Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 271, 15 décembre 2009

Obama, président noir

mercredi 23 décembre 2009   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

Le Congressional Black Caucus (comité des élus noirs du Congrès) commence à perdre patience avec Barack Obama et ces tensions politiques commencent à se savoir dans la presse. Ses membres ont le sentiment que le président n’accorde pas une attention suffisante au fait que les actuelles difficultés économiques affectent plus durement les Africains-américains et d’autres minorités que le reste de la population et qu’en conséquence, ils devraient pouvoir bénéficier d’un traitement amélioré.

Selon le représentant du Caucus Emanuel Cleaver, « Obama cherche de toutes ses forces à se tenir à l’écart de la question raciale et nous comprenons tous pourquoi. Mais quand le nombre d’Africains-américains au chômage devient aussi disproportionné, il serait irresponsable de ne pas concentrer l’attention et les ressources sur les personnes qui souffrent le plus ».

Le rôle de Barack Obama en tant que Noir est une question majeure, très discutée depuis sa déclaration de candidature à la présidence en 2007. Au départ, Obama n’a pas bénéficié d’un soutien enthousiaste de la part des politiques africains-américains. Nombre d’entre eux avaient publiquement apporté leur soutien à Hillary Clinton. Des débats avaient cours dans les médias afro-américains pour savoir si Obama était « suffisamment noir ».

Après ces hésitations initiales, le caucus de l’Iowa en janvier 2008, remporté par Obama à la surprise quasi générale, a radicalement changé la donne. L’Etat de l’Iowa est « blanc » à une écrasante majorité. Le fait qu’Obama soit capable d’y recueillir un soutien significatif envoya un message aux politiciens africains-américains : il signifiait qu’il avait ses chances d’être élu. L’idée qu’un Noir puisse, enfin, devenir président des Etats-Unis devint la première des considérations des Africains-américains, pas seulement pour le milieu politique mais aussi pour la population noire en général.

Au moment de son élection, la quasi-totalité des Noirs américains – riches comme pauvres, jeunes et vieux – lui ont apporté un soutien enthousiaste. Les larmes de joie étaient sincères et aux yeux des écoliers africains-américains, son élection prouvait qu’il leur était possible de prétendre aux plus hautes destinées.

La question est : comment Obama a-t-il obtenu les voix qui lui ont permis de gagner ? Il n’aurait pu l’emporter avec celles des seuls électeurs africains-américains, même si tous ceux en droit de voter lui avaient fourni leur suffrage. En plus d’un noyau dur d’électeurs démocrates, il a obtenu les voix de trois groupes qui ne lui étaient pas d’emblée acquis auparavant. Le premier groupe était composé des personnes qui normalement ne votent pas du tout : beaucoup d’Africains-américains (essentiellement ceux ayant le niveau d’éducation le moins élevé et les plus pauvres) ainsi que beaucoup de jeunes électeurs (noirs comme blancs). Le deuxième groupe était formé par les électeurs modérés, provenant assez souvent des banlieues pavillonnaires, et en grande partie composés de Blancs. Le troisième groupe était celui des travailleurs qualifiés blancs qui, au cours des dernières décennies, avaient déserté le Parti démocrate en raison de ses positions sur les questions sociales (et qui avaient souvent exprimé ouvertement des opinions racistes).

Si Obama a obtenu les suffrages de ces deux derniers groupes (les électeurs modérés de banlieue et les travailleurs qualifiés blancs qu’il a réussi à récupérer au Parti républicain), c’est précisément parce qu’ils s’étaient laissés convaincre qu’ils n’avaient pas affaire à un « angry Black man », un homme noir en colère. Il s’est présenté comme ce qu’il est réellement : un homme politique éduqué, pragmatique et centriste, au style très « cool ». Il a conservé cette image non seulement pendant la campagne mais aussi depuis son élection.

Ce qui se passe maintenant, c’est que les politiques africains-américains sont en train de se rendre compte qu’ils ont conclu un pacte faustien. Ils ont réussi symboliquement à briser la barrière de la race qui barrait l’accès à la plus haute fonction élective des Etats-Unis mais ce, au prix du soutien à un candidat noir qui « cherche de toutes ses forces à se tenir à l’écart de la question raciale ». Barack Obama a adopté un tel comportement pour deux raisons : en partie, en raison de sa vraie personnalité et de ses engagements de toujours. Mais s’il maintient cette image, aussi, c’est qu’en tant qu’homme politique, il juge cela essentiel pour sa propre réélection en 2012 et pour l’élection d’un nombre suffisant de Démocrates au Congrès pour lui permettre de réaliser son programme législatif.

S’il ne s’agissait que de Barack Obama et de ses relations avec les Africains-américains, ces questions pourraient paraître négligeables au regard du long processus historique. Mais cette situation n’est, en fait, qu’un exemple d’une question politique plus générale qui se pose dans le monde entier.

Les avancées symboliques sont un élément majeur de la politique mondiale. L’élection d’une personne issue d’un groupe qui n’avait jusque-là jamais été autorisé à prétendre à une telle fonction dans un pays est quelque chose de très important. Il suffit pour cela de penser à la joie et aux progrès qu’ont entraîné l’élection de Nelson Mandela, premier président africain de l’Afrique du Sud, d’Evo Morales, premier président indigène de la Bolivie, de ces femmes devenues premières présidentes de pays musulmans. L’élection de Barack Obama, premier président africain-américain des Etats-Unis, a été un événement du même genre. Tous ces événements ont eu une importance politique considérable qui ne devrait jamais être sous-estimée.

Il faut pourtant qu’un jour les victoires symboliques finissent pas se traduire par de vrais changements. Elles risquent sinon de laisser un goût amer. L’ampleur des changements que peut provoquer un tel dirigeant dépend pour une part de ses propres priorités mais aussi des contraintes politiques particulières de son pays.

Dans le cas des Etats-Unis, la marge de manœuvre d’Obama est assez réduite. Les rares fois où il a réagi en homme noir, il a immédiatement perdu en soutien politique. C’est ce qui s’est passé pendant la campagne, lorsque des déclarations « incendiaires » de son pasteur de l’Eglise de la Trinité à Chicago, Jeremiah Wright, ont été mises à jour. La première réaction d’Obama a été de prononcer un discours sophistiqué sur la question raciale dans la société américaine. « Je ne peux pas plus désavouer [Jeremiah Wright] que je ne puis désavouer ma grand-mère blanche », disait-il. Peu de temps après, pourtant, Obama a dû reculer et désavouer son pasteur, le poussant à démissionner de son église.

C’est ce qui s’est passé une nouvelle fois après son élection lorsque Henry Lewis Gates, un professeur (africain-américain) de Harvard, s’est fait arrêter alors qu’il venait de rentrer dans sa maison après avoir dû forcer la serrure de la porte d’entrée. Un policier blanc l’interpella chez lui et, après quelques vifs échanges, l’arrêta pour « conduite contraire aux bonnes mœurs ». La première réaction du président fut de dire que le policier s’était « comporté de manière stupide ». Ces propos suscitèrent de vives réactions et Obama décida d’inviter ensemble les deux hommes à la Maison-Blanche pour régler l’affaire à l’amiable.

La leçon qu’en tira Obama fut claire et nette. Politiquement, il ne peut en aucune façon se permettre d’être perçu comme un « président noir ». Ce qui signifie qu’il ne peut se permette de faire et dire des choses qu’un président blanc ayant les mêmes opinions politiques que lui pourraient avoir envie de faire et dire. Dans le contexte américain actuel, être un président africain-américain constitue un handicap politique tout en étant une réussite symbolique. Obama s’en rend compte. Le Congressional Black Caucus le reconnaît. La question est : comment Obama ou ce comité vont-ils, ou peuvent-ils, gérer cette situation ?

Immanuel Wallerstein

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