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La reconquête de la souveraineté des peuples doit devenir le cœur battant de la gauche

dimanche 26 avril 2015   |   Morvan Burel
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Chômage élevé, augmentation de la pauvreté, généralisation de la précarité, explosion des inégalités… La crise financière de 2007-2008 a exacerbé en Europe une crise économique, sociale et politique déjà structurellement installée depuis plusieurs décennies. Elle prend racine dès le début des années 1980.

A cette époque, alors que le monde du socialisme réellement existant s’écroule, les libéraux radicaux accèdent au pouvoir. Profitant d’une victoire dans la confrontation idéologique, ils parviennent facilement à imposer leur programme, garanti selon eux par une forme d’inéluctabilité historique. Les socialistes alors aux commandes de la France choisissent de se mettre au pas dès 1983. C’est le fameux « tournant de la rigueur » : en choisissant de se rattacher à l’ordre économique néolibéral, la France oriente le projet européen dans cette même voie et contribue à diffuser l’idée d’une impuissance progressive des Etats face à la mondialisation économique. Désormais, qu’ils soient conservateurs-libéraux ou sociaux-démocrates (puis sociaux-libéraux), les gouvernements n’ont plus vocation à agir sur l’état du monde. Au contraire, au nom de la poursuite de la compétitivité nationale dans un monde sans frontières, le politique déconstruit méthodiquement et systématiquement les acquis sociaux, arrachés durement par le mouvement ouvrier.

La mondialisation économique, impulsée par les gouvernements, a pourvu les détenteurs de capitaux d’un extraordinaire levier pour favoriser leurs intérêts au détriment de ceux des salariés. La dérégulation des échanges de marchandises et de capitaux a permis aux multinationales de mettre en concurrence les travailleurs dans un espace plus vaste que celui des Etats, et donc de mettre en concurrence les Etats eux-mêmes, les législations de ces Etats elles-mêmes. Les gouvernements n’ont plus d’autre ambition que de rendre leur territoire le plus compétitif possible pour retenir ou attirer les détenteurs de capitaux. Ceux-ci n’hésitent plus à exercer un chantage permanent dans le but de réduire ou supprimer les dispositifs qui nuisent à la rentabilité maximum de leurs investissements.

De nombreux salariés ont déjà fait les frais des fermetures de sites industriels occasionnées par les délocalisations, beaucoup ont dû accepter des dégradations de leurs conditions de travail face à des situations de chantage à l’emploi et tous ont subi des législations sociales en recul (santé, retraite, accès aux services publics, etc.).

La poursuite de la compétitivité économique comme objectif pour une société constitue la négation absolue de la souveraineté populaire. La souveraineté peut en effet se définir comme la capacité du peuple de se doter et de mettre en œuvre des règles de vie commune choisies librement. Ces normes concernent bien évidemment le champ économique et social. En effet, c’est dans ce domaine que se définissent des concepts aussi importants que la répartition des richesses, la solidarité entre les individus, la protection face aux aléas de la vie (maladie, invalidité au travail, vieillesse), etc. Les choix effectués par le peuple souverain en matière économique et sociale représentent d’ailleurs une grande partie de son identité culturelle. La France s’est caractérisée par la construction d’une très forte solidarité, contraignant, plus que dans les pays anglo-saxons par exemple, les détenteurs de capitaux au bien-être commun.

L’érection de la compétitivité en dogme rend précisément ces choix impossibles. Les normes économiques et sociales s’alignent toutes sur une norme présentée comme incontournable, auquel il convient de s’adapter, afin d’attirer ou de retenir sur son territoire les capitaux, et donc les emplois. Et comme cette norme est définie par les capitalistes, elle s’aligne toujours sur le moins-disant. En établissant cette règle de la vie économique, en détruisant au nom de cette sacro-sainte compétitivité leurs normes sociales, les Etats renoncent de fait à ce qui doit être leur rôle, c’est-à-dire l’exercice de la souveraineté déléguée par le peuple.

Restaurer la souveraineté perdue doit donc figurer au coeur du corpus revendicatif des organisations de la gauche de transformation sociale, à part égale avec la description de la nouvelle société qu’elle appelle de ses vœux.

En France, les causes de la crise, la nécessité de dénoncer fermement les politiques de dérégulation et de privatisation, la prise en compte de la nouvelle donne environnementale ont été analysées par les organisations de la gauche de transformation sociale, partis et syndicats. Ils ont élaboré un discours cohérent autour d’un modèle alternatif de société : plus de justice sociale, rééquilibrage du rapport capital/travail, renforcement des services publics, révolution énergétique, etc. Ce que les citoyens n’ont pas perçu, c’est leur capacité politique à mettre en œuvre une alternative, ici et maintenant. Soit les moyens de la souveraineté pour appliquer de manière effective les idées proposées.

L’échec du Front de gauche aux élections de 2014 et 2015 (municipales, européennes et départementales) et du mouvement social à créer les conditions d’une contestation d’ampleur (aucune grève majeure n’a eu lieu depuis l’opposition à la « réforme » sur les retraites en 2010 menée par Nicolas Sarkozy et François Fillon) peut s’analyser ainsi. Les citoyens sont demeurés incrédules sur la capacité de ces organisations à renverser le rapport de forces imposé par les multinationales dans une économie mondialisée. Comment expliquer sinon que la crise permanente, l’ampleur destructrice prise par celle-ci depuis 2008 n’aient pas permis à ses dénonciateurs de rencontrer une adhésion auprès des citoyens les plus durement touchés ?
 
La restauration de la souveraineté implique inévitablement une dénonciation de l’ordre européen actuel. Sur ce point crucial, le discours des syndicats et des partis politiques de gauche est demeuré beaucoup trop flou, timide et ambigu.

L’Union européenne (UE) a en effet précisément dilué la souveraineté populaire, grâce à la libre circulation des marchandises et des capitaux, et imposé ainsi une domination des intérêts économiques privés.

La politique de libre-échange est au coeur du projet européen. Elle est garantie par les traités constitutifs de la construction européenne (traité de Rome de 1957 et Acte unique européen de 1986 principalement). L’absence de régulation des flux marchands sur l’ensemble du continent, au-delà des frontières des Etats, permet de contourner efficacement les législations porteuses d’un modèle économique et social solidaire exigeant : il suffit pour les détenteurs de capitaux de substituer à la production de biens sur ces territoires l’importation de ces mêmes biens depuis des Etats où les normes en vigueur sont beaucoup plus faibles.

Simultanément, la libre-circulation des capitaux permet à des entreprises européennes de placer leurs unités de production sur des territoires « moins-disant » d’un point de vue réglementaire. Cette double tendance, au cœur de la stratégie économique des grands groupes, rend la production de biens, et donc le maintien de l’emploi, de plus en plus difficile dans les Etats qui défendent encore des législations sociales ambitieuses.

Dans ce contexte, la dénonciation du traité de libre-échange en cours de négociation avec les Etats-Unis (projet de grand marché transatlantique, dit GMT – TAFTA ou TTIP selon les acronymes anglophones) permet d’illustrer opportunément tous les enjeux liés à la problématique de la souveraineté tels qu’ils pourraient être intégrés dans un discours rénové de la gauche radicale. Ce traité est négocié par la Commission européenne, avec l’accord et le soutien du Parlement européen et du Conseil européen. Il a vocation à étendre dans un espace conjoint Europe/Etats-Unis les règles de circulation non régulée des marchandises et des capitaux en vigueur aujourd’hui sur les territoires de l’UE et de l’Amérique du Nord [1] pris séparément.

La lutte contre le GMT est d’abord justifiée par les conséquences immédiates et inacceptables qu’il impliquerait sur la vie des peuples européens. L’alignement des normes en vigueur sur des standards américains représenterait ainsi un recul social irrémédiable en matière d’environnement (exploitation des houilles de schiste), de droit du travail (fin du système généralisé de protection sociale), d’accès aux services publics (privatisation progressive des services de santé ou d’éducation), d’agriculture et d’alimentation (utilisation d’intrants chimiques, d’hormones de synthèse, etc.).

Mais la dénonciation de ce traité se justifie aussi en elle-même par la fin de la souveraineté populaire qu’il compte imposer. L’ampleur du champ social que le texte a vocation à englober (la totalité, en réalité), l’étendue des populations qu’il concerne et les moyens imaginés par ses promoteurs pour en assurer le fonctionnement réduisent à néant la souveraineté des peuples. L’instauration de tribunaux d’arbitrage privés et d’un mécanisme de coopération réglementaire [2] chargés d’assurer la bonne application du traité constitue la manifestation la plus outrancière d’une perte de souveraineté insidieuse et calculée. L’application dans le temps du traité sera confiée à des organismes non démocratiques. Les Etats deviennent des justiciables placés au même rang que les personnes privées. Leurs décisions sont susceptibles d’être contestées, car non conformes aux intérêts économiques d’opérateurs privés, représentés dans ces instances arbitrales. Avec ce projet, les détenteurs du capital parviennent à se débarrasser habilement et silencieusement de « l’aléa démocratique » : aucun gouvernement, aucune élection ne pourra plus menacer leurs intérêts.

La plupart des forces du mouvement social se sont regroupées pour empêcher la signature de ce traité. La gauche radicale doit maintenant amplifier la lutte et la contestation autour du GMT. L’importance des enjeux, le caractère frappant de certaines de ses conséquences (fin de l’interdiction d’importation de poulets aux hormones américains, impuissance juridiquement organisée des Etats avec le recours aux tribunaux d’arbitrage) doit servir de catalyseur pour dénoncer la mondialisation économique et revendiquer ainsi la restauration de la souveraineté du peuple.

Au-delà de ce seul projet de traité, ce sont tous les traités de libre-échange qui doivent être remis en cause. Le GMT, ou l’AECG (Accord économique et commercial global, accord de libre-échange avec le Canada, en cours de ratification – CETA en anglais) vont certes beaucoup plus loin que les autres accords caractérisant la politique commerciale européenne (dont les traités de l’UE eux-mêmes). Cependant, ils s’inscrivent dans la même logique et poursuivent le même objectif que les accords de libre-échange précédents : l’annihilation des moyens des peuples et des Etats afin que plus rien ne s’oppose au libre jeu du marché et à la maximisation des profits des acteurs économiques et financiers.

La destruction de l’exercice réel de la souveraineté des peuples par les puissances économiques et financières s’inscrit donc dans une longue et patiente mise en place d’accords de libre-échange. Ce phénomène connaît une forte accélération ces dernières années avec l’émergence de ces nouveaux projets de traités, comme l’AECG ou le GMT. S’ils sont mis en place, la souveraineté des peuples risque d’être totalement détruite. Sa reconquête doit donc devenir un enjeu central pour la gauche de transformation sociale. A ce titre, les organisations qui la composent vont devoir de nouveau appréhender des questions cruciales susceptibles de produire des clivages.

La souveraineté s’exerce par définition sur un territoire défini, la délimitation de celui-ci revêt donc une importance fondamentale. Pour la gauche, aujourd’hui, cela consiste bien sûr à répondre à cette question : le continent européen peut-il être ce territoire ? Si l’on veut bien écarter un présupposé idéologique répandu à gauche qui déconsidère la nation pour n’y voir qu’un concept réactionnaire et qui, par opposition, valorise l’espace européen, une analyse pragmatique des faits historiques démontre que la Communauté européenne, puis l’UE, s’est construite autour des seules idées de concurrence, de compétitivité, de libre-échange, qui ont pour vocation de supprimer la souveraineté.

L’urgence sociale et politique est aujourd’hui absolue et la conquête d’une Europe sociale, si tant est qu’elle soit possible, n’est pas envisageable à très court terme. L’UE à vingt-huit Etats membres rassemble des objectifs politiques, des réalités économiques, sociales et historiques trop disparates pour se réformer spontanément et incarner subitement un espace où la souveraineté populaire pourra se rétablir immédiatement. Au contraire même, parce que l’idée européenne s’est construite sur la seule compétitivité, ses institutions telles qu’elles existent sont devenues un obstacle contre lequel les peuples doivent se dresser.

Cela s’avère d’autant plus nécessaire que la disparation de la capacité d’agir du politique, actée et constatée depuis maintenant trois décennies, a créé une nouvelle menace : la montée en puissance des extrêmes droites dans de nombreux pays d’Europe, en Belgique, aux Pays-Bas, en Autriche, au Royaume-Uni, et bien évidemment en France. Le Front national se nourrit des abandons successifs de souveraineté entérinés par toutes les autres forces politiques en présence. Il axe son discours sur cette seule thématique, en affichant une capacité d’agir sans ambiguïté : sortie immédiate de l’euro, rupture avec l’UE, rétablissement des frontières nationales, retour du protectionnisme, etc.

Il est capital pour la gauche radicale de ne pas refuser de s’emparer de ces revendications précisément parce que le Front national les a intégrées à son discours. Ce dernier se garde d’ailleurs bien de décrire le projet qu’il porte, dans la mesure où il s’agit d’un programme de droite classique, préservant les intérêts du capital. Il est diamétralement opposé aux intérêts des classes sociales ouvrières, victimes de la mondialisation, dont une partie lui apporte pourtant son soutien électoral.

La conquête de la souveraineté populaire, aujourd’hui sa restauration, est une des revendications historiques de la gauche, qui a tout à perdre si elle choisit de tourner le dos à cet héritage, issu de la Révolution française, au seul motif que l’extrême droite a récupéré et dévoyé ce débat depuis plusieurs années.

Aujourd’hui, en Europe, des forces politiques de progrès sont au pouvoir, ou en sont aux portes. Des mouvements sociaux de grande ampleur, comme en Espagne, ont rassemblé des millions de citoyens contre l’austérité. Ces forces sont enfin prêtes à bouleverser l’ordre social réactionnaire qui enferme les peuples dans une crise sans fin. En Grèce, en Espagne, ce changement s’exerce dans le cadre de l’État nation. C’est lorsque les sociétés se seront enfin durablement orientées vers le progrès social dans un nombre significatif d’Etats nations en Europe (territoires sur lesquels la souveraineté populaire s’est construite, où existent des compromis sociaux, des institutions et des services publics efficaces et immédiatement mobilisables) que la construction européenne pourra être repensée entièrement. Il ne doit plus s’agir de la construction d’une souveraineté technocratique supranationale, mais de la définition d’objectifs politiques communs à atteindre par la coopération volontaire de peuples souverains.




[1Dans le cadre de l’Alena, accord de libre-échange regroupant les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.

[2Ce mécanisme complexe aura pour vocation de soumettre, une fois le traité ratifié, toutes les décisions politiques ultérieures à l’examen de leur conformité aux règles commerciales fixées par le traité. Un « conseil de coopération réglementaire », composé de membres non élus, sera chargé de le faire fonctionner. Le processus tiendra les peuples à l’écart laissera toute la place aux lobbyistes et groupes d’intérêts privés d’influer sur le contenu final des textes législatifs et réglementaires. Voir « TAFTA, une attaque camouflée sur la démocratie et les normes de réglementation » http://corporateeurope.org/sites/default/files/ttip_fr.pdf



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