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La flamme du « printemps arabe » ne s’est pas éteinte en Libye

samedi 26 mars 2011   |   Mémoire des luttes
Lecture .

1. - Trois constats

a) L’insurrection libyenne est de la même nature que les soulèvements tunisien et égyptien. Ce n’est pas un hasard si Kadhafi a défendu Ben Ali jusqu’au bout. Il s’agit d’une insurrection de la majorité des Libyens contre un régime répressif, tortionnaire et terroriste, incarné par une mafia familiale qui a accaparé une bonne partie de l’argent du pétrole et l’a placé sur d’innombrables comptes personnels dans les banques occidentales. 

b) L’action armée en cours contre les cibles militaires libyennes ne vise pas à s’approprier le pétrole du pays, pour une raison bien simple : c’est déjà le cas ! Total (France), ENI (Italie), Repsol (Espagne), OMV (Autriche), PetroCanada (Canada), Wintershall (Allemagne) etc., exploitent déjà des gisements. Par ailleurs, de nombreux permis de forage et d’exploration ont déjà été concédés par Kadhafi à des compagnies étrangères, principalement américaines.

c) Kadhafi a été un temps, mais n’est plus du tout, un dirigeant anti-impérialiste. Jusqu’à il y a deux mois, il entretenait les meilleures relations avec Sarkozy, Berlusconi, Cameron, l’administration américaine, et il servait de barrage protecteur et rémunéré contre l’émigration africaine vers l’Europe. C’était plus qu’un ami : un allié !

La situation convenait donc parfaitement aux deux parties et on ne voit pas quelle aurait été la motivation occidentale pour la changer. C’est la poussée de l’insurrection civile et sa répression sanglante par le Guide (y compris par des mercenaires) qui a créé une situation nouvelle dont le dictateur est le seul responsable. Pour une fois, ce n’était pas une manœuvre de l’Empire... Kadhafi, réhabilité en 2004, redevenait à nouveau imprésentable et exposait ses partenaires à la pression de leurs opinions publiques et de leurs forces d’opposition internes. C’est à regret qu’ils se sont trouvés contraints de « lâcher » ce lecteur de Montesquieu, selon le ministre Patrick Olier.

 

2. - Cela nous conduit à trois premières conclusions

a) Par principe, Mémoire des luttes est aux côtés des peuples contre les dictatures. Donc, en Libye, pour les insurgés - même si nous ne savons pas grand chose d’eux - et contre le régime Kadhafi.

b) Une reprise en main de la Libye par le dictateur aurait signifié la fin du "printemps arabe" et aurait envoyé aux populations des autres pays de la région en lutte contre leurs propres tyrannies un message clair : " La récréation tunisienne et égyptienne est terminée. Les pouvoirs en place ne lâcheront rien sauf quelques réformes cosmétiques".

c) Même s’il faut faire la part des rodomontades et des gesticulations médiatiques du personnage, il est fort probable que, sans intervention extérieure, Kadhafi allait perpétrer un massacre à Benghazi. Il en avait donné un avant-goût par des bombardements aveugles de cette ville, qui ont fait de nombreuses victimes civiles. Il avait d’ailleurs publiquement annoncé la couleur à de multiples reprises en parlant de "rats" à détruire, de gens que l’on allait poursuivre "jusque dans les placards", etc. Les Libyens, en tout cas, prenaient ces menaces au sérieux : les images de la joie des habitants de Benghazi à la vue des avions de la coalition parlent d’elles-mêmes.

C’est un spectacle surréaliste pour nous que de voir de simples citoyens libyens (mais aussi palestiniens, tunisiens, etc.) remercier Sarkozy et Obama ! 

 

3. - Les repères sont brouillés et les contradictions abondent

a) Nous ne nous faisons pas d’illusions sur la résolution 1973, même si elle été votée par le Liban et par les deux plus grandes puissances africaines : l’Afrique du Sud et le Nigeria. Nous savons que ce vote est le résultat de considérations qui ont très peu à voir avec les intérêts du peuple libyen et pas davantage avec une vision géopolitique commune.

L’élément moteur a été Nicolas Sarkozy, pour des raisons de politique intérieure et pour faire oublier le fiasco de sa diplomatie en Egypte et en Tunisie. Pour se composer une stature internationale, le président français a en quelque sorte mis publiquement les autres gouvernements au pied du mur, alors que la plupart d’entre eux (dont celui d’Obama) n’étaient pas favorables à une intervention. Les autres gouvernements occidentaux représentés au Conseil de sécurité de l’ONU ont également pris leur décision en fonction de considérations conjoncturelles de politique intérieure : abstention pour l’Allemagne à la veille d’élections régionales, participation des Etats-Unis face à la surenchère républicaine au Congrès, etc. On est loin d’un plan élaboré de longue date et mis en œuvre de manière cohérente et coordonnée.

b) La résolution 1973 est un cas d’école du "deux poids, deux mesures" : il n’a rien été décidé d’équivalent pour les assassinats de civils en Irak, en Afghanistan, à Gaza, à Bahreïn, au Yémen, sans parler du Honduras, etc.

c) Comble d’hypocrisie, cette résolution a reçu, du moins au départ, le feu vert de la Ligue arabe, c’est-à-dire de gouvernements arabes du même acabit que celui de Tripoli. On peut analyser cette étonnante attitude comme un "deal" implicite avec l’Europe et les Etats-Unis : " Nous sacrifions l’un des nôtres, Kadhafi, mais, en échange, vous fermez les yeux sur la répression et la présence de troupes saoudiennes à Bahreïn, les tirs à balles réelles sur les manifestants au Yémen et, d’une manière générale, sur les exactions de nos propres dictatures ".

d) Une fois que nous avons dit tout cela et que nous avons dénoncé ces hypocrisies et la pression belliciste des médias, la question posée ici et maintenant n’était pas seulement théorique : fallait-il laisser Kadhafi tuer dans l’œuf la révolte des Libyens, au risque de fragiliser les acquis démocratiques en Tunisie et en Egypte, et de décourager les opposants aux régimes bahreïni, yéménite, jordanien, syrien, etc. ? Nous sommes nombreux à penser que non, même si la voie pour y parvenir - l’intervention militaire conduite essentiellement par des membres de l’OTAN- n’est pas de notre goût. Il aurait été préférable qu’elle soit conduite par l’Egypte de l’après-Moubarak. La participation, en guise d’alibi arabe, du Qatar et des Emirats Arabes Unis fait en effet plutôt sourire…

e) Nous avons déploré que l’offre de médiation par des gouvernements africains et latino-américains faite par Hugo Chavez et soutenue par les autres gouvernements de l’Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique (ALBA) n’ait pas été acceptée par les insurgés ni par les Occidentaux ni même , semble-t-il, par le fils Kadhafi alors que le Guide s’était montré favorable.

Elle n’avait toutefois que des chances infinitésimales de succès car elle intervenait à un moment où les positions étaient déjà trop radicalisées, et où trop de sang avait été versé pour qu’un compromis soit possible entre les parties en présence. D’une part, Kadhafi, dont la parole n’a strictement aucune crédibilité, n’y voyait qu’un moyen de gagner du temps pour reconquérir le terrain perdu, et il n’avait pas la moindre intention de lâcher un centimètre de pouvoir. De l’autre côté, le slogan était "Dégage", comme contre Ben Ali et Moubarak. 

f) Cela nous coûte beaucoup de ne pas partager, du moins à ce stade, la totalité des analyses de nos amis et camarades des mouvements sociaux et des gouvernements progressistes, notamment d’Amérique latine, auxquels nous réaffirmons par ailleurs notre entière solidarité.

Nous dénonçons comme eux l’imposture du « droit d’ingérence » qui n’est qu’un prétexte pour mettre en accusation et déstabiliser les gouvernements qui n’ont pas l’heur de plaire aux puissances du Nord. Mais la résolution 1973 ne nous paraît pas relever de cette logique car, répétons-le, Kadhafi était un allié devenu encombrant, pas un adversaire stratégique.

Nous comprenons par ailleurs parfaitement que beaucoup, dans les pays du Sud, et tout particulièrement en Amérique latine, voient dans l’intervention en Libye une répétition des interventions coloniales et impériales dont ils ont été les victimes au cours des deux derniers siècles. Mais, en l’occurrence, les camps en présence ne reproduisent pas ceux du passé : la posture anti-impérialiste de Kadhafi est de pure façade, et vise uniquement à sauvegarder son régime et sa dynastie. Il s’était déjà parfaitement intégré dans le camp occidental.

g) Le slogan "ni l’OTAN ni Kadhafi", parfaitement juste en lui-même, est purement abstrait et ne répondait pas à la réalité de la situation sur le terrain. L’alternative réelle était et reste : ou bien Kadhafi ou bien l’insurrection populaire. 

 

4. - L’histoire n’est pas finie

a) L’affaire libyenne et l’activisme sarkozyste à la source de l’intervention militaire ont pris tout le monde de court. Les Occidentaux n’ont pas de véritable projet stratégique commun (comme en témoignent la position de l’Allemagne et, plus récemment, celle de l’Italie), sauf celui de garantir leurs approvisionnements pétroliers. Et, on l’a vu plus haut, Kadhafi ne remettait absolument pas en cause ces approvisionnements.

b) Les Occidentaux risquent d’être placés sur la défensive par la nouvelle (mais toujours aussi peu sérieuse) proposition de cessez-le-feu de Kadhafi et l’offre de médiation de l’Union africaine, même si chacun sait que cette dernière n’a guère plus de chances d’aboutir que celle de Hugo Chavez.

De plus, les risques de dérapage de la coalition - tant par son interprétation extensive du texte de la résolution de l’ONU que par la mort de civils sous les frappes aériennes - peuvent rapidement retourner une partie de l’opinion arabe (et même africaine) contre elle et lui donner une couleur ouvertement néocoloniale..

c) La Ligue arabe commence à se diviser et à critiquer les actions de la coalition. Les autocrates qui en font partie - particulièrement ceux d’Algérie et de Syrie - craignent en fait la « contagion » libyenne chez eux. Malgré les apparences, ils ne souhaitent pas vraiment le départ du Guide, même s’ils ont des comptes à régler avec lui. C’est évidemment aussi le cas des potentats de Bahreïn et du Yémen qui seraient eux aussi justiciables d’une résolution de l’ONU identique à la 1973.

d) Conclusion (très provisoire) : la situation est très incertaine et tous les scénarios sont possibles, de l’écroulement rapide du régime à un enlisement du conflit ou à la partition de fait de la Libye.

Cette dernière éventualité n’est pas à écarter. La Libye « utile », celle du pétrole, est dans la zone d’influence des insurgés, et l’Iran œuvre quasi ouvertement à y prendre des positions. On peut imaginer que, lors de sa rencontre à l’Elysée avec des membres du Conseil national de transition, regroupant le forces d’opposition de Benghazi au régime de Tripoli, Nicolas Sarkozy a obtenu d’eux, en échange de son soutien, des engagements sur la continuité des flux pétroliers. Une façon de récupérer auprès d’eux ce qui a été perdu par la mise au ban de Kadhafi.

Comme la dictature libyenne a éliminé tout ce qui "faisait société" dans un pays qui n’est même pas doté d’une Constitution, on ne voit cependant pas pour l’instant ce que pourrait être l’après-Kadhafi.

e) Le seul point positif que nous retenons de la situation actuelle, c’est que la flamme de la "révolution arabe" ne s’est pas éteinte en Libye, comme cela aurait été le cas si Kadhafi l’avait emporté.

Il va de soi que si l’intervention militaire devait se prolonger au-delà du strict nécessaire pour garantir une zone d’exclusion aérienne et donc neutraliser la capacité du régime à s’en prendre à sa propre population, nous la dénoncerions avec force.

Quant à une éventuelle médiation de l’Union africaine permettant de mettre un terme à la perte de vies humaines, elle devrait avoir pour objectif explicite de donner la parole au peuple libyen. Ce que Kadhafi lui a refusé depuis plus de 40 ans.

L’histoire abonde en paradoxes et le pire n’est pas nécessairement le plus sûr. Rien ne dit, pourquoi pas, que l’intervention ne débouchera pas sur une conséquence non désirée par ses auteurs : l’émancipation des peuples arabes du joug de leurs dictatures, en même temps que de leur soumission aux puissances du Nord.





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