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Manuel Zelaya, de retour en retour jusqu’au retour final

lundi 30 mai 2011   |   Maurice Lemoine

« Sí, se pudo ! » (« Oui, on a pu ! ») C’est par cette formidable ovation qu’une foule enthousiaste a, le samedi 28 mai, à Tegucigalpa, accueilli l’avion de la compagnie vénézuélienne Conviasa dans lequel, en provenance de Managua (Nicaragua), rentrait au pays « son » président, Manuel Zelaya, renversé par un coup d’Etat le 28 juin 2009.

Lors de ce retour rendu possible par l’accord signé avec le chef de l’Etat hondurien en exercice, Porfirio Lobo, grâce à la médiation des présidents colombien Juan Manuel Santos et vénézuélien Hugo Chávez, le 22 mai, à Cartagena de Indias (Colombie), « Mel » comme on l’appelle affectueusement dans son pays, était accompagné par une délégation très représentative de l’importance que l’Amérique latine accorde à l’événement.

Etaient en effet présents à ses côtés : le ministre des affaires étrangères vénézuélien Nicolás Maduro ; Miguel Mejía, représentant de la présidence de la République Dominicaine (où Zelaya a vécu exil pendant seize mois) ; l’ancien président panaméen Martín Torrijos ; Marco Aurelio García, conseiller spécial de Dilma Roussef, présidente du Brésil ; Julio Baraibar, représentant le président uruguayen Pepe Mujica ; l’ex-sénatrice colombienne Piedad Córdoba ; deux Françaises représentant le Parti de gauche : la sénatrice Marie-Agnès Labarre et la porte parole internationale Raquel Garrido ; un dirigeant syndical britannique, Bert Schouwenburg ; des membres des Parlements andin et centraméricain ; le prêtre catholique salvadorien Andrés Tamayo, expulsé par le gouvernement du putschiste Roberto Micheletti, pour sa proximité avec les secteurs populaires honduriens. La veille, étaient arrivés le secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) José Miguel Insulza et la ministre des affaires étrangères colombienne María Ángela Holguín.

Sur la place Isis Obed Murillo – rebaptisée du nom d’un jeune homme assassiné à cet endroit par l’armée, une semaine après le coup d’Etat –, face aux drapeaux rouges du Front national de résistance populaire (FNRP) et bleus de la République du Honduras, Zelaya a remercié ses sympathisants pour s’être « maintenus sur le pied de guerre » et avoir « travaillé sans repos pour son retour », avant de rendre hommage « à ceux qui sont tombés dans cette bataille, à ceux qui ont versé leur sang sur cette place », allusion directe à Isis Obed Murillo. « Ce sang n’a pas coulé en vain. » Deux années d’une lutte particulièrement difficile ont vraisemblablement, à cet instant, re-défilé dans plus d’un esprit enfiévré.

Ce matin du diman­­che 28 juin 2009, 15 000 urnes avaient été ins­­tal­­lées dans les parcs des principales agglomérations honduriennes. Après la col­lecte de presque 500 000 signa­tu­res, dans le cadre de la loi de participation citoyenne, la ques­tion qui devait être soumise aux électeurs était la sui­vante : « Etes-vous d’accord pour que, lors des élections générales de novembre 2009, soit installée une quatrième urne pour décider de la convocation d’une Assemblée nationale constituante destinée à élaborer une nouvelle Constitution politique ? » Déjà présent dans le pays, le direc­teur des opé­ra­tions élec­to­ra­les de l’Organisation des Etats américains (OEA), Raúl Alconada, avait déclaré : «  Espé­rons que cette parti­ci­pa­tion se dérou­lera de manière paci­fi­que et que les grou­pes poli­ti­ques qui s’y sont oppo­sés sau­ront faire une lecture appro­priée de ce que signi­fie une participa­tion poli­ti­que citoyenne.  » De puissants intérêts voyant d’un très mauvais œil ces prémisses d’une démocratie plus « participative », son souhait ne sera pas entendu.

Il est cinq heures du matin quand, obéissant aux ordres du général Romeo Vásquez, chef de l’état-major conjoint des forces armées, des militaires pénètrent dans la résidence du président Manuel Zelaya et le maîtrisent brutalement. Deux heures plus tard, après une escale de 45 minutes sur la base militaire américaine de Palmerola (située en territoire hondurien), un avion le déposera, en pyjama, sur une piste de l’aéroport international Juan Santamaría, à San José, au Costa Rica.

Avec l’accord de la quasi-totalité des députés, le président du Congrès, Roberto Micheletti, caudillo grotesque et anachronique aux allures de mafieux italien, membre comme Zelaya du Parti libéral (PL), prête serment pour le remplacer. Tandis qu’est instauré un couvre-feu et que la répression se déchaîne contre les milliers de partisans du chef de l’Etat légitime descendus dans la rue, la « communauté internationale » – OEA, Organisation des Nations unies (ONU), Union européenne, Système d’intégration centraméricain (SICA), Groupe de Rio, Alliance bolivarienne des peuples d’Amérique (ALBA), Union des nations sud-américaines (Unasur) – condamne le golpe [1].

Le 3 juillet, la Cour suprême de justice (CSJ) rejette la demande du secrétaire général de l’OEA, José Miguel Insulza, dépêché en hâte à Tegucigalpa pour obtenir le retour au pouvoir du chef de l’Etat renversé (et non « déchu » comme l’ont rabâché tant de médias !). Le traître Micheletti annonce que Zelaya sera jugé pour… trahison ! s’il rentre au Honduras. Peine perdue… Le 5 juillet, ayant pris place à bord d’un avion vénézuélien, le président légitime tente de se poser sur l’aéroport Toncontín de Tegucigalpa. La veille, dans un message transmis obligatoirement par toutes les chaînes de télévision, le cardinal Óscar Rodríguez a tenté de l’en dissuader : son retour risque de provoquer un bain de sang. Voilà pour le goupillon. Le sabre, lui, dès les premières heures de la matinée, occupe les abords de l’aéroport pour réprimer les manifestations et place des camions militaires en travers des deux pistes pour empêcher l’atterrissage du président. Qui doit renoncer. Provisoirement.

Les pressions exercées pour calmer ses ardeurs ne manquent pas. Le 7 juillet, alors que les Etats-Unis tentent d’obtenir l’accord du « président intérimaire » (!) pour que Zelaya puisse terminer les six mois de gouvernement qui lui restent, « avec des pouvoirs limités et clairement définis » – c’est-à-dire avec les attributions d’une potiche –, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton lui recommande de faire tout son possible pour éviter une situation comme celle vécue le dimanche précédent, quand il a survolé le pays. Dix jours plus tard, le porte-parole du Département d’Etat, Robert Wood, revient à la charge : il exprime clairement l’opposition de Washington à une nouvelle tentative de retour, estimant qu’une telle initiative « mettrait en danger les efforts de médiation du président costaricien Oscar Arias ». En effet, consciente de l’influence déterminante des gouvernements progressistes siégeant au sein de l’OEA, Hillary Clinton a habilement manœuvré avec ses alliés pour ôter à cet organisme la gestion du cas hondurien et pour le déposer entre des mains amies.

Alors que les demandes de prudence de la « communauté internationale » – à l’exception des pays membres de l’ALBA – se multiplient, Zelaya surgit à Las Manos, à la frontière honduro-nicaraguayenne, le 24 juillet. L’armée hondurienne a décrété le couvre-feu dans quatre municipios frontaliers et interdit le passage aux centaines de manifestants venus l’appuyer. Si leur président entre brièvement sur le territoire national, il doit rebrousser chemin pour éviter d’être arrêté.

Le pouvoir croit avoir gagné la partie. Fin août, démarre la campagne électorale qui, le 29 novembre suivant, permettra de faire passer par profits et pertes la rupture de l’ordre constitutionnel. C’est compter sans l’opiniâtreté et le courage de Zelaya. Le 21 septembre, 86 jours après avoir été expulsé par la force des baïonnettes, celui qui représente la volonté du peuple rentre clandestinement à Tegucigalpa et trouve refuge à l’ambassade du Brésil. Quelque 4 000 de ses partisans qui passent la nuit devant la résidence sont très violemment délogés – deux morts et trente blessés – le lendemain à l’aube.

Pendant les semaines qui suivent, Zelaya et ceux qui l’accompagnent vont subir un véritable calvaire, entourés d’un fort dispositif militaire et policier, privés d’eau, de téléphone, d’électricité, inondés de gaz toxiques, soumis à une torture physique et psychologique par l’émission de sons de haute fréquence et, la nuit, par de puissantes illuminations de projecteurs. Avec l’appui clairement exprimé du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, qui met en garde Micheletti contre toute intervention dans l’ambassade, les insurgés tiennent bon.

En insufflant de l’énergie à ses partisans, la présence de Zelaya dans son pays oblige le médiateur Óscar Arias à s’activer pour sortir la négociation des manœuvres dilatoires dans lesquelles, à dessein, elle s’embourbait. Le 30 octobre, les représentants du gouvernement légitime et de la dictature s’entendent sur le rétablissement de Zelaya dans ses fonctions avant le 5 novembre, et sur la nomination d’un gouvernement d’unité et de réconciliation. Dans les faits, et tandis que le Congrès retarde le vote permettant le retour du chef d’Etat constitutionnel, Micheletti s’offre un cabinet qu’il dirige lui-même et en écarte tout représentant zelayiste, au mépris de ses engagements. Le 5 novembre, Zelaya met un terme à l’imposture : « A compter de cette date, et quoi qu’il arrive, je n’accepterai aucun accord de retour à la présidence de la République permettant de couvrir ce coup d’Etat. »

En phase avec son leader, le Front national de résistance contre le coup d’Etat (FNRG) annonce, le 9 novembre, que le délai fixé à San José pour le retour du président légitime étant dépassé, il ne reconnaîtra pas les élections générales qui doivent avoir lieu vingt jours plus tard. Multipliant les provocations, le Congrès annonce qu’il se réunira le 2 décembre – soit trois jours après le scrutin ! – pour décider d’un éventuel rétablissement de Zelaya dans ses fonctions. Au jour dit, laissant éclater au grand jour à quel point la négociation de San José a été une farce, les députés la rejettent (111 voix contre, 14 pour). Cela n’empêche pas les Etats-Unis de faire savoir qu’ils reconnaîtront la validité de la consultation à venir.

Le 27 janvier 2010, élu pour le compte du Parti national (PN), et au terme d’un scrutin organisé par un gouvernement illégitime, Porfirio Lobo accède à la présidence, comme si rien ne s’était passé. Dans son uniforme de gala, le général Vásquez défile à son côté. Faisant partie des trois seuls chefs d’Etat qui assistent à l’investiture [2], le président dominicain Leonel Fernández emmène Zelaya dans son avion du retour, en tant qu’ « hôte invité » de son pays. Nommé député à vie, Micheletti bénéficie d’une amnistie politique.

Tous les golpistas s’auto-absolvent, se récompensant les uns les autres et s’offrant des postes importants (le général Vásquez reçoit la direction de l’Entreprise hondurienne de télécommunications Hondutel). Autre acteur majeur du pronunciamento, le général Miguel Angel García Padgett est nommé attaché militaire à l’ambassade hondurienne à Mexico. Egalement complices du coup d’Etat et du régime de facto, les membres de la Cour suprême de justice (CSJ), du Ministère public (MP) et du Tribunal suprême électoral (TSE) sont maintenus à leurs postes, au sein d’un prétendu gouvernement d’unité et de réconciliation nationale.

En revanche, des mandats d’arrêt sont lancés contre Zelaya « pour avoir dépensé de manière illégale 57 millions de lempiras [2 millions d’euros] en frais de publicité » pour la consultation prétendument illicite du 28 juin. S’il rentre, il sera immédiatement arrêté. Cette situation ne semble guère troubler le prix Nobel de la paix Barack Obama : « Les Etats-Unis gèrent l’économie, l’armée, les relations internationales et les combustibles, s’emporte Zelaya, depuis Saint- Domingue. Je ne comprends pas pourquoi ils permettent qu’on élise un président ; il vaudrait mieux qu’ils nomment un gouverneur [3]  ! »

Pourtant, la situation ainsi créée ne signifie pas une défaite définitive des forces démocratiques. Pendant tous ces mois, le mouvement populaire s’est renforcé et le FNRG – dont la revendication initiale était le retour inconditionnel du président – se transforme en Front national de résistance populaire (FNRP), avec comme coordinateur « Mel » Zelaya. Au premier objectif, qui demeure intangible, il en ajoute un second : la convocation d’une Assemblée nationale constituante (ANC) pour refonder l’Etat. La très dure répression déclenchée par le pouvoir fera (au minimum) une centaine de morts, mais, jamais, ne parviendra à affaiblir la détermination du mouvement.

Confronté à la montée en puissance de cette Résistance – qui, lors de son Assemblée des 26 et 27 février 2011, a annoncé l’auto-convocation d’une ANC -, exclu de l’OEA, non reconnu par l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, l’Equateur, le Nicaragua, le Paraguay et le Venezuela, en proie à une grave crise économique (car ne bénéficiant plus du pétrole bon marché de Caracas !), le gouvernement hondurien doit impérativement desserrer l’étau en « normalisant » la situation.

La demande la plus pressante (la seule, en réalité) de la « communauté internationale » est le retour de Zelaya. Mettant en fureur ses secteurs les plus droitiers, Lobo a commencé à préparer le terrain en promulguant le décret 005-2011 (14 février 2011) par lequel il autorise la procureure générale Ethel Deras Enamorado à « s’abstenir de présenter des recours légaux ou d’autres actions judiciaires dans les procès en matière pénale actuellement en cours contre le citoyen José Manuel Zelaya Rosales ». Ensuite, il exercera une pression non dissimulée sur la Cour suprême de justice pour qu’elle annule les « procès pour corruption » (inventés de toutes pièces !) intentés contre Zelaya – ce qui sera fait le 3 mai. La veille, José Miguel Insulza avait anticipé cette issue en rappelant que l’annulation des deux jugements « pourrait permettre le retour du Honduras au sein de l’OEA ».

Trois semaines auparavant, le 9 avril, et chacun poursuivant des objectifs à la fois communs et divergents, les présidents colombien (allié inconditionnel de Washington) et vénézuélien (chef de file de l’anti-impérialisme dans la région) avaient créé une forte surprise en faisant connaître leur rôle conjoint de médiateurs (approuvé par Zelaya), lors d’une rencontre au cours de laquelle les deux ennemis jurés Lobo et Chávez s’étaient serré la main.

C’est cette démarche, appuyée au Honduras par le FNRP et, entre autres, à l’extérieur, par la résolution finale du XVIIe Forum de São Paulo, qui, le 22 mai, a abouti à la signature entre Lobo et Zelaya de l’Accord dit de Cartagena : Accord pour la réconciliation nationale et la consolidation du système démocratique dans la République du Honduras. Puis, le 28, au retour de Zelaya.

L’une des principales revendications du Front est satisfaite : il retrouve avec enthousiasme le dirigeant qui fédère son hétérogénéité – et se définit désormais comme un « libéral pro-socialiste ». Il s’agit d’une incontestable victoire. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les réactions de l’oligarchie traditionnelle et de l’ex-putschiste Micheletti, pas loin d’accuser Lobo de « trahison de la patrie ». Toutefois, la présence de « Mel » sur le territoire national n’est qu’un des quatre points sur lequel porte l’Accord de Cartagena : 1) le retour des exilés, dont l’ancien chef de l’Etat, avec garantie de leur sécurité ; 2) la reconnaissance du FNRP en tant que parti politique ; 3) la mise en place d’une Assemblée nationale constituante « participative et démocratique » ; 4) le démantèlement des structures golpistas et le châtiment des responsables.

Si les deux premiers points sont acquis, le président du Congrès, Juan Orlando Hernández, s’étant engagé à faire reconnaître le FNRP par décret [4], de forts doutes demeurent sur (point 3) les conditions dans lesquelles le pouvoir acceptera l’organisation de la Constituante et (point 4) sur une réorganisation « démocratique » des structures de l’Etat et la fin d’une répression qui se poursuit.

Dans ces conditions, on ne s’étonnera guère que les principaux dirigeants du Front (Berta Cáceres, Carlos Reyes, Juan Barahona, etc.), de très nombreuses organisations de base et militants, mais aussi le président équatorien Rafael Correa, estiment prématuré un retour du Honduras au sein de l’OEA (une Assemblée générale extraordinaire de cette dernière étant convoquée à Washington, le 1er juin, pour évoquer cette possibilité). La précipitation n’est pas de mise et rien n’empêche de tester la sincérité du gouvernement Lobo. Après tout, c’est bien la raison pour laquelle, à Cartagena, a été créée une Commission de vérification composée de la Colombie et, surtout, compte tenu de la confiance que les mouvements sociaux honduriens mettent en elle, de la République bolivarienne du Venezuela.

On trouvera un reportage sur la situation au Honduras – « Bras de fer entre pourvoir et Résistance au Honduras » – dans Le Monde diplomatique de juin.




[1Coup d’Etat.

[2Les deux autres sont le Panamá et Taïwan.

[3Canal 13 de la télévision dominicaine, 21 février 2011.

[4Le FNRP ne reconnaît pas l’autorité du Tribunal suprême électoral « putschiste », théoriquement habilité à gérer cette reconnaissance des partis.



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