La social-démocratie dans tous ses états

La social-démocratie dans tous ses états

Quand le centre-gauche brise les « tabous » de la gauche...

jeudi 16 octobre 2014   |   Fabien Escalona
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Les positions défendues récemment par divers partis du centre-gauche européen au sujet de quelques questions socio-économiques majeures se révèlent très instructives pour mesurer la « pente » idéologique suivie par ces formations. Les exemples mobilisés ci-dessous impliquent trois pays différents et donnent à voir des partis qui cherchent à prouver leur crédibilité de gouvernants vis-à-vis des marchés financiers et de l’Union Européenne (UE) par la mise en place de mesures symboliques à l’efficacité économique et sociale discutable. Elles consistent en des reculs de l’Etat social et des droits conquis par le mouvement ouvrier, le tout se justifiant par l’utilisation d’une rhétorique typiquement néolibérale.

En Grande-Bretagne, l’homme en charge des finances au sein du « shadow cabinet » de l’opposition du Labour, Ed Balls, a annoncé que dans la perspective d’un retour au pouvoir en 2015, son parti poursuivrait plus longtemps que prévu la politique de gel des allocations familiales. Dans les colonnes du Guardian, l’éditorialiste Suzanne Moore a dénoncé cette initiative comme une légitimation des programmes d’économie « cruels  » déjà mis en œuvre par les conservateurs au pouvoir, aux dépens des ménages et en particulier des femmes, principales bénéficiaires de ces allocations et principales victimes de l’austérité en général. Le vocabulaire utilisé pour justifier cette mesure s’inscrit lui-même dans une continuité par rapport aux locataires actuels du pouvoir, puisque Balls a invoqué les « sacrifices  » nécessaires auxquels tous les secteurs de la société devraient consentir, quand bien même l’essentiel de la récente reprise économique au Royaume-Uni est capté par une très faible minorité sociale.

En Italie, le président du Conseil, Matteo Renzi (Parti démocrate, PD), a décidé de démanteler ce qu’il reste de l’article 18 du code du travail. Celui-ci, permettant une réintégration des salariés licenciés abusivement (ceux disposant d’un contrat à durée indéterminée -CDI-), avait déjà été réduit dans ses modalités d’application par le gouvernement « technique » dirigé par Mario Monti, après que Berlusconi eût renoncé à y toucher suite à la mobilisation du syndicat CGIL (Confederazione generale italiana del lavoro – Confédération générale italienne du travail). L’article fut en effet obtenu de haute lutte par le mouvement ouvrier, en 1970. Le syndicat a d’ailleurs déjà prévenu d’une manifestation nationale le 25 octobre, tandis que plusieurs élus et responsables du PD ont exprimé leur désaccord. C’est par exemple le cas de Giuseppe Civati, rival malheureux de Matteo Renzi aux primaires du PD, déjà critique de la « grande coalition » sous Monti et partisan d’un ancrage à gauche du parti. La suppression de l’article 18 souhaitée par Renzi s’inscrit de façon logique dans son offensive générale menée en faveur de la flexibilisation du marché du travail. Sa relative hétérodoxie sur le plan budgétaire est en effet compensée par un zèle affiché concernant les fameuses « réformes structurelles » promues par l’UE.

En France, le gouvernement conduit par Manuel Valls a laissé filtrer son intention de procéder à une révision des seuils sociaux [1] et de revoir également les règles qui président à l’encadrement du travail du dimanche, là encore dans le sens d’un assouplissement du code du travail. Les partenaires sociaux sont donc invités à débattre de revendications principalement issues du milieu patronal, qui suscitent une levée de bouclier de la part des syndicats de salariés. Même la CFDT (Confédération française démocratique du travail), qui s’est dite prête à discuter, refuse d’en faire l’enjeu central du dialogue social et a prévenu qu’elle ne serait pas un « allié inconditionnel  » du gouvernement. Par ailleurs, des voix à l’intérieur du Parti socialiste (PS) se sont élevées contre ces nouvelles initiatives, notamment parmi les députés dits « frondeurs » qui contestent une politique d’offre et d’austérité menée en pleine stagnation.

Dans les trois cas, on le voit, des pans entiers de la social-démocratie et du mouvement syndical ont exprimé leur mécontentement envers ces initiatives. Outre leur caractère « régressif » en termes de droits sociaux, ces trois ensembles de réformes ont aussi été dénoncés pour leur inefficacité au regard des objectifs mêmes de leurs auteurs. Au Royaume-Uni, l’économie induite par le « Cap on Child Benefit » représenterait 400 millions de livres sterling, à mettre en regard des 11 milliards du déficit public. S’agissant de l’exemple italien, Romaric Godin a bien montré, dans un article publié dans La Tribune, comment les modalités d’application de l’article 18 ont été restreintes au cours du temps, au point de ne concerner que 3 000 salariés en 2013. Quant aux conséquences à attendre sur la croissance et l’emploi français d’une modification des seuils sociaux et de l’extension du travail le dimanche, elles risquent bien d’être… inexistantes. Laurent Jeanneau explique ainsi dans Alternatives économiques qu’ « aucune rupture [ne peut être observée] quant à la probabilité qu’une entreprise augmente ses effectifs de part et d’autre des trois seuils de 10, 20 et 50 salariés  », tandis que Xavier Timbeau a démontré pour l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) qu’ouvrir davantage les magasins le dimanche représente plus « un choix de société [qu’une] une affaire d’efficacité économique  ».

Pourquoi, dans la mesure où l’efficacité de ces réformes en termes de croissance, d’emploi et de maîtrise des comptes semble si douteuse, leurs promoteurs y sont pourtant si attachés ? La réponse est à rechercher dans leur caractère symbolique. A chaque fois, il s’agit de « briser les tabous » de la gauche. L’objectif consiste à bien montrer que les fins, comme les moyens de l’action publique, ne sont plus déterminés en fonction des principes et des conquêtes passées du mouvement ouvrier. Cette entreprise poursuit un double objectif, interne et externe. D’une part, les dirigeants entendent prouver à l’opinion publique leur sérieux gestionnaire, leur audace réformatrice, leur indépendance vis-à-vis des syndicats. D’autre part, ils donnent clairement des gages aux milieux d’affaires et/ou à Bruxelles, dont ils souhaitent s’attirer le soutien ou éviter les foudres. La suppression de l’article 18 par les parlementaires italiens devait ainsi coïncider avec la tenue à Milan d’un Sommet européen sur l’emploi des jeunes. Quant au gouvernement français, ses multiples annonces de réformes structurelles, qui incluent également les récents « ballons d’essais » sur l’assurance-chômage, sont à lire au regard des prévenances de la Commission européenne envers son budget 2015.

En somme, les dirigeants de centre-gauche qui portent ces réformes ont donc pleinement intériorisé leur rôle de gouvernants « responsables » dans une mondialisation dont la double contrainte (commerciale et actionnariale) n’est plus discutée. Dans ce cadre, la représentation des intérêts populaires dans l’Etat et les politiques publiques devient une tâche complémentaire, voire subordonnée à d’autres obligations envers des « tiers » non souverains qui disposent, en revanche, d’une influence décisive sur la politique menée.

Si les réactions sont malgré tout aussi passionnées, c’est qu’au-delà de leur aspect symbolique, ces réformes pourraient avoir des conséquences concrètes pouvant être envisagées comme une autre raison de leur mise en œuvre, plus ou moins consciente et avouable. Les opposants pointent ainsi un risque commun à ces mesures : la diminution de la puissance sociale du monde du travail, déjà bien entamée. La fin de l’article 18 en Italie s’apparente à la suppression d’un (maigre) frein à la liberté de licencier. Le gel des aides aux familles, qui s’accompagne du souhait de Ed Balls de ne financer aucune dépense nouvelle par l’emprunt, pourrait avoir pour effet de « normaliser » toujours plus l’incapacité de l’Etat à répondre aux besoins des citoyens. Surtout, cette décision pourrait saper le soutien des classes moyennes envers un Etat social de moins en moins généreux envers elles. Le risque devient alors de favoriser le développement de comportements individualistes et de jalousie sociale envers les « assistés ». Quant à la réforme des seuils sociaux, le patronat en attend clairement une diminution des obligations qui lui incombent vis-à-vis de la représentation des salariés et des outils à leur disposition.

Quelles seront l’ampleur et l’efficacité des résistances internes au sein du centre-gauche européen à ces symboles de rupture avec l’Etat social ? Du côté du Labour, on sait que l’aile gauche a été marginalisée. Pour le moment, Ed Balls dispose d’une large marge de manœuvre pour peser sur le programme du parti pour 2015, dans lequel quelques mesures de redistribution figurent tout de même. En Italie, Matteo Renzi a fait avaliser son projet par la direction du PD, dont seul un cinquième des membres s’est révolté, puis par les sénateurs qui auraient été les seuls à pouvoir prolonger la vie de l’article 18. En France, le comportement des « frondeurs » dépendra de la nature de l’accord qui aura été trouvé par les partenaires sociaux, si du moins leurs discussions aboutissent. La probabilité d’un désastre électoral aux prochaines élections cantonales (mars 2015) impose également de surveiller les réactions au sein d’un parti pour le moment neutralisé, mais dont l’armée des élus et de leurs collaborateurs pourrait perdre patience.

 

Election d’un nouveau dirigeant du PS portugais

C’est désormais le maire de Lisbonne, ancien ministre de l’intérieur, qui occupe le poste de secrétaire général du Parti socialiste au Portugal. Antonio Costa l’a en effet emporté nettement le 28 septembre face au sortant AntónioJosé Seguro, après une campagne assez dure. Le contenu politique de l’opposition Costa/Seguro était toutefois mince, même si le premier a critiqué la complaisance exagérée du PS avec l’austérité appliquée au Portugal depuis 2011. Ce changement de direction illustre donc parfaitement les caractéristiques de la vie intra-partisane du PS identifiées par le politiste Marco Lisi : d’un côté, la polarisation idéologique a diminué entre les différentes tendances du parti ; de l’autre, les divisions internes ont été de plus en plus personnalisées [2].

Depuis 1998, le secrétaire général était élu directement par les adhérents, ce qui avait renforcé sa légitimité mais aussi la concentration des pouvoirs entre ses mains, au détriment des corps intermédiaires du parti. Or, cette tendance vient d’être renforcée par l’élection de septembre 2014, dans la mesure où elle était ouverte cette fois-ci aux sympathisants du parti. En l’occurrence, ce choix d’un élargissement du corps électoral ne s’est pas révélé heureux pour le sortant. Il confirme cependant que cette méthode de sélection des dirigeants se répand de plus en plus au sein de la famille sociale-démocrate.

Ce changement de dirigeant au Portugal fait évidemment penser à celui qui a eu lieu en Espagne au sein du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), dont Pedro Sánchez, encore plus jeune et inexpérimenté que Costa, est devenu le secrétaire général en juillet dernier. Lui aussi a tenté de donner des gages à la gauche du parti, par exemple en refusant sa confiance à Jean-Claude Juncker au niveau européen. Il doit en revanche faire face à une situation encore plus difficile, caractérisée par l’effondrement des équilibres politico-institutionnels issus de la transition démocratique après Franco, ainsi que par l’irruption d’une nouvelle force politique : Podemos.

Illustration : Matteo Renzi, Manuel Valls et Ed Balls




[1En France, les entreprises, en fonction du nombre de salariés, ont des obligations à respecter, notamment pour encourager le dialogue social. Pour une définition plus développée, lire « La suppression des seuils sociaux créerait-elle des emplois ? », Le Monde, 20/08/2014 (/www.lemonde.fr/les-decodeurs/la-suppression-des-seuils-sociaux-creerait-elle-des-emplois).

[2Marco Lisi, « Portugal », in Jean-Michel De Waele, Fabien Escalona et Mathieu Vieira (dir.), The Palgrave Handbook of Social Democracy in the European Union, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, pp. 309-330.



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