Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 334, 1er août 2012

Scandale du Libor : où y a-t-il scandale ?

jeudi 13 septembre 2012   |   Immanuel Wallerstein
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Depuis le 4 juillet, les grands journaux de ce monde, les législateurs, les banques centrales et les autorités judiciaires déclarent qu’il existe un « scandale » au sujet de quelque chose appelé London InterBank Offered Rate (Libor). Avant cette date, rares étaient ceux qui, en-dehors du milieu bancaire, avaient entendu parler dudit Libor. Or tout d’un coup, qu’apprend-on : que des grandes banques se seraient livrées en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Suisse, en Allemagne, en France et probablement dans un certain nombre d’autres pays à des actions supposées « frauduleuses ».

On découvre de surcroît qu’on ne parle pas de petites sommes en jeu : les produits financiers qui se basent sur les taux du Libor se chiffrent en milliers de milliards de dollars. Les accusations sont lourdes : les banques ont « manipulé » le taux du Libor. Elles ont non seulement réalisé des profits exorbitants mais les personnes qui remboursaient leurs emprunts immobiliers ou leurs prêts étudiants payaient en réalité bien plus qu’elles n’auraient dû. En résumé, les banques gagnaient en fait énormément aux dépens d’autres personnes qui perdaient énormément.

Cette affaire a soulevé beaucoup de questions :
1/ Comment a-t-elle pu se produire ?
2/ Pourquoi les autorités de régulation n’ont-elles pas mis un coup d’arrêt à une pratique aujourd’hui considérée comme frauduleuse ? Qui savait quoi et quand ?
3/ Peut-on désormais faire quelque chose pour s’assurer qu’une telle affaire ne se reproduira pas ?

D’abord, intéressons-nous à ce qu’est le Libor. Il s’agit du taux interbancaire pratiqué à Londres. Ce n’est pas un instrument très ancien puisque sa version définitive remonte seulement à 1986. A l’époque, l’Association des banquiers britanniques avait exigé que les « grandes banques » partagent entre elles, chaque jour ouvré, leurs informations sur le taux d’intérêt qu’elles devraient payer pour un emprunt auprès des autres banques. Après élimination des taux « aberrants » aux marges, un taux moyen était défini et revu quotidiennement. L’idée était que si les banques étaient confiantes sur l’état de l’économie, le taux serait alors plus bas, et que si elles l’étaient moins, le taux serait alors plus haut.

Dès lors que la presse internationale s’est mise à employer le terme de « scandale » à propos du Libor, on s’est souvenu que la question avait, il y a un certain temps déjà, fait l’objet d’un débat dans des organes plus confidentiels (ou moins grand public). Le Wall Street Journal avait ainsi publié une enquête sur le sujet le 29 mai 2008 (sic) qui suggérait que certaines banques avaient déclaré des taux d’emprunt plus bas qu’ils ne l’étaient. Naturellement, d’aucuns arguèrent immédiatement que cet article était inexact, ou à tout le moins mal informé. Des analyses universitaires ont toutefois laissé entendre par la suite que ces accusations d’une sous-évaluation délibérée du Libor avaient quelques fondements.

Le cœur du problème est que lorsqu’une banque gère 50 mille milliards de dollars de valeurs dites « théoriques », une légère sous-estimation des taux engendre une augmentation significative et immédiate des profits. Aussi la tentation a-t-elle été évidente. Or il s’avère que dès 2007, la Réserve fédérale américaine comme la Banque d’Angleterre ont eu des soupçons sur des possibles manipulations. Mais ni l’une ni l’autre n’a alors fait grand-chose.

On nous dit aussi aujourd’hui que ces taux, loin d’être fiables ou stables, se déterminent en réalité au « doigt mouillé ». Quand Lehman Brothers s’est écroulé, les banques du monde entier ont largement arrêté de se prêter les unes aux autres. D’où le fait que le New York Times du 19 juillet 2012 puisse écrire que « les taux précis ont peu de choses à voir avec la réalité ». En 2011, le ministère de la justice nord-américain a ouvert une enquête criminelle. Et suite à des fuites, on sait désormais qu’il y a eu des échanges de courriels entre des banquiers tout excités d’évoquer et d’encourager la sous-estimation des taux. Et pourquoi pas ? Après tout, cela leur faisait gagner énormément d’argent.

Au milieu de tout ceci, The Observer [NdT : édition dominicale du quotidien britannique The Guardian] a consacré deux pleines pages aux paradis fiscaux et aux sommes d’argent extraordinaires transférées des pays du Sud vers ces places offshore, privant probablement ces pays de plus qu’il n’en faut pour financer le type de transformations économiques et de redistribution sociale qu’ils affirment vouloir réaliser. Et à l’inverse de la fixation frauduleuse des taux du Libor, les paradis fiscaux sont tout à fait légaux.

Par conséquent, où y a-t-il scandale ? Dans les deux cas - la manipulation des taux du Libor et le transfert d’argent vers des paradis fiscaux - nous avons affaire à des pratiques tout à fait normales dans une économie-monde capitaliste. Après tout, l’objet du capitalisme est l’accumulation de capital, et si possible toujours plus. Un capitaliste qui ne maximise pas ses revenus d’une façon ou d’une autre se retrouve toujours, tôt ou tard, éliminé du jeu.

Or le rôle des Etats n’a jamais visé à contrôler ou limiter ces pratiques, mais à fermer les yeux dessus tant qu’ils peuvent. Une fois de temps en temps, ces pratiques – des capitalistes et des Etats – sont temporairement mises en lumière. Quelques personnes vont alors en prison ou se voit forcées de rembourser les profits obtenus de façon illicite. Quelques dirigeants se montrent désireux d’adopter en grande pompe une « réforme » aussi minimale que possible.

Mais au fond, il n’y a pas de scandale, car ce qu’on appelle « scandale » est en réalité le cœur de ce système. Celui-ci changera-t-il jamais ? Si, bien sûr. Un jour, il ne sera plus. Ce qui, bien entendu, nous amène à une autre question : le système qui lui succédera sera-t-il meilleur ? Possible, mais c’est loin d’être certain.

Parler de scandale à propos des manipulations du Libor n’aide donc pas à clarifier les idées sur le fait que tout ceci ne constitue qu’une modalité normale de la logique de d’accumulation sans fin du capital. En 1992, James Carville, le stratège de campagne de Bill Clinton, alors candidat à la présidence des Etats-Unis, avait eu ce mot célèbre : « c’est l’économie, imbécile ! ». Devant ces soi-disant « scandales », mieux vaudrait dire : « c’est le système, imbécile  ! ».

 

 

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.





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