % en 2004), le Parti démocrate prolonge sa lente dérive électorale, même s’il semble momentanément amortir cette chute grâce aux effets du nouveau scandale qui a touché Silvio Berlusconi pendant la campagne.

Aux Pays-Bas, le PvDA travailliste a été le grand perdant des élections. Avec 12,10 % des voix, il enregistre une chute de 11,50 % par rapport à 2004 où il avait obtenu 23,60 % des voix.

La situation - à l’exception de la Suède et de la Grèce, où les sociaux-démocrates obtiennent un score comparable ou supérieur à celui de 2004 - est partout la même. Et ce, dans les pays historiques de la social-démocratie comme dans les autres : perte de 20 % des voix pour les socialistes au Portugal, de 10,5 % en Autriche, de 5 % en Espagne, de 4 % en Finlande, de 2,7 % en Pologne, etc.

Partout en Europe, la conversion de la social-démocratie à l’idéologie néolibérale, son renoncement à des politiques de transformation et à la défense des intérêts des classes populaires depuis 25 ans ont abouti, durablement, à sa disqualification politique auprès de ces dernières. Ce phénomène a produit une évolution politique majeure dont les tendances s’expriment aussi bien, à des degrés divers, dans les votes nationaux et européens : pauvres et classes populaires décrochent de la vie politique ou… votent à droite.

Pourquoi ? C’est finalement le journal de la finance internationale qui nous donne l’analyse la plus sérieuse sur le sujet. Le constat proposé - dans son éditorial sur les résultats de l’élection européenne - par le Financial Times est aussi moqueur que lucide : « les partis dont la mission historique fut de remplacer le capitalisme par le socialisme n’ont pas de philosophie de gouvernement. Leurs politiques anti-crise sont à peine distinguables de celles de leurs rivaux  » [2].

C’est là qu’il faut chercher les premières raisons qui conduisent de larges secteurs de la population à ne pas voter pour des partis censés représenter leurs intérêts de classe, et à déserter la vie publique. Cette crise de la représentation politique au niveau national aboutit à ce qu’une partie de l’électorat populaire se tourne, lorsqu’elle vote encore, vers des formations de la droite autoritaire qui apportent des réponses réactionnaires à de bonnes questions, notamment la protection face à la concurrence imposée par la mondialisation, etc. Elle se prolonge également par une indifférence méfiante pour une construction européenne anti-démocratique et anti-sociale. Combinés, ces deux phénomènes expliquent la situation politique européenne et minent la démocratie, à tous les niveaux.

Dans plusieurs pays - dont la France -, une nouvelle et douloureuse réalité sociopolitique s’impose aux partis sociaux-démocrates : une fraction de leur électorat, issue des classes moyennes aisées et libérales, se dirige vers d’autres formations, notamment les Verts.

Cette situation est également perceptible dans quelques pays et indique l’émergence, sur la scène politique, des préoccupations environnementales. Particulièrement, pour le moment, au sein des classes moyennes.

Les Verts, fortement marqués par l’idéologie néolibérale, notamment en Allemagne et en France, bénéficient pour le moment de ce mouvement. Farouches défenseurs des traités européens actuels, ces derniers verront leurs propositions pour une Europe écologique se heurter, comme l’Europe sociale, au mur des dispositions libérales des textes européens qui empêchent la mise en place véritable d’une écologie politique, et non pas d’une « écologie de marché ».

Il revient donc de toute urgence à la nouvelle gauche d’être capable de construire un projet politique intégrant en son cœur la question environnementale comme levier pour reformuler la question sociale. Pour cela, elle devra dépasser une vision productiviste de l’économie.

Ces élections européennes ont confirmé l’approfondissement de la crise politique dans tous les pays européens. Et ce, dans un contexte de crise économique, sociale et environnementale sans précédent. Les systèmes politiques et leurs personnels sont de plus en plus disqualifiés par les peuples. L’histoire latino-américaine des vingt dernières années a montré que le vacillement des systèmes politiques et institutionnels peut offrir des ruptures progressistes lorsque des forces et des dirigeants politiques porteurs de projets d’intérêts populaires se révèlent.

La tâche est immense pour les forces progressistes européennes. Savent-elles désormais qu’il n’y a plus de temps à perdre avec les fausses promesses de cette Europe là ?




[2« Europe’s right turn » ( 9 juin 2009)



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