Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 265, 15 septembre 2009

Politique intérieure et interventions militaires des Etats-Unis

lundi 12 octobre 2009   |   Immanuel Wallerstein
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Ces dernières semaines, les appels à une « stratégie de sortie » anticipée pour l’Afghanistan se sont multipliés, tant chez les Démocrates progressistes que chez les Républicains conservateurs. Ils interviennent au moment même où le Général Stanley McChrystal, commandant en chef américain en Afghanistan, et le Secrétaire à la Défense Robert Gates s’apprêtent à recommander officiellement à Barack Obama un engagement militaire accru des Etats-Unis sur place.

Rien n’est jamais sûr mais le sentiment général est que le Président sera d’accord avec eux. Après tout, durant les élections, Obama avait déclaré que l’intervention américaine en Irak était à ses yeux une erreur et qu’il voulait un retrait anticipé. L’une des raisons évoquées par le candidat était que cette intervention avait empêché l’envoi d’un nombre suffisant de troupes en Afghanistan. C’était une version du concept de « bonne guerre, mauvaise guerre ». L’Irak était une « mauvaise » guerre, l’Afghanistan une « bonne » guerre.

On a apparemment beaucoup discuté dans le cercle rapproché du Président pour savoir s’il était sage d’intensifier les efforts militaires des Etats-Unis en Afghanistan. On rapporte que le premier adversaire d’une escalade militaire n’est autre que le Vice-président Biden. Joe Biden a toujours été considéré comme une sorte de faucon démocrate. Comment se fait-il qu’il soit désormais opposé à des renforts de troupes ? La raison invoquée, c’est que l’Afghanistan est aujourd’hui un bourbier sans espoir et qu’engager là-bas des troupes supplémentaires empêcherait les Etats-Unis de se concentrer sur la zone vraiment importante, le Pakistan. On a donc une nouvelle version de la doctrine de la « bonne guerre, mauvaise guerre ». L’Afghanistan est devenu une « mauvaise » guerre, le Pakistan une « bonne » guerre.

Pourquoi les Etats-Unis ont-ils autant de difficultés à s’extraire d’interventions militaires qu’ils sont d’évidence en train de perdre ? Des analystes de gauche, aux Etats-Unis et ailleurs, expliquent que ce pays étant impérialiste, il s’engage dans ces opérations militaires afin de conserver sa puissance politique et économique dans le monde. Cette explication est quelque peu insuffisante, pour la simple raison que les Etats-Unis n’ont pas gagné une seule grande confrontation militaire depuis 1945. Pour une puissance impérialiste, ils ont surtout démontré une grande incompétence dans la réalisation de leurs objectifs.

Regardez les cinq guerres dans lesquelles les Etats-Unis ont engagé un grand nombre de soldats depuis 1945. La plus importante, en nombre d’hommes, par son coût économique et son impact politique, ce fut celle du Viêt-Nam. Les Etats-Unis ont perdu cette guerre. Les quatre autres furent la guerre de Corée, la première guerre du Golfe, l’invasion de l’Afghanistan et la deuxième invasion de l’Irak. La guerre de Corée et la première guerre du Golfe furent, politiquement, des matchs nuls. Elles se terminèrent précisément là où elles avaient commencé. Les Etats-Unis sont clairement en train de perdre la guerre en Afghanistan. Je crois que pour la deuxième invasion de l’Irak, le jugement de l’histoire sera aussi celui d’un match nul. Lorsque finalement ils se retireront, les Etats-Unis ne seront pas plus forts politiquement qu’au moment de leur arrivée ; en fait, ce sera probablement même le contraire.

Par conséquent, qu’est-ce qui conduit les Etats-Unis à s’engager dans des actions politiquement vouées à l’échec, en particulier si l’on se représente ce pays comme une puissance hégémonique qui cherche à contrôler toute la planète à son profit ? Pour y répondre, il faut se pencher sur la politique interne américaine.

Toutes les grandes puissances, et particulièrement les puissances hégémoniques, sont intensément nationalistes. Elles ont confiance en elles et dans leur droit moral et politique à affirmer leurs « intérêts nationaux ». La majorité écrasante de leurs citoyens s’estiment patriotes et pour cette raison estiment que leurs gouvernements devraient en réalité s’affirmer vigoureusement, militairement si nécessaire, sur la scène internationale. Aux Etats-Unis, depuis 1945, le pourcentage d’anti-impérialistes de principe dans la population est politiquement insignifiant.

La politique américaine ne se divise pas entre partisans et adversaires de l’impérialisme. Elle se divise ente ceux qui sont très interventionnistes et ceux qui croient dans « l’Amérique forteresse ». Ces derniers furent jadis appelés des isolationnistes. Les isolationnistes ne sont pas anti-militaristes. En réalité, ils tendent à être de solides soutiens des efforts financiers engagés en faveur des forces armées. Mais ils sont sceptiques quant à l’emploi de ces forces sur de lointains théâtres.

Naturellement, il y a toute la gamme des nuances entre les points extrêmes de ce clivage. Ce qu’il est crucial de bien voir, c’est qu’aucun homme politique ou presque n’est prêt à lancer un appel à une réduction sérieuse des dépenses militaires des Etats-Unis. Ce qui explique pourquoi ils sont si nombreux à opérer la distinction entre « bonne » et « mauvaise » guerre. Ils justifient un recours moindre à l’armée dans les « mauvaises » guerres en suggérant qu’il existe d’autres utilisations, meilleures, de l’armée.

A ce stade, il faut analyser les différences entre Républicains et Démocrates sur ces questions. Le courant isolationniste du Parti républicain, très puissant avant la Deuxième Guerre Mondiale, est devenu plutôt faible depuis 1945. Depuis cette date, les Républicains ont eu tendance, régulièrement, à réclamer une hausse des efforts de défense et ils ont en général affirmé que les Démocrates étaient trop « mous » sur les questions militaires.

Le fait que les Républicains aient été particulièrement incohérents en la matière n’a pas semblé affecter leur image. Par exemple, quand le Président Clinton a voulu envoyer des troupes dans les Balkans, les Républicains s’y opposèrent. Position sans conséquence : l’opinion publique américaine semble prendre les Républicains au mot, c’est-à-dire pour des faucons patriotes – et cela, quoiqu’ils fassent.

Les Démocrates ont eu le problème inverse. Quantités de livres ont soutenu de manière crédible que les administrations démocrates ont été plus promptes que les administrations républicaines à s’engager dans des interventions militaires à l’étranger (en Corée et au Viêt-Nam, par exemple). Pour autant, les Républicains ont constamment dénoncé les conceptions militaires des « colombes » démocrates. Il est vrai qu’une importante minorité des électeurs démocrates sont des « colombes », ce qui n’est pas le cas d’un grand nombre de politiciens démocrates. Ceux-ci se sont toujours inquiétés de passer pour des « colombes » auprès des électeurs, redoutant précisément qu’on le leur reproche.

Les Démocrates ont par conséquent quasiment toujours eu recours à la notion de « bonne guerre, mauvaise guerre ». Ce qui ne les a pas tant aidé que ça. Les Démocrates semblent devoir se coltiner la réputation d’être moins machos que les Républicains. Tout devient alors très simple. Quand Obama prend ses décisions sur ces questions, il ne lui suffit pas seulement d’analyser si oui ou non l’envoi de renforts en Afghanistan a un sens, militairement ou politiquement. Il s’inquiète surtout que lui-même, et plus largement le Parti démocrate, puissent être une fois encore présentés sous l’étiquette de « vendus », de « colombes », comme ceux qui ont « lâché » des pays à l’ennemi, autrefois l’Union soviétique, aujourd’hui les « terroristes ».

Barack Obama va par conséquent probablement envoyer de nouvelles troupes. Et la guerre d’Afghanistan prendra le même tour que la guerre du Viêt-Nam. Seul le résultat sera pire pour les Etats-Unis car il n’y a aucun groupe soudé et rationnel face auquel perdre la guerre, un groupe qui autoriserait les hélicoptères américains à extraire les soldats sans se faire tirer dessus. Quand Bertolt Brecht devint cynique, ou furieux, contre les régimes communistes, il leur déclara que si le peuple se rebellait contre leur grande sagesse, ils n’avaient qu’à « changer de peuple ». Obama a peut-être besoin de faire ça : changer de peuple, son peuple. Ou peut-être, le moment venu, les gens changeront d’eux-mêmes. Si les Etats-Unis continuent de perdre trop de guerres, ses citoyens pourraient se réveiller et se rendre compte que les interventions militaires de leur pays à l’étranger et que les dépenses de défense extraordinairement élevées chez eux ne sont pas la solution à leurs problèmes mais le plus grand obstacle à la survie et au bien-être national des Etats-Unis.

Par Immanuel Wallerstein

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