Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 450, 1er juin 2017

L’Inde : la grande puissance « intermédiaire »

mardi 27 juin 2017   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

Il me semble que, de toutes les « grandes puissances » du système-monde contemporain, quelque définition qu’on donne de « grande puissance », l’Inde [1] est celle à laquelle on accorde le moins d’attention. Je reconnais que ça a été vrai en ce qui me concerne, mais c’est aussi vrai de la majorité des analystes géopolitiques.

Pourquoi devrait-il en être ainsi ? Après tout, l’Inde se rapproche rapidement du stade où elle va devenir le pays le plus peuplé du monde. En matière de puissance économique, elle se situe à un rang respectablement élevé, en constante progression. C’est une puissance nucléaire et elle dispose de l’une des forces armées les plus importantes du monde. Elle est membre du G20, ce qui avalise son statut de grande puissance. Elle n’est cependant pas membre du G7, un groupe beaucoup plus restreint mais beaucoup plus important.

Elle est l’un des cinq pays membres des BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Mais les BRICS, force montante des économies « émergentes » au début du XXIe siècle, ont aujourd’hui perdu de leur importance géopolitique dans la mesure où, à l’exception de la Chine, ils ont soudainement connu un affaiblissement radical de leur situation économique suite au déclin de l’économie mondiale après la crise de 2008. L’Inde est officiellement membre, avec la Chine et la Russie, mais aussi le Pakistan, de l’Organisation de coopération de Shanghai [2], mais cette structure n’a jamais vraiment semblé devenir une force d’importance dans le système politique mondial.

Les gouvernements indiens, quel que soit le parti au pouvoir, ont dépensé beaucoup d’énergie à essayer de jouer un plus grand rôle dans le système-monde. Ils ont en particulier cherché à obtenir le soutien des autres puissances dans le conflit qui de longue date oppose leur pays au Pakistan sur la question du Cachemire. Mais ils semblent n’avoir jamais atteint cet objectif.

Au temps de la guerre froide, l’Inde est officiellement restée neutre, mais de fait plus proche de la Russie. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, l’Inde s’efforce d’améliorer ses relations avec les Etats-Unis. Mais ce qu’elle a gagné en termes de soutien américain, elle l’a perdu en termes de politique chinoise. La Chine a eu d’importants conflits armés avec l’Inde sur des questions territoriales, et ne lui pardonne pas d’avoir accordé l’asile au Dalaï-lama [3].

L’Inde a été l’un des rares pays d’Asie à disposer d’un système parlementaire viable, caractérisé par une influence électorale qui oscille entre le Congrès national indien (héritier du mouvement pour l’indépendance) et le Parti Bharatiya Janata (mouvement nationaliste de droite) [4]. Cette situation est régulièrement saluée par les analystes et les dirigeants politiques de tous les pays européens, mais ne semble pas s’être traduite par un soutien réellement significatif de leur part aux revendications de l’Inde pour une plus grande reconnaissance.

Il y a une question de l’on devrait se poser : « Qui a vraiment besoin de l’Inde ? » Les Américains, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, veulent que l’Inde augmente ses importations en provenance de leur pays sans pour autant investir beaucoup en retour. En effet, à l’heure actuelle, le retour en Inde d’informaticiens et de personnels indiens hautement qualifiés dans le domaine des technologies de l’information qui quittent les Etats-Unis (et d’autres pays occidentaux) menace ces derniers d’une importante perte d’emplois qualifiés dans l’un des quelques secteurs où les Etats-Unis a jusqu’à présent bien réussi.

La Chine a-t-elle besoin de l’Inde ? Il est évident que la Chine a besoin du soutien de l’Inde dans ses divers conflits avec les Etats-Unis, mais l’Inde est un rival en matière de soutien au développement des pays du Sud-Est asiatique, et non un partenaire. La Russie et l’Iran pourraient recourir au soutien de l’Inde sur les questions du Moyen-Orient, mais l’Inde est hésitante à apporter une aide trop affirmée, même lorsqu’il y a accord sur des questions comme par exemple l’Afghanistan, par crainte de froisser les États-Unis. Les nations du Sud-Est asiatique considèrent qu’il est plus rentable de s’entendre avec la Chine qu’avec l’Inde.

Le problème est clairement que l’Inde est un État qui a un statut « intermédiaire ». Elle est assez puissante pour être prise en compte par les autres. Mais elle n’est pas assez puissante pour jouer un rôle décisif. Aussi, étant donné que les autres puissances jonglent constamment avec leurs priorités, l’Inde semble vouée à n’être qu’une puissance qui réagit à leurs initiatives plutôt qu’une puissance dont les initiatives amènent les autres à réagir.

Est-ce que cette situation changera dans les dix prochaines années ? Etant donné la géopolitique chaotique qui prévaut dans l’état actuel du système-monde, tout est possible. Mais cela ne semble pas très probable.

 

Notes et traduction : Mireille Azzoug

Illustration : Narendra Modi, Premier ministre indien.

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.




[1NDLR. L’Inde était en 2015 la 7e puissance mondiale en termes de PIB (Etats-Unis, Chine, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, la Russie étant au12e rang). Source : Fonds monétaire international et Banque mondiale : statistiques de 2016. Avec une population mondiale de 1,3 milliards d’individus en 2016, elle se situe au 2e rang mondial. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_population.

[2Organisation de coopération de Shanghai (OCS) : organisation intergouvernementale régionale asiatique créée en 2001 à Shanghai par les présidents de six pays : Chine, Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan et Ouzbékistan (les 5 derniers faisant partie de la CEI), qui s’élargit, le 10 juillet 2015, à l’Inde et au Pakistan (au préalable observateurs), ce qui permet un rapprochement de ces deux pays. (Sources : Wikipédia : OCS et CEI)

[3Le Dalaï-lama a créé en Inde en 1959 le gouvernement tibétain en exil, qu’il a dirigé jusqu’en mars 2011, avant de prendre sa retraite, remplacé par Lobsang Sanjay, réélu premier ministre le 28 avril 2016.

[4Ces deux grands partis dirigent des coalitions : Alliance progressiste unie pour le premier et Alliance démocratique nationale pour le second. Une troisième coalition, le Front de gauche, rassemble les partis communistes (Parti marxiste et Parti communiste d’Inde). Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Partis_politiques_indiens



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