Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire no 409, 15 septembre 2015

Passions autour de la question des migrants

vendredi 22 janvier 2016   |   Immanuel Wallerstein
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Dans un monde où n’importe quel sujet semble désormais susciter de profonds clivages à l’intérieur des pays et entre eux, celui des migrants s’impose assurément comme celui qui rencontre aujourd’hui l’écho le plus fort et le plus étendu. A l’heure actuelle, tous les regards sont focalisés sur l’Europe où les débats sont virulents quant à la réponse que les pays qui la composent devraient apporter à l’afflux de réfugiés, en particulier syriens mais aussi irakiens et érythréens.

Le débat public en Europe s’est résumé, pour aller au fond des choses, à une discussion entre, d’une part, partisans de la solidarité et de la morale qui souhaitent accueillir de nouveaux migrants et, d’autre part, partisans de l’autodéfense et de la protection de l’identité culturelle qui souhaitent fermer les portes pour juguler l’afflux. L’Europe est actuellement sous les feux de la rampe mais des débats similaires ont cours depuis longtemps dans le monde entier, des Etats-Unis au Canada jusqu’à l’Afrique du Sud, l’Australie, l’Indonésie et le Japon.

Le facteur déclencheur qui a précipité ce débat européen est l’exode massif de Syriens dans un pays où la dégradation du conflit a créé une situation dramatique pour un pourcentage très élevé de la population qui se sent en danger. La Syrie est devenue un pays vers lequel il devenu illégal, au regard du droit international, de renvoyer ses émigrés. Le débat s’est donc déplacé vers la question de savoir quoi faire face à cette situation.

Il existe trois façons d’analyser les questions sous-jacentes au phénomène des migrants. L’analyse peut se faire en termes de conséquences : 1/ pour l’économie mondiale et les économies nationales ; 2/ pour les identités culturelles locales et régionales ; 3/ pour les scènes politiques nationale et mondiale. Une bonne partie de la confusion des débats découle de l’incapacité à faire le distinguo entre ces trois perspectives.

S’agissant tout d’abord des conséquences économiques, la question principale est de savoir si accepter des migrants représente un bénéfice ou une charge pour le pays d’accueil. La réponse est que cela dépend du pays considéré.

Le fait que plus un pays devient riche, plus il devient probable que les ménages disposant de revenus intermédiaires aient moins d’enfants constitue une problématique désormais bien connue de la transition démographique. L’explication tient fondamentalement au fait que la volonté de reproduire pour son propre enfant des perspectives de revenus identiques, sinon plus élevées, implique un investissement considérable dans l’éducation scolaire et extra-scolaire. La charge financière devient très lourde si l’on décide de faire la même chose pour plus d’un enfant. Par ailleurs, l’amélioration des services de santé se traduit par un allongement de l’espérance de vie des populations.

La conséquence sur la durée d’un taux de natalité plus faible et d’une espérance de vie plus longue est, pour le profil démographique d’un pays, une augmentation tendancielle de la part des personnes âgées et un allongement de la période durant laquelle un enfant demeure en-dehors du marché du travail. Il s’ensuit qu’une population active moins nombreuse doit subvenir aux besoins d’un plus grand nombre de personnes jeunes et âgées.

Une solution consiste à accepter de nouveaux migrants afin d’augmenter la part de la population active dans la population totale et d’atténuer ce faisant le problème de la prise en charge financière des populations les plus jeunes et les plus âgées du pays. A rebours de cet argument se fait entendre l’idée que les immigrés profiteraient des largesses de l’Etat providence et représenteraient donc avant tout un coût. Mais ces surcoûts pour les dispositifs sociaux paraissent bien moins importants que les revenus produits par ces nouveaux actifs, ainsi que les rentrées fiscales supplémentaires provenant des immigrés.

La situation est évidemment bien différente dans des pays moins riches où l’impact principal de l’arrivée de nouveaux migrants est précisément de menacer les emplois d’une population qui n’aurait pas cessé d’effectuer des travaux pénibles en raison du profil démographique global.

Quant à l’économie-monde prise dans son ensemble, les migrations ne font rien d’autre qu’y déplacer des individus et changent probablement peu de choses à la situation. Les migrants représentent toutefois un coût global en raison de la nécessité de faire face aux conséquences humanitaires négatives générées par le développement de flux énormes de personnes dans le monde. Il suffit pour s’en convaincre de penser au coût des opérations de sauvetage de réfugiés passés par-dessus-bord de leurs bateaux de fortune dans la Méditerranée.

Si l’on s’intéresse à la question des migrants du point de vue de l’identité culturelle, les arguments sont très différents. Tous les Etats font la promotion d’une identité nationale en tant que mécanisme permettant d’assurer la primauté de l’allégeance des individus à la nation. Mais de quelle identité nationale parle-t-on ? D’être français ou d’être chinois ? Ou bien de « christianité » ou de « bouddhicité » ? C’est précisément sur cette question que divergent les positions de la chancelière allemande Angela Merkel et du président hongrois Viktor Orban. La première affirme que les nouveaux migrants, quelle que soit leur origine ethnique ou religieuse, peuvent s’intégrer et devenir citoyens allemands. Pour le second, les migrants musulmans sont considérés comme des envahisseurs qui menacent la pérennité de l’identité chrétienne de la Hongrie.

Le débat va au-delà des frontières nationales. Pour la chancelière allemande, la question de l’intégration des migrants ne se limite pas au cas de l’Allemagne mais concerne toute l’Europe. Pour le président hongrois, la menace que représente le migrant ne se limite pas à la seule Hongrie mais concerne toute « l’Europe chrétienne ». On observe un débat comparable en France à propos du voile pour les femmes musulmanes. Pour certains, la question du voile est hors-de-propos dès lors que les migrants accordent leur loyauté à la France en tant que citoyens. Mais pour les défenseurs d’une version absolue de la laïcité, le voile musulman est totalement inacceptable et viole l’identité culturelle de la France.

Il n’existe pas de voie moyenne dans ce genre de débat culturel. Il débouche sur une impasse totale. Et c’est précisément pour cette raison que la discussion surgit dans l’arène politique. La capacité à gagner la partie en imposant sa priorité culturelle dépend de sa capacité à contrôler les structures politiques. Angela Merkel et Viktor Orban, comme n’importe quels dirigeants politiques, doivent bénéficier d’un soutien politique (y compris bien sûr par des suffrages), au risque sinon d’être écartés du pouvoir. Afin de s’y maintenir, ils doivent bien souvent faire des concessions à de forts courants d’opinion qu’ils n’apprécient pas forcément. Cela peut également impliquer des révisions de leurs politiques économiques. Pour cette raison, si un jour ils peuvent énoncer clairement leur politique, le lendemain ils peuvent paraître moins catégoriques. Les acteurs doivent manœuvrer sur une scène politique à la fois nationale, régionale et mondiale.

Où en sera l’Europe dans dix ans dans sa relation aux migrants ? Où en sera le monde ? La question reste ouverte. Compte tenu des réalités chaotiques d’un monde en voie de transition vers un nouveau système historique, tout ce que l’on peut dire est que tout dépend, au jour-le-jour, de la puissance fluctuante des différents programmes en lice pour la définition de l’avenir. Les migrants constituent un élément d’un débat bien plus large.

 

 

Traduction : T.L.

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.

 

Illustration : Alex Falcó Chang





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