Chroniques du mois

La rationalité néolibérale comme nouveau sens commun ?

samedi 27 janvier 2018   |   Christophe Ventura
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Le 17 janvier 2018 (Séville, Espagne)

Du 16 au 18 janvier 2018, l’Institut Joaquín Herrera Flores (Séville/Brésil) et le Master de droits humains, Interculturalité et Développement de l’Université Pablo de Olavide de Séville ont organisé un séminaire international intitulé « Néolibéralisme et souveraineté démocratique : nouvelles formes d’organisations politiques ».. Réunissant chercheur(e)s, responsables associatifs et politiques ( dont l’ancien ministre de la justice et de l’éducation brésilien Tarso Genro ou la candidate du Parti communiste du Brésil Manuela d’Avila à l’élection présidentielle 2018), juristes du Brésil, d’Espagne, de France et du Portugal, ces deux journées ont permis de s’interroger et d’échanger sur plusieurs phénomènes contemporains : crise de la démocratie libérale, judiciarisation de la vie politique, montée des nouveaux radicalismes, émergence de nouvelles formes politiques, etc.

Nous reproduisons ici l’intervention de Christophe Ventura prononcée lors de la table-ronde « La rationalité néolibérale comme nouveau sens commun ».

Pour débuter, j’aimerais remercier l’Institut Joaquín Herrera Flores et le Master de droits humains, Interculturalité et Développement de l’Université Pablo de Olavide de Séville pour l’organisation de ce séminaire de travail international intitulé « Néolibéralisme et souveraineté démocratique : nouvelles formes d’organisations politiques » [1].

Merci tout particulièrement à Carol Proner, professeure à l’Université fédérale de Rio (Brésil) et animatrice de l’Institut Flores, pour cette initiative bienvenue.

Traiter notre sujet oblige à reconnaître d’emblée l’existence d’une rationalité néolibérale, d’une vision et d’un projet de société néolibéral. Il existe un imaginaire, une utopie néolibérale. Nous devons reconnaître que le néolibéralisme offre – ou plus précisément offrait – sa part de rêve.

De quoi s’agit-il à grands traits ?
En matière de philosophie politique, il s’agit d’un engagement fort en faveur du principe de liberté. Mais d’une définition spécifique de la liberté qui pose comme principe directeur la « non interférence » pour utiliser le travail et les catégories du philosophe irlandais du républicanisme Philip Pettit [2]. Ici, rien (personnes, institutions, agents, Etat) ne doit interférer sur ma liberté et mes désirs.

A partir de là se dessine une certaine configuration de gouvernement et de démocratie. Cette forme de démocratie libérale affirme la liberté et l’égalité pour tous, la séparation des pouvoirs, le pluralisme.

Oui, mais dans cette version, elle met immédiatement ses principes, dans leur matérialisation, au service de la « non interférence »… de l’intérêt privé et de la propriété. Ici naît la démocratie de marché qui consacre – sans entraves – la liberté individuelle, la liberté d’entreprise, le droit de la propriété, le libre marché, le libre commerce.

Quelle est, dans ce cadre, la part de rêve qui est offerte à chacun d’entre nous et qui permet la construction d’un sens commun néolibéral ?

Pour répondre à cette question, je vais m’appuyer sur les mots du président de la République française, Emmanuel Macron. Ce dernier incarne radicalement ce rêve.

Son dernier livre s’intitule Révolution. Je pense que ce titre devrait être précisé avec l’adjectif « passive ». Car il s’agit de décrire un projet politique qui tente d’intégrer les nouvelles aspirations de la société pour les neutraliser au service de la continuité et de l’évolution du système en place, pas pour le changer. Emmanuel Macron n’est pas une révolution mais il est l’agent par lequel opère une modernisation de l’ancien système et de ses classes dirigeantes. Son projet est de construire un nouveau consentement au système. Pour ce faire, il est prêt à prendre en compte certaines demandes.

Evoquant sa jeunesse et son parcours politique et professionnel, Emmanuel Macron nous dit : « A l’heure où l’on choisit sa vie, je voulais un monde, une aventure qui me soient propres. D’aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours eu cette volonté-là : choisir ma vie.  »

Nous y voilà, au cœur de la part de rêve. La part du rêve néolibéral pour chacun d’entre nous, c’est cette idée de mobilité possible, permanente, ascendante, transversale, physique et sociale pour moi, mes projets, les miens, mes enfants, etc. Objectif atteignable si je suis volontaire, déterminé, inventif, adapté, évolutif et si, de son côté, la société, le système, l’Etat n’interfèrent pas, ne me bloquent pas, permettent juste à chacun de jouer sa chance.

Ainsi soit-il. Ce que ne traite pas le président français, c’est que l’immense majorité des gens ne peut pas, ou de manière très limitée, « choisir » sa vie. Elle la subit sous le poids de multiples déterminismes qui trouvent leur source dans les structures du système qu’il défend. En réalité, la théorie formelle libérale se décompose à mesure qu’elle se confronte à l’influence des logiques économiques et des organisations sociales.

Toutefois, c’est bien cette rationalité apparente qui explique beaucoup de l’adhésion de vastes groupes sociaux, notamment de ce que l’on appelle les « classes moyennes », à l’ordre libéral. Par « classes moyennes », je veux dire ceux qui ont accès à un minimum de sécurité et de gratifications dans la société de marché. Ceux qui, traditionnellement, constituent les bases sociales de l’ordre néolibéral.

Mais précisément, cette adhésion se lézarde depuis que sévit partout la crise de la mondialisation avec son cortège de pauvreté, d’inégalités, de précarité, de risques géopolitiques qui détruit les mobilités et les ascensions sociales et organise le démembrement des droits sociaux et démocratiques.

Nous vivons un moment dans lequel la part du rêve néolibéral se fracture au sein des secteurs qui, traditionnellement, soutenaient l’ordre néolibéral.

C’est l’heure de la crise de l’hégémonie néolibérale. Elle coexiste désormais avec celle de l’utopie révolutionnaire si j’ose dire. Mais cette situation est aussi une opportunité pour le camp de l’émancipation.


Place du triomphe, Séville. La cathédrale à gauche, l’Alcazar à droite. Ici se préparaient administrativement et logistiquement les expéditions impériales en Amérique latine.

En effet, deux chemins sont devant nous. Celui de l’autoritarisme capitaliste, qui peut prendre une voie douce et séductrice nommée Emmanuel Macron, Mauricio Macri en Argentine ou Ciudadanos en Espagne. Ou une voie machiste et agressive avec Donald Trump. Mais, dans les deux cas, nous sommes face à un projet des classes dirigeantes qui cherchent à conserver et défendre leur système en crise.

L’autre chemin est celui de la radicalisation de la démocratie en tant que nouveau projet politique, économique et social pour la gauche.

Radicaliser les principes de la démocratie libérale pour les inscrire dans la tradition de la démocratie populaire nourrit ce projet. Ce dernier cherche à articuler autrement les principes de liberté et d’égalité. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de liberté entendue comme « non interférence » mais de liberté comme horizon de « non domination » pour rester dans le cadre des travaux de Philip Pettit. Eliminer le plus possible, par le combat démocratique et la délibération collective, les mécanismes de domination - notamment économiques, sociaux et culturels - qui entravent la réalisation de notre liberté individuelle (qui n’a pas, dans nos sociétés, le « même prix » selon que l’on soit riche ou pauvre) et collective et notre droit d’accès réel et égal à cette liberté.

Ce projet induit la nécessité de construire des droits individuels et collectifs plus forts contre les dominations qui s’exercent contre la société, l’intérêt général, l’espace public, les majorités sociales.

La crise de la mondialisation nous a plongée dans ce « moment » en Europe. Nous sommes au début d’une nouvelle bataille pour définir ce qui va devenir la nouvelle formation hégémonique.

C’est ce que j’appelle le « moment populiste ». Je le définis ici notamment à partir d’outils proposés par les travaux d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. En France, nous l’expérimentons. Sur le plan politique, l’émergence du mouvement « France insoumise » répond à la révolution passive d’Emmanuel Macron et à son « tout doit changer pour que rien ne change ». D’un côté, le mouvement de la « non domination », de l’autre, celui de la « non interférence ».
La théorie populiste affirme que la mobilisation politique se reconstruit à partir de la question démocratique. D’ailleurs, toute observation historique nous conduit à signaler que les changements politiques démarrent toujours à partir de questions démocratiques (contre les pouvoirs arbitraires et autoritaires).

Ces moments sont toujours ouverts et disputés. Ils peuvent, à partir d’une hétérogénéité de demandes plurielles non prises en compte par les pouvoirs et les institutions, faciliter la construction de nouvelles convergences et alliances politiques, de nouvelles frontières politiques. Tout l’enjeu des batailles « eux » / « nous » ; « peuple/oligarchie » se situe là.

Le populisme propose de construire un peuple à partir d’un projet de radicalisation de la démocratie, des principes énoncés de la démocratie libérale, mais pour leur donner une matérialisation autre. Ce populisme doit être pour moi de gauche car inscrit dans la tradition égalitaire (justice sociale, égalité, souveraineté). Cette dernière mène implacablement à questionner le capitalisme, ses structures économiques et sociales.

Je précise que ce « peuple » a pour moi un contenu de classe. La crise de l’hégémonie et de la rationalité néolibérales permet de penser de nouvelles alliances entre les classes moyennes (notamment urbaines, les plus dynamiques sur le plan des relations sociales et politiques) et les classes populaires. Cette crise permet de penser cette alliance à partir d’une mobilisation première des classes moyennes qui sont en rupture et en cours de désaffiliation politiques. Classes moyennes qu’il faut, dans ce moment particulier, rapprocher des demandes populaires, autour d’un projet de société populaire. Classes moyennes qu’il faut mettre en lien avec des secteurs populaires dont la désaffiliation politique est déjà avancée, même consommée. Secteurs populaires qui, quant à eux, vivent avec clairvoyance et lucidité le monde social qui les entoure. Ils savent ce que veut faire d’eux le système économique d’aujourd’hui et de demain – celui prôné par Emmanuel Macron du « capital humain », de la robotisation, des algorithmes, des « technologies propres » (clean-tech [3]), de la fin des droits fixes pour tous et de l’adaptabilité perpétuelle aux exigences de l’économie. Ces secteurs populaires se sont largement mis en dehors du jeu politique au travers de mécanismes d’abstention aux élections, de rejet de la représentation politique, de votes anti-système (y compris d’extrême-droite).

Ces défis sont ceux qui s’imposent à nous. Difficiles et incertains, ils sont pourtant ouverts et mobilisateurs. Ce sont en tout cas les seuls qui valent la peine pour ceux qui s’engagent en politique, dans les affaires de la cité. Ceux-là mêmes qui s’engagent pour leur futur, celui des leurs, de leurs enfants et des prochaines générations. Car, si l’on comprend le sens de la liberté comme « non domination », nous comprenons alors que les deux choses – sa vie personnelle et la vie collective – sont indissociables.

 




[2Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard, Paris, 2004.

[3« Les cleantech (abréviation de clean technology) sont les techniques et les services industriels qui utilisent les ressources naturelles, l’énergie, l’eau, les matières premières dans une perspective d’amélioration importante de l’efficacité et de la productivité. », Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Cleantech



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