Les contributions de Jacques Sapir

Le virus mutant de la crise

mercredi 21 avril 2010   |   Jacques Sapir
Lecture .

(Entretien à paraître dans le numéro de mai 2010 de l’édition coréenne du Monde diplomatique.)

1.- Vous affirmez que l’on ne doit pas confondre le capitalisme et le marché. Quelle est la différence entre l’économie capitaliste et l’économie de marché ?

On a en effet souvent tendance à confondre ces deux notions. Or elles ne sont pas synonymes. Le marché, pris au sens théorique du terme, est un mode de coordination, mais il n’est pas le seul. On constate que, partout où l’on trouve des marchés, on trouve aussi d’autres modes de coordination, comme les réseaux et les hiérarchies, et surtout des institutions sans lesquelles les marchés ne sauraient fonctionner.

Au sens strict du terme, une économie de marché utiliserait uniquement le « marché » comme mode de coordination. Les entreprises n’y existeraient pas. Dans un sens moins strict, on utilise souvent le terme en opposition à « économie mixte » ou encore à « économie planifiée » en oubliant que, dans ces économies, les marchés sont aussi présents. Le problème, avec ceux qui parlent d’économie de marché, est qu’ils ne savent pas à quels marchés ils font référence, et qu’ils ignorent, ou feignent d’ignorer, que certains marchés sont des institutions et parfois même, comme dans le cas des Bourses du monde entier, des entreprises. L’économie de marché, au sens d’une économie entièrement régie par le principe du marché, me semble une impossibilité théorique. Elle relève d’une utopie libérale, au même titre que la société sans classes et sans État.

La notion de capitalisme me semble, quant à elle, bien plus riche, et en même temps beaucoup plus rigoureuse. Elle se fonde sur l’existence d’une double séparation : celle entre les producteurs, dont les projets ne sont pas coordonnés au départ, et ne peuvent l’être qu’ex- post, et celle entre travailleurs salariés et capital, qui fonde d’ailleurs l’existence du salariat.

La première séparation nous indique que la crise est une possibilité permanente dans le capitalisme. Les dépenses d’investissement sont en effet initiées sans que l’on ait la moindre certitude sur leurs dénouements. Il y a là une incertitude radicale qui, dans la société moderne, s’exprime essentiellement dans la sphère financière. C’est l’une des raisons pour lesquelles Hyman P. Minsky, un grand économiste keynésien américain, considérait l’entrepreneur avant tout comme un gestionnaire financier. La seconde séparation implique le conflit de répartition, et le conflit salarial en particulier, comme la forme majeure de l’affrontement social dans une telle société.

Si la crise reste, dans la plupart des cas, une simple possibilité, c’est bien parce qu’existent des institutions et des conventions qui limitent l’incertitude issue de cette séparation. Le rôle de ces institutions est resté ignoré par le courant dominant ou mainstream en économie. Ce n’est que tout récemment qu’il a accepté, et non sans d’importantes réticences, que les institutions puissent jouer un rôle dans l’économie.

Le capitalisme est à la fois une notion de théorie et une notion qui a un ancrage historique important. On sait que les capitalismes peuvent être très différents dans le temps, mais aussi dans l’espace. Ils admettent des formes qui peuvent varier de manière très large. Cette notion apparaît donc comme beaucoup moins réductrice que celle d’économie de marché. Elle évite en tout les cas la myopie devant la crise dont ont fait preuve tant d’économistes.

2.- Vous avez dit que la crise financière n’a pour cause fondamentale ni les subprimes ni la politique des banques, mais la répartition inégale des revenus. Pourquoi ?

Tout d’abord parce qu’elle a pris naissance aux Etats-Unis, dans un contexte d’appauvrissement de la majorité de la population. Les deux tiers des Américains, dont les revenus n’augmentent pas ou même baissent depuis 2000, n’ont pu maintenir leur consommation que par le recours à l’emprunt. L’endettement des ménages est ainsi passé de 60% du PIB, au début des années 1990, à 100% en 2007. C’est la cause immédiate de la crise des subprimes. Ensuite, par ce que cette crise renvoie aussi aux déséquilibres commerciaux, et donc monétaires, qui existent à l’échelle mondiale.

La finance a bien joué un rôle dans cette crise, et il ne faut absolument pas nier la responsabilité des banques et des autorités de supervision du secteur bancaire dans son déclenchement et dans son développement. Mais parler de crise purement financière serait néanmoins une erreur car ses origines sont à chercher dans des désordres institutionnels (comme la dérégulation au niveau national et international) et dans des problèmes de l’économie réelle, comme la déflation salariale et la déformation de la répartition des revenus.

3.- Vous aviez écrit que la crise économique devait se poursuivre jusqu’à la fin de 2009. Maintenant, pensez vous qu’elle se termine ou s’aggrave encore ?

La crise actuelle est loin de se terminer, mais elle est en train de changer de forme. En 2008, lors d’un séminaire organisé à Caracas, je l’avais comparée à un virus mutant. Elle a commencé par une crise du crédit hypothécaire, puis elle est devenue une crise bancaire, et elle s’est transformée en une crise généralisée des liquidités. Aujourd’hui, elle évolue dans le sens d’une crise de la dette souveraine de plusieurs États.

Ce qui est frappant cependant, c’est que si cette crise est capable de prendre des formes nouvelles - qui surprennent d’ailleurs les autorités monétaires et économiques -, elle conserve néanmoins une certaine virulence dans ses anciennes formes. Les banques, en dépit du retour des profits, sont toujours extrêmement fragiles. C’est cette fragilité qui compromet le retour à la croissance dans les pays développés (les Etats-Unis et la zone euro), ainsi, bien sûr, que le développement du problème de la dette.

De fait, rien n’est réglé. Les banques s’imaginent qu’elles vont pouvoir recommencer comme avant et s’enrichir désormais non plus sur la dette privée, mais sur la dette publique. Mais c’est inacceptable. Tout d’abord pour des raisons de morale et d’éthique qui, on le sait, ne figurent pas dans les priorités des banquiers. Ensuite, parce qu’un système où les dettes se développent sans contrepartie est un système qui ne saurait durer. Il faut absolument ramener le système bancaire à ses devoirs envers l’économie dite « réelle ». C’est l’une des conditions, nécessaire, mais hélas pas suffisante, de sortie de cette crise. Il est hélas peu probable que nous y réussissions avant que ne se déclenche une nouvelle phase de la crise, qui verra le virus muter une fois encore.

Nous allons donc connaître, dans les mois prochains, une nouvelle étape, celle de la crise des dettes souveraines. Elle a déjà commencé avec la Grèce. Derrière la Grèce se profilent d’autres pays comme l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Au-delà, se profile le pays le plus endetté de tous : les Etats-Unis. Quand la crise de la dette souveraine atteindra le dollar nous serons alors vraiment au plus profond.

4.- Pouvez-vous expliquer la révolution conservatrice et « reaganomique » des années 1980 que vous avez considérée comme la racine du mal ?

Ce que l’on a appelé la révolution conservatrice, associée à la présidence de Ronald Reagan aux Etats-Unis, est un phénomène multiforme. En politique économique, elle a pris la forme d’une déréglementation généralisée, de réductions d’impôts concédés aux entreprises et aux plus riches, dont la part dans le partage du PIB s’est brutalement accrue dans presque tous les pays, et de politiques monétaires restrictives. On peut y ajouter une fascination pour les mécanismes de marché qui a abouti aux pratiques de libre-échange, mais aussi au démantèlement des services publics dans bien des pays.

Dans le domaine de la science économique, cette contre-révolution s’est traduite par un retour en force des idées les plus anciennes et les plus réactionnaires, mais sous un emballage nouveau qui les a rendues attractives. En particulier en raison de l’apparente rigueur mathématique avec laquelle elles étaient exprimées. Il faut savoir que, depuis l’introduction des anticipations rationnelles (dans les années 1970) et des modèles dit d’équilibre général dynamique, les courants dominants travaillent sur des représentations de l’économie où personne ne peut faire défaut, où il n’y a pas de banque (et donc pas de système bancaire à encadrer) et où la monnaie n’existe qu’à des fins de transaction.

Ces modèles, directement issus de la contre-révolution des années 1970 et 1980, portent une responsabilité directe dans la crise actuelle. Les résultats de cette contre-révolution ont été désastreux dans tous les domaines. On a abouti à une déformation de la structure de la répartition au profit des plus riches. La part du revenu accumulée par les 1% les plus riches aux Etats-Unis est ainsi passée d’environ 8%, à la fin des années 1970, à plus de 20% en 2005. De telles évolutions sont d’ailleurs repérables dans la plupart des pays occidentaux. Ceci a été reconnu par Charles Goodhart par exemple, qui fut conseiller à la Banque d’Angleterre et qui enseigne à la London School of Economics [1].

Mais ce n’est pas la consommation des 1%, voire des 5% les plus riches, qui peut tirer la croissance. Une répartition plus juste et plus égalitaire n’est pas seulement un impératif moral, même si cet aspect des choses est extrêmement important pour la stabilité politique des pays concernés. C’est aussi et avant tout une condition nécessaire à une forte croissance. La contre-révolution conservatrice a créé un système qui pousse le monde entier vers des déséquilibres économiques, mais aussi à terme écologiques, de plus en plus graves. La responsabilité ultime de cette crise se trouve bien dans les mécanismes qui ont été imposés dans les pays occidentaux entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990. Une responsabilité secondaire incombe au discours des économistes dominants qui nous ont expliqué que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

5.- Selon vous, la consommation a augmenté, même si les salaires sont restés constants, ce qui pose problème. D’autre part, épargner risque de ralentir encore plus l’économie. Comment devons-nous gérer ce dilemme ?

C’est effectivement un problème majeur dans les principales économies. L’épargne est nécessaire pour l’investissement. Mais cet investissement ne devient rentable que si la consommation est importante. C’est pourquoi, en particulier en temps de crise, il convient de soutenir la consommation. La crise est avant tout le signe d’un déséquilibre entre la consommation et l’épargne, et donc entre l’investissement et la consommation. Il convient de corriger ce déséquilibre, ce qui implique, dans les pays occidentaux, de corriger la répartition des revenus.

L’accumulation des revenus dans la minorité la plus aisée, les 1% ou les 5% les plus riches, a favorisé une accumulation considérable qui s’est faite au détriment de la consommation. Cette dernière a été soutenue artificiellement par le crédit, mais un tel système ne pouvait durer bien longtemps. C’est lui qui a engendré le développement très rapide des procédures financières qui sont à l’origine technique de la crise. Nous ne pourrons pas recommencer à vivre ainsi. Il est donc important de corriger au plus vite les règles du partage des revenus.

Une épargne excessive peut donc créer un problème de surinvestissement qui va se manifester d’abord par une baisse de rentabilité des capitaux investis, puis par des difficultés croissantes à réaliser les investissements décidés, en raison de pénuries multiples pour les biens de capital. C’est d’ailleurs un phénomène que l’on a connu en URSS, soit sous une forme chronique (baisse de l’efficacité du capital) soit dans sa forme extrême (incapacité à terminer des projets d’investissements).

Pour les pays d’Asie, le problème est en apparence différent. Ils s’adressent non seulement à leur demande extérieure, mais aussi à la demande internationale par les biais des exportations. Mais pour que les taux d’épargne actuellement réalisés en Chine et, dans une moindre mesure au Vietnam et en Corée, soient durables, il faudrait que les pays occidentaux cessent d’épargner. Or, d’une part, s’ils le font, leur propre base industrielle va s’étioler et leur appareil de production n’engendrera plus les flux des revenus nécessaires pour soutenir la croissance ; d’autre part, le vieillissement de leurs populations rend indispensable une épargne relativement élevée. On ne peut donc pas avoir simultanément l’Asie et l’Europe qui épargnent massivement.

La croissance des pays d’Asie devra donc, dans les vingt prochaines années, trouver sa source dans leurs marchés intérieurs. Ceci ne concerne pas seulement la consommation directe des ménages, mais implique aussi le développement des consommations, dites « collectives », que représentent les équipements sociaux et éducatifs, ainsi que la protection sociale et médicale. La morale de l’histoire de l’URSS, mais aussi, en un sens, de ce qui s’est passé au Japon lors de la « décennie perdue » des années 1990, est qu’il est bon d’épargner, mais qu’il peut être dangereux de trop épargner. Des taux d’investissement au-dessus de 25% à 28% ne sont pas soutenables dans la durée et peuvent conduire à des crises graves de suraccumulation qui ne sont que la forme inversée des crises de sous-consommation. Il est donc important, dans le long et même dans le moyen terme, que l’on cesse de réprimer la consommation, directe ou indirecte, dans ces pays.

6.- Comment voyez-vous les relations entre les dépenses publiques, comme outil contra- cyclique, et la détérioration des finances nationales ?

Les dépenses publiques sont en effet un moyen classique d’action contra-cyclique des gouvernements. L’accroissement du déficit est un moyen de relancer la consommation et l’activité. Il faut cependant noter que les dépenses publiques ont aussi une dimension structurelle. C’est le cas en particulier des dépenses en infrastructures, mais aussi dans le domaine de l’éducation, de la science et de la recherche, de la santé, et plus généralement de la protection sociale. Les effets directement économiques de ces mesures sont en général sous-estimés car ils sont peu mesurables dans le cadre comptable d’une année. Ils sont cependant indéniables.

Le cas le plus frappant est celui des dépenses en recherche fondamentale. Les entreprises ont peu de goût, mais aussi peu de temps, à consacrer à ce type de recherches. Au XVIIIe et au XIXe siècles, elles étaient fréquemment conduites par des amateurs fortunés. Aujourd’hui, seul l’État a les moyens d’engager les dépenses considérables qu’elles requièrent. Or, sans recherche fondamentale, il ne saurait y avoir de recherche appliquée. L’innovation des entreprises dépend de ces recherches qui sont rarement appropriables car elles ne débouchent pas sur des brevets. Dans un certain nombre de cas, l’État doit même se charger de recherches appliquées dont les coûts sont trop élevés pour être supportés par les entreprises.

C’est le cas, bien connu dans l’industrie aérospatiale américaine, du Comité national consultatif pour l’aéronautique (NACA) créé en 1915 et devenu NASA en 1958. Il faut y ajouter les recherches en sciences sociales, souvent décriées par les entreprises, mais dont elles utilisent constamment les retombées. Les effets économiques sont ainsi évidents, mais ils ne sont pas mesurables dans le cadre, certainement trop étroit, de la comptabilité nationale et du PIB.

Pour ce qui est des dépenses contra-cycliques, elles peuvent naturellement prendre la forme d’un soutien à la consommation ou à certaines activités, ou encore se manifester par un accroissement important de ces dépenses structurelles. Ceci pose, bien entendu, la question du déficit budgétaire et de son financement, c’est-à-dire de la hausse de la dette publique.

Il faut cependant rappeler que des taux d’endettement publics ont pu être surmontés, en particulier dans la période dite de l’après-guerre, en 1945-1950. La dette publique ne devient un problème central que du jour où l’on force les États à emprunter sur les marchés financiers. Le financement de la dette publique par les banques centrales a été la règle jusqu’au dogme de l’indépendance de ces dernières. Ceci aboutit au paradoxe actuel qui veut que les États s’endettent au minimum à 3,3% ( taux moyen pour l’Allemagne), alors que les banques se refinancent à des taux très nettement inférieurs à 1%. Bien sûr, si un déficit constant de l’ordre de 20% du PIB était totalement financé par la banque centrale, ceci pourrait avoir de graves conséquences inflationnistes. Mais, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Si les principaux pays développés pouvaient refinancer la partie de leur déficit induite par la crise ou par les dépenses structurelles - ce qui correspond en moyenne à 5-6% du PIB - par leur banque centrale, nous n’aurions pas ce problème. En fait, la dette publique ne pose problème que parce que l’on a forcé les États à emprunter à des taux nettement supérieurs au taux de croissance probable de leur PIB.

7.- Comment réagissez-vous aux opinions des keynésiens qui parlent haut et fort après la crise ?

Il est naturel que ceux qui se sont opposés aux courants dominants de la science économique parlent haut et fort aujourd’hui. Néanmoins, je ferais une différence entre les post-keynésiens - comme P. Arestis, P. Davidson, J. Galbraith -, et des économistes qui, s’ils ont été lucides face à la crise, appartiennent cependant à cette économie dominante qui en est responsable.

Les post-keynésiens américains (regroupés autour du Levy’s Institute et qui sont les héritiers intellectuels de H.P. Minsky), les post-keynésiens britanniques (Arestis, Kregel, Hodgson), certains régulationnistes français et une partie des institutionnalistes traditionnels sont aujourd’hui fondés à dire qu’ils avaient globalement davantage raison que les courants dominants de la science économique. La domination de ce que l’on a appelé le mainstream a causé un tort incalculable, du point de vue scientifique, à la science économique. Mais ce discours a aussi désarmé les gouvernements face à la crise qui venait, et même face à l’économie tout court.

Que ces économistes puissent encore écrire et parler ,alors qu’ils sont totalement discrédités, tant du point de vue scientifique que du point de vue appliqué, est un de ces étranges mystères qui trouvent leur source dans les intérêts des uns et des autres, dans la complicité des médias, et dans un fonctionnement qui tient plus de la mafia intellectuelle que des règles d’un débat sain et ouvert.

8.- Vous avez écrit que la pression du libre-échange est la cause de la déflation salariale, et finalement de la crise économique. Pensez-vous qu’il nous faut revenir au protectionnisme pour résoudre les problèmes économiques ?

Le lien entre la crise et la déflation salariale, issue des importations en provenance des pays combinant des coûts salariaux relativement bas et des productivités en hausse est indiscutable. C’est par cette déflation salariale que les entreprises ont accumulé les profits gigantesques de ces vingt dernières années, et qui nous ont conduits à la situation actuelle. La responsabilité du libre-échange vient de ce qu’un tel système commercial a été mis en place sans tenir compte des conditions sociales, mais aussi monétaires (la valeur des monnaies).

C’est le libre-échange qui a permis à la déflation salariale de faire sentir ces effets. Dans le cas de l’Union européenne (UE), qui est une zone de libre-échange, le salaire horaire moyen varie de 3 à 5 euros pour les « nouveaux entrants » (dont les anciens pays du bloc communiste) à 17 euros pour les pays du cœur de l’Europe institutionnelle. Or, dans certaines branches, comme l’automobile ou la construction mécanique, la productivité a très fortement progressé dans ces pays, et elle représente désormais à 50%-60% de ce qu’elle est dans les pays fondateurs de l’UE : Allemagne, France, Italie, Belgique, Pays-bas, Luxembourg. De même, nous savons que la productivité en Chine se situe à plus de 40% de ce qu’elle est aux Etats-Unis pour la construction mécanique et les équipements de transport. Or, le salaire moyen chinois ne représente que 5% du salaire américain [2]. On pourrait ici multiplier les exemples.

Il est clair que, tant que nous ne mettrons pas en place des taxes réduisant ou annulant l’écart compétitif dû à l’existence de salaires très bas, nous aurons toujours cette pression exercée par la déflation salariale. Cette dernière fait sentir ses effets soit par le biais des délocalisations (que ces dernières soient directes, indirectes ou induites) soit, plus simplement, par la pression exercée par les entreprises pour faire baisser les salaires. Pour autant, le rétablissement d’un protectionnisme puissant ne veut pas (et ne doit pas) impliquer l’abandon d’accords multilatéraux. Si les pays dont les coûts sont aujourd’hui historiquement bas acceptaient de s’engager sur des programmes de relèvements de leurs salaires directs et indirects, l’argent collecté par les droits de douane que je préconise pourrait leur être reversé. Il leur servirait, dans un premier temps, à alimenter les fonds sociaux, en particulier en ce qui concerne la couverture des risques d’accident, de maladie et de vieillesse. Mais, il doit être clair que de tels accords doivent être liés à des engagements contraignants de la part de ces pays.

9.- Comment voyez-vous l’avenir de l’économie globale après le déclin des États-Unis et la montée de la Chine dans un contexte d’inégalité mondiale ?

Les relations entre la Chine et les Etats-Unis sont compliquées par le fait qu’elles ne sont pas uniquement économiques. Ces deux pays s’affrontent à la fois dans le domaine politique et dans le domaine monétaire. La Chine ne fait que revendiquer la place qui lui revient. Le problème vient des Etats-Unis qui n’acceptent pas de voir la position dominante qui était la leur depuis 1945 remise en cause. Le danger le plus important se situe aujourd’hui dans le domaine monétaire. Si les Etats- Unis n’acceptent pas une réforme du système monétaire international – et ils ont les moyens de s’y opposer – alors nous pouvons arriver à un chaos total d’ici 18 mois à deux ans. Pourtant, la Chine et la Russie ont fait des propositions raisonnables au printemps 2009. Ces propositions sont susceptibles de rencontrer l’adhésion d’autres pays. Ce serait une tragédie si les Etats-Unis refusaient de les étudier sérieusement.

10.-  La Russie, qui est une puissance militaire, peut-elle se relancer économiquement ?

La dimension militaire de la puissance russe est aujourd’hui très exagérée. On a parfois le sentiment que l’on veut voir dans la Russie une nouvelle URSS, alors que son armée a été très fortement réduite. Dans le même temps, on a tendance à sous-estimer le retour économique de ce pays. Depuis 2000, et particulièrement depuis 2004, la Russie a entrepris d’investir dans son avenir. À la veille de crise, en 2008, son taux d’investissement atteignait 21% du PIB, alors qu’il était proche de 15% en 2000. La productivité du travail a, bien entendu, suivi le rythme de l’investissement, et elle s’est accrue de 49% entre 2003 et 2008 dans le secteur des biens manufacturés.

Telle est la clef de la nouvelle Russie. Bien entendu, elle modernise aussi ses forces armées, mais elle le fait pour maintenir sa capacité de défense. D’ailleurs, selon les autorités, un retard important a été pris à cet égard, et si la Russie veut maintenir cette capacité, elle devra accélérer dans les années qui viennent le rythme de cette modernisation. Cette modernisation a aussi pour but de faciliter son insertion de au sein des Nations unies.

C’est le cas de son projet d’acheter des navires de commandement et de débarquement Mistral en France. De tels navires permettront à la Russie de s’intégrer dans les opérations des Nations unies contre la piraterie, et de mener à bien des missions d’assistance internationale. Or, que ce soit dans la lutte contre la piraterie ou pour les missions d’assistance, il faut y voir la volonté des dirigeants russes de mettre leurs forces armées au service de l’expansion économique du pays en protégeant le trafic maritime et en assurant une présence humanitaire loin de leurs frontières. De telles missions sont relativement nouvelles pour la Russie et correspondent à son développement économique.

11.- Est-il possible que la crise asiatique se reproduise ?

On peut être sûr que des crises se produiront en Asie, même s’il est évident qu’elles prendront des formes assez différentes de celle que la région a connue en 1997/8. Les réserves de change des principaux pays asiatiques sont aujourd’hui beaucoup plus développées qu’elles ne l’étaient en 1997. On peut donc à priori exclure une brutale crise sur le marché des changes, entraînant un reflux des capitaux avec les mêmes conséquences dramatiques qu’en 1997. Cependant, la crise peut néanmoins survenir là où la croissance sera trop dépendante des exportations. Le risque de suraccumulation est toujours présent, compte tenu du niveau de l’investissement et des épargnes que l’on connaît dans les pays développés d’Asie.

En fait, les économies émergentes d’Asie sont aujourd’hui menacées par deux dangers. Le premier est celui, déjà évoqué, de la suraccumulation et de la sous-consommation. A ce danger, il n’est de réponse que dans le développement des marchés intérieurs. Le second est plus subtil. C’est le risque d’une crise de l’ordre monétaire international que les Etats-Unis chercheraient à faire payer par les pays d’Asie. Pour l’instant, la puissance commerciale de ces derniers ne s’est pas accompagnée de la puissance monétaire, et ceci parce que ces pays – sauf bien entendu la Chine – n’ont pas la force politique et diplomatique qui leur permettrait de résister à coup sûr aux pressions américaines.

Pour l’instant, on cherche à utiliser la décadence du système de l’étalon dollar, mais il est clair pour tout le monde qu’une telle situation ne saurait durer. Les dettes accumulées par les Etats-Unis sont trop importantes pour cela. Mais, dans le même temps, on ne voit pas apparaître, sauf encore une fois dans le cas de la Chine, de solution ou d’amorce de solution. La stabilité de la croissance à l’échelle régionale dépendra en fin du compte de la capacité des pays asiatiques à développer leurs marchés intérieurs (et donc à réduire leur dépendance envers les exportations) et à créer un système de règlements et de paiements à l’échelle régionale. Ce système les protègerait contre les instabilités prévisibles en provenance de la zone dollar, mais aussi de la zone euro.

12.- En Corée du Sud, le gouvernement du président Lee Myungbak, adepte du néolibéralisme, entend poursuivre des politiques de croissance ciblée, tel le grand projet de canalisation des rivières, alors que le budget de la protection sociale diminue. Qu’en pensez-vous ?

J’avoue connaître peu et mal la situation économique de la Corée du Sud. Des projets d’infrastructures ne sont pas nécessairement mauvais, et ne sont pas dans tous les cas des exemples de politiques néolibérales. Il reste cependant à savoir si ces infrastructures sont bien celles qu’il convient de développer. Par ailleurs, il ne me semble pas que le gouvernement ait pris conscience de la nécessité de développer le marché intérieur et de stabiliser la demande de la majorité de la population. Ceci montre une certaine myopie qui risque d’avoir des conséquences relativement graves le jour où les exportations seront remises en cause.

La Corée du Sud, comme les autres pays d’Asie orientale, a eu l’énorme avantage de traverser cette crise assez rapidement. Mais les effets d’une chute des exportations ont été très clairs sur l’économie coréenne. Il importe donc de développer rapidement le marché intérieur si l’on veut que le prochain choc ne soit pas plus grave et n’entraîne pas toute l’Asie dans la spirale d’une nouvelle crise.




[1Goodhart, C.A.E., « The Continuing Muddles of Monetary Theory : A Steadfast Refusal to Face Facts », London School of Economics, miméo, 2008.

[2Szirmai A., R. Ruonen, B. Manying, « Chinese Manufacturing Performance in Comparative Perspective, 1980-2002 », Economic Growth Center, Discussion Paper n°920, New Haven, Yale University, juillet 2005, Table 18, p. 51.



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