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Chronique - octobre 2009

La crise de la presse écrite

lundi 5 octobre 2009   |   Ignacio Ramonet
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Un désastre. Des dizaines de quotidiens sont en faillite. Aux Etats-Unis, pas moins de 120 journaux ont disparu au cours des deux dernières années. Et l’onde de choc atteint maintenant l’Europe. Elle n’épargne pas même ceux qu’on appelait jadis les "quotidiens de référence" - Le Monde en France, The Times et The Independent au Royaume Uni, El País en Espagne, Corriere della Sera et La Repubblica en Italie - qui connaissent tous de graves pertes économiques dues à une forte chute de la diffusion et à un effondrement des revenus publicitaires.

Le naguère puissant New York Times en est réduit à quémander l’aide du milliardaire mexicain Carlos Slim ; la société éditrice de The Chicago Tribune et de Los Angeles Times, ainsi que la Hearst Corporation, propriétaire du San Francisco Chronicle, sont en faillite ; News Corp, le groupe multimédia planétaire présidé par Rupert Murdoch qui édite le Wall Street Journal, a reconnu des pertes annuelles supérieures à 2,5 milliards de dollars...

Pour réduire les coûts, de nombreux journaux sabrent dans leur pagination : le Washington Post a supprimé son prestigieux supplément littéraire Bookworld ; le Christian Science Monitor a décidé de ne plus faire d’édition papier et n’exister que sur Internet ; l’ Evening Standard de Londres, pour lutter contre la concurrence des journaux gratuits, a choisi de devenir lui-même gratuit à partir du 12 octobre prochain ; le Financial Times propose désormais des semaines de seulement trois jours payés a ses rédacteurs, et a fortement réduit son personnel.

Partout les licenciements sont massifs. Depuis janvier 2008, plus de 21 000 emplois ont été supprimés dans la presse quotidienne américaine. En France, en Belgique, en Suisse, en Italie, en Allemagne, des centaines de journalistes ont été remerciés. En Espagne, "de juin 2008 à avril 2009, 2 221 journalistes ont perdu leur poste de travail" [1].

La presse quotidienne payante se trouve au bord du précipice et recherche à tout prix des idées pour survivre. Certains spécialistes des médias considèrent que, désormais, ce modèle d’information est devenu obsolète. Son cycle est terminé. Par exemple, Michael Wolf, du site Newser, estime que 80% des quotidiens américains vont disparaître [2]. Plus pessimiste encore, Rupert Murdoch considère que, au cours de la prochaine décennie, tous les journaux payants en papier auront cessé d’exister.

Comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qui a aggravé aussi mortellement la vieille déliquescence de la presse écrite quotidienne ? Principalement, un facteur conjoncturel : la crise économique globale qui se traduit depuis deux ans para une très forte baisse des ressources publicitaires et par une restriction du crédit aux entreprises de presse. De surcroît, la crise a éclaté au moment le moins opportun pour la presse qui connaissait déjà de très graves difficultés et qui n’a pas corrigé ses problèmes structurels : marchandisation outrancière de l’information, spéculation financière (parfois entrée en Bourse, et fuite en avant dans les fusions et les concentrations), dépendance excessive de la publicité, multiplication des "bourdes" et des "fausses infos", perte de crédibilité, baisse des ventes en kiosques, concurrence des gratuits, vieillissement du lectorat...

A tout cela s’ajoute, en Amérique Latine, les nécessaires réformes médiatiques entreprises par quelques gouvernements démocratiques (Argentine, Bolivie, Equateur, Venezuela) contre les "latifundia médiatiques" appartenant à des groupes privés en situation de monopole. Ces politiques de démocratisation des médias a déclenché, contre les gouvernements et les présidents que les conduisent, une campagne de calomnies et de mensonges diffusés par les médias latino-américains dominants et relayés en Europe par leurs complices habituels (en Espagne : El País qui au passage s’en prend très violemment au président José Luís Rodríguez Zapatero [3]).

La presse quotidienne continue de pratiquer un modèle économique qui ne fonctionne plus. Et la solution consistant à bâtir de grands groupes multimédia internationaux, comme cela s’est fait dans les années 1980 et 1990, se révèle inefficace devant la prolifération de nouveaux modes de diffusion de l’information, de la culture et des loisirs via Internet ou les téléphones portables.

Paradoxalement les journaux n’ont jamais eu autant d’audience qu’aujourd’hui. Grâce à Internet, le nombre de leurs lecteurs a progressé de façon exponentielle [4]. Mais les relations entre la presse écrite et le web demeurent malheureuses. Parce qu’il s’établit une injustice quand on oblige le lecteur du support papier, qui achète le journal en kiosque ou par abonnement, à subventionner le lecteur sur écran qui lit gratuitement l’édition numérique (plus riche et plus variée qui plus est). Et aussi, parce que la publicité dans la version web, moins chère que dans la version papier, rapporte peu [5]. C’est simple : aucun grand journal ne gagne encore sur Internet suffisamment pour compenser les investissements réalisés sur le web, et encore moins pour compenser les déficits qui s’accumulent par ailleurs. Pertes et bénéfices ne s’équilibrent pas.

Un peu à l’aveuglette, beaucoup de journaux cherchent donc désespérément des formules innovantes pour affronter l’hyperchangement, et survivre. A l’instar d’iTunes, quelques uns demandent désormais des micro-paiements à leurs lecteurs pour les laisser accéder en exclusivité aux informations "on line" [6]. Rupert Murdoch a également décidé que, à partir de janvier 2010, il rendra payante toute consultation du Wall Street Journal, quelle que soit la technologie utilisée : smart téléphones du type Blackberry ou iPhone, le réseau Twitter ou le lecteur électronique Kindle. Le moteur de recherche Google réfléchit de son côté à une formule qui permettrait de rendre payante toute consultation de n’importe quel journal en ligne, et de reverser une fraction de ce montant à la société éditrice de la version papier.

De tels emplâtres permettront-ils de sauver une presse écrite qui se meurt ? Peu d’analystes le croient. Parce que cela ne résout pas le problème central : la perte de crédibilité. Leur obsession pour l’immédiateté qui les conduit à multiplier les erreurs. La confusion constante entre rumeurs et faits vérifiés. Aggravée par l’appel démagogique au "lecteur journaliste", incitant celui-ci à mettre sur le site web du journal son blog, sus photos ou ses vidéos ; ce qui augmente le risque de diffuser de fausses nouvelles. Ou l’autre trait que l’on observe dans des quotidiens appartenant à de grands groupes multimédia : l’adoption, comme ligne éditoriale, de la défense de la stratégie de l’entreprise éditrice. Ce qui conduit à imposer une lecture subjective, arbitraire et partisane de l’information.

Devant ces nouveaux "péchés capitaux" du journalisme, les lecteurs continuent de réclamer leur droit à une information fiable et de qualité. Un enjeu plus important que jamais. Pour chaque citoyen et pour la démocratie.




[1Communiqué de la Fédération des Associations de Journalistes d’Espagne, Madrid, 13 avril 2009.

[2 The Washington Post, 21 avril 2009.

[3A propos des attaques de El País contre le président Zapatero, lire Doreen Carvajal, " El País in Rare Break With Socialist Leader", New York Times, 13 septembre 2009.

[4Lire le rapport : “Newspapers in Crisis” (www.emarketer.com/Reports/All/Emarketer_2000552.aspx)

[5En 2008, l’audience du New York Times sur Internet a été dix fois supérieure à celle de son édition imprimée, et cependant ses revenus publicitaires sur le web ont été dix fois inférieurs à ceux de l’édition papier. Conclusion : pour que la publicité sur le web rapporte des gains, le nombre de lecteurs sur écran doit être cent fois plus important que celui des lecteurs de la version papier.

[6Lire Gordon Crovitz, "El futuro de los diarios en Internet", La Nación, Buenos Aires, 15 août 2009.



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