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QUAND L’AMÉRIQUE LATINE DONNE L’EXEMPLE

Le Sucre contre le FMI

mardi 30 décembre 2008   |   Bernard Cassen
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Les dirigeants politiques mondiaux sont visiblement décontenancés par l’accélération de la crise systémique actuelle du capitalisme. A peine ont-ils pris une décision qu’elle est déjà dépassée par les événements. Tout le monde a maintenant conscience que les plans de sauvetage financiers, économiques et industriels mis en oeuvre dans les métropoles du libéralisme réunies dans l’ancien G7 (devenu G8 avec l’incorporation de la Russie) ne sont que les épisodes d’un feuilleton : après le plan 1, il y aura le 2, puis le 3, etc. 

Ce n’est pourtant pas ce sentiment d’urgence qui s’est dégagé du Sommet du G 20 du 15 novembre dernier à Washington, malgré l’énorme battage médiatique dont il a fait l’objet. On y a simplement pris rendez-vous pour un autre sommet qui aura lieu avant avril 2009. Avant le 31 mars, les ministres des finances des 20 gouvernements concernés doivent lancer des “actions immédiates” dans cinq domaines identifiés dans le communiqué final comme des “principes communs” : renforcer la transparence et la responsabilité ; favoriser une régulation saine ; promouvoir l’intégrité des marchés financiers ; renforcer la coopération internationale entre instances de régulation ; réformer les institutions financières internationales. Déjà, à la mi-décembre 2008, l’énorme scandale du fonds américain Bernard Madoff qui a englouti 50 milliards de dollars de riches investisseurs sans que la Security and Exchange Commission (SEC), le “gendarme” de la Bourse américaine, s’aperçoive de quoi que ce soit, montre bien l’ampleur de la tâche à accomplir. On peut douter qu’existe la volonté politique de la mener à bien.

Cela d’autant plus, comme nous l’explique l’économiste français Jacques Sapir, que les cinq principes cités plus haut “sont accompagnés de la proclamation d’un attachement à la libéralisation financière et d’un rejet de toutes mesures protectionnistes. Or ces deux libéralisations sont celles qui ont conduit aux pratiques que l’on cherche à réglementer et qui sont à la base de la crise actuelle. La contradiction entre les principes de réforme énoncés et l’engagement à poursuivre les politiques de libéralisation est d’un telle évidence que las marchés financiers, loin de se réjouir, ont soit stagné soit accentué leur baisse le lundi 17 décembre”.

Au moment où la montagne médiatique du G 20 accouchait d’une souris libérale, la presse internationale restait muette sur une réunion qui va pourtant déboucher sur un événement historique : la mise en place, en Amérique latine, d’une structure monétaire régionale en rupture totale avec la logique des institutions de Bretton Woods, et qui brisera le monopole du Fonds monétaire international (FMI).

On se souvient que, pour parer à la grande crise financière de 1997, partie de l’Asie orientale, le Japon avait proposé de créer un Fonds monétaire asiatique qui, en injectant des liquidités dans les circuits financiers des pays affectés, aurait permis de limiter l’ampleur du “tsunami” et d’éviter sa propagation à la Russie, puis au Brésil. A l’époque, le gouvernement américain et le FMI tuèrent cette initiative dans l’oeuf.

Ce que Tokyo ne put à l’époque réaliser, un petit groupe d’Etats des Caraïbes, d’Amérique centrale et du Sud en train de le faire, et en allant même beaucoup plus loin : réunis à Caracas le 26 novembre, les dirigeants des six pays [1] membres de l’Alternative bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba), rejoints par l’Equateur, ont non seulement décidé de créer un Fonds de stabilisation et de réserve qui les protègera collectivement [2], mais aussi, pour toutes les transactions commerciales, tant intra-zone que hors-zone, de se doter d’une unité de compte commune assortie d’une chambre de compensation de paiements. Cette unité de compte et cette chambre porteront le nom de Système unitaire de compensation régionale ou SUCRE [3].

On reconnaîtra dans ce dispositif aussi bien les mécanismes de l’Union européenne des paiements qui, de 1950 à 1958, assura une stabilité complète des changes entre ses 18 pays membres, que ceux du Système monétaire européen (SME) et de son élément central : l’ECU (European Currency Unit), ancêtre de l’euro. Comme l’ECU, le SUCRE sera seulement, du moins dans l’immédiat, une unité de compte et de valeur. Pas une monnaie avec son institut d’émission et ses pièces ou billets. 

Cette initiative, qui pose cependant certains problèmes techniques [4] et qui devrait se concrétiser au début 2009, est une très gros pavé dans le jardin du FMI. La déclaration finale de la réunion de Caracas critique en effet vertement “un système financier international qui a promu la libre circulation des capitaux et la domination de la logique de la spéculation financière au détriment de la satisfaction des besoins des peuples”. Sans être nommément désigné, le G 20 n’est pas épargné : les signataires dénoncent “l’absence de propositions crédibles et vigoureuses pour faire face aux effets dévastateurs de la crise financière”.

La création du SUCRE s’inscrit dans une logique géopolitique : mettre fin à l’hégémonie du FMI - dont le président Chavez demande même la dissolution – et donc des Etats-Unis et du billet vert, pour aller vers un monde multipolaire, y compris dans le domaine monétaire. La déclaration fait état de “la ferme conviction que l’espace régional est l’espace privilégié pour donner des réponses immédiates et effectives” à la crise en vue de créer un “espace libéré des inefficaces institutions financières globales et du monopole du dollar comme monnaie de change et de réserve” et “pour avancer vers la création d’une monnaie commune, le SUCRE”.

Le SUCRE ne pose aucun problème de financement : à lui seul, le Venezuela dispose de réserves de change de 100 milliards de dollars. Par ailleurs, sa simple existence aura un effet dissuasif sur la spéculation.

Cette volonté de construction et de solidarité régionales, notamment en matière monétaire, s’est également manifestée deux semaines plus tard lors du sommet du Système de l’intégration centramaricaine (SICA) [5] tenu le 5 décembre 2008 à San Pedro Sula au Honduras. Comme deux des Etats promoteurs du SUCRE, le Honduras et le Nicaragua, sont aussi membres du SICA, ils ont relayé l’initiative prise à Caracas et ils ont invité le président équatorien, M. Rafael Correa, à faire prochainement une tournée en Amérique centrale pour l’expliquer. Le SICA a par ailleurs pris une initiative qui va dans le même sens que le SUCRE et qui, à terme, pourrait converger avec lui. Les présidents réunis au Honduras demandent en effet que soit étudiée “la mise en place d’une chambre de compensation centraméricaine et la création d’une monnaie centraméricaine”. C’est-à-dire d’un dispositif semblable au SUCRE, même si la signification de “monnaie centraméricaine” figurant dans le communiqué final, n’est pas précisée. S’agit-il d’une unité de compte, comme l’ECU, d’une monnaie commune ou d’une monnaie unique, tel l’euro ? A moins que cette expression renvoie à un processus évolutif.

Le SUCRE est ouvert à tous les pays de l’hémisphère, mais il n’est pas question d’en remodeler l’architecture en fonction des souhaits de tel ou tel Etat qui voudrait s’y joindre. Cette architecture a d’ailleurs une cohérence à laquelle on peut difficilement toucher sans le détruire. Et, à cet égard, l’expérience de la Banque du Sud n’est pas encourageante : sa création a certes été décidée, mais sa mise en place se fait attendre, notamment en raison des atermoiements du Brésil. Dans ce domaine comme dans d’autres, le gouvernement du président Lula est en effet pris dans une contradiction. 

D’un côté, comme on l’a vu lors du récent Sommet de Sauipe [6], il souhaite une intégration régionale latino-américaine dans laquelle, en raison de son poids, il jouerait logiquement le premier rôle, notamment vis-à-vis de Washington. Ce qui devrait le conduire à se joindre au SUCRE et à encourager les Etats du Cône Sud à en faire autant. Un tel élargissement modifierait les équilibres au sein du Système, ce que les membres actuels, en premier lieu le président Chavez, sont parfaitement disposés à accepter, mais sur le principe « un Etat une voix », quel que soit l’apport financier des uns et des autres au Fonds de stabilisation et de réserve.

D’un autre côté, même après la première élection de Lula en octobre 2002, le Brésil a continué à jouer en permanence la carte de la « respectabilité » politique vis-à-vis de Washington et du FMI, notamment dans le remboursement de sa dette extérieure. Cette « respectabilité », couronnée par son appartenance au G 20, serait sérieusement affectée par l’adhésion aux thèses anti-libérales contenues dans le document fondateur du SUCRE… D’autant plus que aussi bien les membres du SUCRE que ceux du SICA ne reconnaissent pas la légitimité du G 20 à décider des affaires monétaires du monde et appellent à une concertation sur le sujet dans le cadre des Nations unies.

Lors de la visite du président Dmitri Medvedev à Caracas le 27 novembre 2008, au lendemain de la réunion Alba élargie à l’Equateur, l’éventualité de l’entrée de la Russie dans l’Alba en qualité d’observatrice a été évoquée, comme l’avait été celle de l’Iran auparavant. La Russie songe également à créer une zone rouble qui pourrait se doter de mécanismes de coopération avec la zone Alba élargie. En Asie, le projet avorté de 1997 pourrait reprendre forme. La multipolarité monétaire semble en route…




Article (dans sa première version) aussi publié sur le site du Monde diplomatique : http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2008-12-02-Sucre


[1La Bolivie, Cuba, la Dominique, le Honduras, le Nicaragua et le Venezuela

[2Dans l’immédiat et pour des raisons de procédures de décision, la Dominique n’aura qu’un statut d’observateur.

[3Du nom d’Antonio José de Sucre (1795-1830), lieutenant de Simon Bolivar et vainqueur de la bataille d’Ayacucho (1824) qui assura l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique du Sud.

[4Sur les six premiers pays ayant décidé le lancement du SUCRE, l’un, l’Equateur, a comme monnaie nationale le dollar, et un autre, Cuba, a une monnaie non convertible.

[5Le SICA comprend 7 Etats membres (Belize, le Costa Rica, El Salvador, le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua et le Panama), un Etat associé (la République Dominicaine) et trois observateurs (l’Espagne, le Mexique et Taïwan).

[6Réunis le 17 décembre 2008 à Sauipe, près de Salvador de Bahia, au Brésil, les pays d’Amérique latine et des Caraïbes ont décidé de créer une organisation permanente dans laquelle se fondront l’actuel Groupe de Rio et le Sommet de l’Amérique latine et des Caraïbes pour l’intégration et le développement (CALC) nouvellement créé.



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