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La Bolivie sur le chemin du Venezuela ?

mercredi 6 novembre 2019   |   Florence Poznanski
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Depuis les élections présidentielles et parlementaires du 20 octobre dernier, qui ont vu gagner de justesse et pour la quatrième fois Evo Morales, les rues des principales villes de Bolivie ne désemplissent pas de manifestants qui dénoncent une fraude électorale. « Non, non, non, je n’ai pas envie de vivre en dictature comme les Vénézuéliens » est l’un des slogans que l’on peut fréquemment y entendre. Comment a-t-on pu en arriver là ?

La Bolivie affiche pourtant une croissance économique inédite dans la région avec plus de 4 % en moyenne depuis les six dernières années grâce à un programme de nationalisation des entreprises stratégiques et d’industrialisation nationale dans les domaines de l’extraction minière et des hydrocarbures. Cela a permis de lancer des politiques publiques de redistribution des richesses qui ont fait nettement reculer la pauvreté et l’analphabétisme. Ainsi le salaire moyen a doublé et le taux de pauvreté extrême a baissé de 38,2 % à 15,2 % entre 2005 et 2018. C’est d’ailleurs ce qui a permis d’instaurer le principe d’un quatorzième mois de salaire au niveau national lorsque le PIB annuel dépasse la barre des 4,5 %.

La Bolivie vit aussi une période de grande stabilité politique alors qu’elle a connu pas moins de 193 coups d’État depuis son indépendance en 1825. Evo Morales a été le premier président élu au premier tour depuis les trente dernières années. Sa présidence se distingue par des mesures avancées en matière de droits humains depuis la proclamation de la nouvelle Constitution de 2009 qui prévoit la reconnaissance d’une autonomie politique et judiciaire des peuples indigènes dans le cadre de l’État plurinational ou la constitutionnalisation de la parité de genre qui est effective au Parlement depuis 2014. Enfin, la Constitution garantit l’égalité de tous les droits sexuels homo-affectifs et interdit toute forme de discrimination.

Tensions annoncées

Mais l’usure du pouvoir est une réalité. Depuis le référendum de 2016 dont le résultat a rejeté (51,3 %) la demande d’Evo Morales de briguer un quatrième mandat (ou troisième depuis la nouvelle Constitution qui limite à deux les mandats présidentiels successifs), les Boliviens sont de plus en plus nombreux à considérer qu’Evo a fait son temps, sans pour autant défendre une autre alternative programmatique pour le pays.

L’élection du 20 octobre s’annonçait donc tendue. Avec d’une part une érosion prévisible du soutien à Evo Morales et d’autre part des actions de déstabilisation menées par certains secteurs de l’opposition qui avaient d’ores et déjà appelé à une grève illimitée une semaine avant les élections et annoncé que dans le cas d’une victoire au premier tour d’Evo Morales, ils ne reconnaîtraient pas le résultat. Ainsi, le siège du Mouvement vers le socialisme (le MAS, parti dirigé par Evo Morales) à Santa Cruz de la Sierra, pôle économique du pays, a été saccagé quelque jours avant le scrutin, faisant plusieurs blessés. Un scénario de tension similaire à celui qui a conduit en 2008 aux confrontations sécessionnistes de cette riche région agricole de la zone ouest du pays appelée la « Média Luna ».

Suspension du comptage

Contrairement à ce qui était attendu, le scrutin du dimanche 20 octobre s’est passé dans le calme. En Bolivie, la législation interdit la vente et la consommation d’alcool quelques jours avant le scrutin et le trafic de véhicules non autorisés le jour du vote. Quelques minutes avant 20 heures, le Tribunal supérieur électoral (TSE) annonce le premier résultat sur la base de 85 % des urnes dépouillées : Evo Morales obtient 45,3 % des voix devant son principal adversaire, l’ancien président de droite Carlos Mesa, à la tête de 38,2 % des voix. Un très bon score qui confirme le soutien dont Morales peut continuer de se prévaloir, mais pas suffisant pour l’emporter dès le premier tour car à défaut de passer directement la barre des 50 %, la législation bolivienne prévoit qu’à partir de 40 % de suffrages obtenus, une différence de 10 points est nécessaire entre les deux premiers candidats pour pouvoir l’emporter dès ce premier tour. Or pour le camp d’Evo Morales, cette victoire au premier tour était fondamentale car il affronterait une coalition de l’opposition en bloc contre lui au deuxième tour.

Dans la soirée, alors que Carlos Mesa se félicite déjà du tant attendu second tour, Evo Morales remercie ses soutiens pour cette quatrième victoire, confiant que les décomptes manquants des zones rurales et des Boliviens de l’étranger, votes qui lui sont traditionnellement favorables, viendraient lui apporter les voix nécessaires restantes. Seul problème : le décompte n’avance plus et ne sera relancé que 22 heures plus tard. Dès le lundi matin à La Paz, des manifestants encerclent l’hôtel où s’était installé le TSE pour enregistrer le comptage du scrutin en présence des observateurs internationaux. Ce rassemblement composé principalement de jeunes étudiants des classes moyennes, globalement pacifique, continuera de se déployer au fil des jours, dénonçant ce qu’ils considèrent être une fraude et qualifiant Evo Morales de dictateur.

Le système électoral bolivien présente deux types de comptages différents. L’officiel est manuel et dure jusqu’à sept jours car il nécessite de rassembler les procès verbaux de toutes les urnes auprès des différents tribunaux régionaux qui les analysent un à un en présence de représentants des partis et d’observateurs internationaux. Pour faciliter la diffusion rapide de résultats fiables, la Bolivie dispose d’un système de transmission rapide des résultats (le TREP) par envoi sécurisé de photos au TSE. C’est ce système, qui avait déjà fait ses preuves lors du référendum de 2016, qui a été suspendu dans la nuit du dimanche 20 octobre. Différents arguments ont été donnés ensuite par le gouvernement et la présidente du TSE pour expliquer cette suspension comme le fait que le TREP ne devait fonctionner que jusqu’à 80 % des décomptes pour éviter les confusions avec le comptage officiel. Mais selon un observateur international présent, le TSE s’était engagé à présenter jusqu’à 90 % des résultats du TREP dès le dimanche soir et 100 % le lendemain.

Un manque de transparence qui ne présage pas pour autant une manipulation des résultats mais qui montre une faille réelle dans le système électoral dans laquelle l’opposition s’est promptement engouffrée. Dans les grandes villes du pays, les affrontements violents se multiplient, des manifestations mettent le feu à au moins quatre tribunaux régionaux où étaient entreposées des urnes. Quant à eux, les patrons de Santa Cruz engagent une grève illimitée dans le but de bloquer le pays.

Le 22 octobre, le vice-président du TSE Antonio Costas, opposant au MAS, démissionne dénonçant la suspension des résultats du TREP sans pour autant remettre en cause les résultats. Quant à elle, l’Organisation des États américains (OEA) publie un communiqué qui sous-entend que les résultats auraient été modifiés lorsque le comptage a repris le lundi soir avec presque 95 % des urnes dépouillées affichant cette fois l’écart suffisant de 10 % pour garantir la victoire d’Evo Morales au premier tour. Selon elle, les résultats au 20 octobre à 19 h 40 « indiquaient clairement un deuxième tour ». L’Union européenne (UE) lui emboîte le pas, considérant que « la meilleure option pour rétablir la confiance et le respect de la décision démocratique serait la tenue d’un second tour ». Les rejoignent ensuite le Brésil, l’Allemagne et les Etats-Unis, entre autres. La France ne s’est pas encore prononcée. Selon la délégation de parlementaires européens du bloc de la Gauche unie européenne (GUE) présente également sur place au cours du scrutin, les élections se sont au contraire bien passées.

Crise politique en vue

Même si l’on peut affirmer que des erreurs ont été commises au niveau de la transmission des résultats, aucune preuve tangible n’a été avancée pour prouver que les résultats auraient été intentionnellement modifiés pour éviter un second tour. Des chercheurs ont ainsi prouvé que la répartition géographique des urnes manquantes dans le premier comptage du TREP provenaient principalement de zones plus favorables à Evo Morales. Ce dernier a gagné avec un écart de 10,57 %, soit une différence de moins de 35 000 voix pour dépasser la barre des 10 %. Un résultat très ténu qui était attendu. Un audit est actuellement en cours par l’OEA à la demande du gouvernement bolivien pour vérifier à la fois les procès verbaux, le processus informatique, la chaîne de sécurité autour du transport des urnes et les méthodes de projections statistiques. L’organisation devrait rendre ses conclusions au début du mois de novembre et Evo Morales a d’ores et déjà annoncé qu’il se plierait à ces dernières. Son adversaire Carlos Mesa, quant à lui, refuse d’en faire autant et exige toujours qu’Evo Morales accepte le deuxième tour.

En une semaine tous les ingrédients d’une crise politique profonde sont réunis et présagent un long déchirement de la population bolivienne. La « communauté internationale » aura comme toujours un rôle crucial dans la construction du récit qui va entourer l’évolution de cette situation, pour le meilleur comme pour le pire. Or rares ont été les voix internationales jusqu’à présent à contester la position de l’OEA et de l’Union européenne, alignée sur celle de l’opposition, qui en exigeant un deuxième tour enfreint en réalité la légitimité de l’ensemble du processus électoral sans aucune justification, à ce stade.

Illustrations : photos de Florence Poznanski


Pour aller plus loin :

Cartes détaillées de la répartition géographique des votes

Etude de la cartographie des votes par le géographe Louca Lerch

 





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