Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 391, 15 décembre 2014

La force paradoxale de l’Allemagne d’Angela Merkel

samedi 21 février 2015   |   Immanuel Wallerstein
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La chancelière allemande Angela Merkel se sent aujourd´hui autorisée à critiquer ouvertement, et même durement, toutes les puissances avec lesquelles elle est amenée à traiter. Et malgré cela, ces mêmes pays continuent de la courtiser. Elle jouit d´un niveau de popularité dans les sondages incroyablement élevé en Allemagne comme, semble-t-il aussi, dans l´opinion mondiale. Rien pourtant dans son parcours ne laissait présager qu´elle ferait un jour une telle démonstration de force, de la sienne propre et à travers elle de la nation allemande. Ce paradoxe mérite qu´on s´y arrête.

Diplômée d’un doctorat d’une université de la République démocratique allemande (RDA), elle démarre dans la vie comme chimiste. Sur le plan politique, elle fraye son chemin mais sans s’engager. Membre de l´organisation officielle des Jeunesses allemandes libres, elle refuse cependant de participer à leur grande cérémonie d’entrée dans l’âge adulte, et lui préfère une cérémonie protestante, son propre père étant pasteur.

C’est au moment où l´Allemagne de l´Est s´effondre qu’elle fait son entrée en politique et connaît une ascension rapide au sein du gouvernement de transition. Une fois la RDA officiellement intégrée à la République fédérale d´Allemagne (RFA), elle devient membre active de l´Union chrétienne-démocrate (CDU). Elue au Parlement, la protégée du chancelier Helmut Kohl – c´est ainsi qu´elle est perçue – se retrouve vite au gouvernement.

Pour pouvoir poursuivre son ascension au sein de la CDU, elle doit surmonter plusieurs handicaps : elle est une femme ; elle vient de l´ancienne Allemagne de l´Est ; enfin, elle est protestante dans un parti à l´électorat largement catholique. Suite à la défaite de la CDU en 2002 face au Parti social-démocrate (SPD), elle devient secrétaire-générale de la CDU puis la première dirigeante de la formation. La CDU et le parti frère de Bavière, l´Union chrétienne-sociale (CSU), remportent de peu les élections de 2005. Mais ni la CDU/CSU ni le SPD ne se trouvent en mesure de gouverner seuls et doivent former ensemble une grande coalition. Le Parlement choisit Angela Merkel comme chancelière, non sans se heurter à une très forte opposition.

Quelques neuf années plus tard, elle est désormais la plus ancienne des chefs de gouvernement de l´Union européenne et son autorité sur la politique et les affaires étrangères de son pays est incontestée. Lors de sa récente réélection à la tête de son parti, elle a obtenu 96,7% des voix.

Elle doit une partie de sa puissance actuelle à la solidité apparente des fondamentaux de l´économie allemande, qu´il s´agisse de son énorme excédent commercial ou de son chômage relativement faible. Angela Merkel a profité de cette situation pour poursuivre tranquillement, mais très efficacement et avec détermination, ses objectifs de politique étrangère.

La France – l´Italie aussi d´ailleurs – s´est faite tancer publiquement par la chancelière pour ne pas avoir ramené son déficit budgétaire sous les 3% du PIB, conformément à ses obligations européennes. Angela Merkel avait initialement rencontré une forte résistance du président François Hollande, qui s´était fait élire comme une sorte d´ « anti-Merkel » en appelant à une plus grande souplesse dans l´application des règles budgétaires de l´Union européenne. Le résultat de ce désaccord au grand jour fut le remaniement de son gouvernement. Manuel Valls, dont la position est proche de celle d´Angela Merkel, s´est retrouvé propulsé à Matignon et Arnaud Montebourg, qui représentait le point de vue plus à gauche en France, a remis sa démission du gouvernement. Non seulement Hollande a-t-il plus ou moins cédé à son homologue allemande mais l´opinion publique française ne lui en pas été reconnaissante le moins du monde. Sa cote de popularité s´est effondrée quand celle d´Angela Merkel atteint des sommets jamais vus.

Angela Merkel n´a pas non plus hésité à affronter le premier ministre britannique. David Cameron croyait, comme tous ses amis conservateurs, que la chancelière se montrerait compréhensive sur le fait qu´il se trouve dans l´obligation d´exprimer de fortes revendications à l´égard de l´UE s´il veut avoir une chance de contenir les humeurs anti-UE de plus en plus marquées dans son pays. Deux questions pressantes se sont posées à lui. Le mécanisme qui détermine les contributions annuelles de chaque Etat membre au budget de l´UE est des plus complexes. Or cette année, la contribution britannique au budget européen a été revue à la hausse de 1,7 milliard de livres sterling, augmentation que David Cameron a catégoriquement refusé de payer bien que de telles réévaluations soient choses normales.

Sur un autre sujet, plus important, le chef du gouvernement britannique a souhaité que son pays soit autorisé à instaurer des quotas de migrants en provenance d´autres pays de l´UE. Son homologue allemande a été très claire sur ce point, et l´a fait savoir : la libre-circulation des citoyens européens constitue un fondement de l´Union européenne et l’on ne saurait y toucher. A ses yeux, la Grande-Bretagne ne pourrait se permettre de mener une telle politique que si elle se décidait à quitter l´UE. C’est exactement ce que David Cameron cherche à éviter. Et pourtant, celui-ci se trouve placé sous une telle pression politique intérieure qu´il n´a d´autre choix que de continuer de supplier Angela Merkel.

Elle s´est montrée tout aussi critique de Barack Obama. Censée être une fervente partisane d´une relation étroite avec les Etats-Unis, elle a publiquement exprimé sa consternation quand il lui est revenu que l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) l´espionnait elle directement et qu’elle faisait de même pour tout ce qui concerne les affaires intérieures allemandes. Le président américain s´est contenté de promettre une réforme des aspects les plus graves de telles pratiques d´espionnage, mais Angela Merkel a déclaré que la fin ne justifiait pas les moyens et que « la confiance devait être reconstruite (…) les mots ne sauraient suffire ».

Le plus important, cependant, est peut-être la mauvaise volonté persistante qu´elle manifeste sur la question des sanctions ukrainiennes. Elle a fait échouer toutes les tentatives américaines de renforcer les sanctions et a insisté sur la priorité qui devait être donnée à la diplomatie.

Tout ceci nous conduit à la question de son positionnement vis-à-vis de la Russie. En public, elle pourfend avec véhémence, et de plus en plus fort, la politique russe en Ukraine. En pratique, la chancelière Merkel et le président Vladimir Poutine ont échangé directement plus de quarante fois depuis le début de la « crise ukrainienne ». La chancelière parle le russe couramment et Poutine l´allemand. La communication entre eux est donc des plus fluides. La recherche d´une « solution » diplomatique à leurs différends reçoit le soutien du ministre des Affaires étrangères allemand, le social-démocrate Frank-Walter Steinmeier, ardent partisan, et depuis longtemps, d´une diplomatie amicale à l´égard de la Russie. Cette politique reçoit le soutien des plus de 4 000 entreprises allemandes qui ont des intérêts économiques en Russie car l´Allemagne comme la Russie pourraient souffrir de nouvelles sanctions.

Le Daily Telegraph, quotidien conservateur britannique de référence, a cerné avec beaucoup de justesse la martingale politique d´Angela Merkel : « Elle aime passer des accords, pas faire des discours, et elle place le compromis avant la controverse (…) C´est une realpoliticienne par excellence, toujours désireuse de conclure des accords, mais jamais à n´importe quel prix.  »

Angela Merkel est une centriste de droite qui n´a rien d´une extrémiste. D´une certaine façon, elle cherche à apprendre aux autres grandes nations et à leurs dirigeants que pour obtenir des résultats de centre-droit, ils doivent jouer le jeu selon ses règles à elle. Naturellement, tout ceci suppose que la structure fondamentale du système-monde ne soit pas en elle-même menacée et que l´Allemagne puisse continuer d´afficher la même insolente bonne santé économique. J´en doute. Je pense au contraire que dans quelques années, l´Allemagne va certainement succomber aux effets les plus négatifs produits par la crise du système-monde actuel qui s’impose à tous les pays ». Toujours est-il que pour le moment, c´est Angela Merkel qui porte la culotte.

 

Traduction : TL
Édition : Mémoire des luttes

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.

 





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