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Vers un apaisement entre Haïti et la République dominicaine ?

lundi 20 janvier 2014   |   Mémoire des luttes
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Les tensions entre Haïti et la République dominicaine n’ont cessé de s’aggraver depuis que le 26 septembre 2013, la Cour constitutionnelle de Saint-Domingue a décidé que « les enfants nés dans le pays de "parents étrangers en transit ou illégaux" n’ont pas la nationalité dominicaine » (arrêt TC 168-13).
Jusqu’à la Constitution de 2010, le droit du sol était en vigueur en République dominicaine. Les enfants nés sur le sol dominicain avaient donc droit à la nationalité. Mais avec cet arrêt, la Cour constitutionnelle a mis un terme à ce droit qui s’appliquerait de manière rétroactive : désormais toute personne née, depuis 1929, en République dominicaine de parents ou grands-parents « immigrés sans papiers  » perd automatiquement la nationalité dominicaine.
Beaucoup d’analystes soupçonnent le Tribunal Constitutionnel dominicain d’avoir adopté cet arrêt par démagogie populiste, pour flatter le sentiment raciste anti-Haïtien dominant au sein de larges secteurs de la société dominicaine. Ils y voient une nouvelle escalade dans le cadre de la longue histoire de discrimination raciale à l’encontre des descendants d’Haïtiens. Et un nouveau tour d’écrou xénophobe dans la vaste campagne nationaliste que conduit le gouvernement dominicain depuis au moins une dizaine d’années.
Si cet arrêt était appliqué, il entraînerait de très graves conséquences pour les quelque 250 000 enfants et petits-enfants d’Haïtiens. Parce qu’ils pourraient être contraints de retourner en Haïti... où ils ne seraient pas acceptés. En effet, la Constitution de la République d’Haïti ne reconnait pas le principe de la double nationalité. Dès qu’un Haïtien accepte la nationalité d’un autre pays, il perd la nationalité haïtienne. Déchus de la nationalité dominicaine, les descendants d’Haïtiens visés par l’arrêt TC 168-13 se retrouveraient donc apatrides...
De nombreuses organisations de défense des droits de l’homme ont dénoncé cette décision de la Cour constitutionnelle dominicaine en la qualifiant de « raciste  », et parce qu’elle viole le principe de non-rétroactivité de la loi, ainsi que de nombreux textes internationaux qui garantissent les droits liés à la nationalité.
Par ailleurs, cet arrêt de la Cour constitutionnelle dominicaine a provoqué une vague d’indignation dans les chancelleries d’Amérique latine. En signe de protestation, Haïti a rappelé son ambassadeur accrédité à Saint-Domingue. Les Nations unies se sont également déclarées « extrêmement préoccupées » et ont manifesté leur « désaccord  » avec l’arrêt TC 168-13.
La CommunautédesCaraïbes (Caricom) a annoncé, en novembre dernier, la suspension du processus d’adhésion de la République dominicaine à son organisation, comme le réclamait Haïti.
Depuis, un cycle de dialogue entre les deux pays, avec notamment la médiation du Venezuela, a été entamé.Et une première rencontre entre le gouvernement de la République d’Haïti et le gouvernement de la République dominicaine s’est tenue, le 7 janvier dernier, à Ouanaminthe (Juana-Mendez) en Haïti (lire ci-dessous la Déclaration conjointe des deux gouvernements).
Suite à cette rencontre,des organisations de la société civile haïtienne ont rendu publique la déclaration conjointe suivante :

Nous, organisations signataires de la présente déclaration, avons été reçues, le 6 janvier 2014, par le premier ministre du gouvernement haïtien et les membres de la commission ad hoc désignée pour la conduite du « dialogue » réouvert avec la République dominicaine, sous facilitation vénézuélienne, et avec l’appui de diverses institutions régionales et internationales. Nous avons eu l’opportunité de communiquer au président et aux membres de la commission haïtienne plusieurs de nos préoccupations, entre autres :

  1. celle du risque d’un dialogue de sourds entre la République d’Haïti et la République dominicaine sur l’agenda de la rencontre, et en particulier sur l’inclusion ou non de l’arrêt du Tribunal constitutionnel TC 168-13 retirant leur nationalité à plusieurs centaines de milliers de descendants d’Haïtiens, autour duquel les deux États avaient jusque-là formellement exprimé des positions profondément contradictoires ;

  2. celle du risque de réduire à un dialogue bilatéral une question interne dominicaine certes, mais dont les conséquences ont un caractère international, par la violation des droits fondamentaux de plusieurs milliers de Dominicains d’ascendance haïtienne ;

  3. celle de l’absence, au sein même de la commission haïtienne ou de son groupe d’invités observateurs, de représentants de la société civile, et notamment de groupes et institutions ayant une pratique des populations et des problèmes de la zone frontalière et une bonne connaissance du dossier de la migration et du commerce transfrontalier ;

  4. celle d’une possible confusion quant aux rôles respectifs de cette commission ad hoc et de la commission mixte bilatérale créée en 1996 pour traiter des questions cruciales relatives aux deux pays ;

  5. celle de sous-estimer l’influence, à la tête de l’État dominicain, d’un courant politique de type néofasciste porteur d’une vision ouvertement raciste anti-haïtienne, organisant au sein de l’État dominicain le sabotage de toutes initiatives visant à l’amélioration des relations bilatérales, et qui s’appuie, entre autres, sur la non reconnaissance des apports de la diaspora haïtienne à la République dominicaine ;

  6. celle de minorer la forte demande, exprimée par l’ensemble de la société haïtienne et de sa diaspora, que l’État haïtien et la commission haïtienne transmettent clairement et fermement à leurs interlocuteurs l’exigence du respect de la dignité humaine, du respect du peuple haïtien, de ses descendants et de ses concitoyens, valeurs fondamentales constitutives de notre idéal d’État-nation ;

  7. celle de d’infléchir la ligne du rejet absolu de l’arrêt TC168-13 et de réduire indûment la pression exercée jusque-là par la République d’Haïti et ses alliés internationaux.

Les organisations en question croient nécessaire de partager aujourd’hui leurs opinions et recommandations sur les résultats de cette première rencontre de Ouanaminthe. Tout en étant conscientes de tout ce qui pèse encore sur le processus, comme risques et comme pièges, les organisations signataires prennent acte des points suivants :

  1. Le fait que, selon les déclarations d’officiels haïtiens, plus de trois heures aient été consacrées aux débats sur l’arrêt TC-168-13 peut être vu comme un point marqué contre les ténors ultranationalistes et divers membres du gouvernement dominicain qui avaient hautement proclamé, les jours précédant le 7 janvier 2014, que ni l’arrêt du Tribunal constitutionnel, ni le Plan de régularisation ne figureraient au menu des discussions. En atteste l’évocation, dans la déclaration finale en son paragraphe 7, d’une demande haïtienne de « garanties que des mesures concrètes soient prises pour sauvegarder les droits fondamentaux des personnes d’origine haïtienne » et d’un « engagement de la partie dominicaine » à cet égard. La concrétisation de ces « demandes » et de cet « engagement » demeure cependant un point qui requiert notre plus haute vigilance.

  2. La commission haïtienne, avec la présence des observateurs internationaux - présence farouchement combattue par le secteur conservateur dominicain -, n’est pas tombée dans le piège du tête-à-tête bilatéral sur la question de l’arrêt TC168-13. La définition de la fonction des observateurs internationaux, explicitée au paragraphe 4 de la déclaration conjointe, permettant non seulement qu’ils soient parties prenantes des échanges, mais qu’ils soient appelés à « formuler des recommandations » et à « fournir leur expertise sur les différents sujets traités » est un acquis pour la suite des conversations.

  3. Les rôles respectifs de la commission ad hoc et de la commission mixte bilatérale semblent avoir été départagés, tel qu’exprimé au paragraphe 5 de la déclaration conjointe. La commission mixte bilatérale, qui sera « réactivée », est l’instance désignée par les deux parties pour « assurer le suivi des décisions prises dans le cadre de ce dialogue de haut niveau ainsi que pour mettre en œuvre les accords précédents ». Nous soulignons cependant qu’au-delà de la conjoncture, il est grand temps de redonner à cette commission toute son importance. C’est un « dossier » qui doit être repris et sur lequel les deux parties ont déjà accumulé données et expériences.

En dépit de ces pas, qui pourraient être jugés positifs, un certain nombre de choses demeurent préoccupantes, et d’autres demandent à être clarifiées :

  1. Un certain flou demeure quant à l’agenda des onze prochaines rencontres mensuelles. Notant l’accueil favorable qui a été fait au document remis par le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés(GARR) en prélude à la réunion du 7 janvier 2014, les organisations signataires aimeraient être informées de la méthodologie de travail et du contenu des prochaines rencontres afin de partager leurs expériences et points de vue avec la commission haïtienne ;

  2. Le fait qu’il ne soit apparemment pas prévu d’associer, en plus des secteurs privés des deux pays, des représentants de groupes et institutions de la société civile liés à la problématique de la défense des droits des personnes, ou des représentants d’associations du secteur informel d’affaires, acteurs importants du mouvement des échanges commerciaux entre les deux pays et particulièrement dans la zone frontalière (marchandes et marchands, transporteurs, cambistes, etc.) ou encore des représentants de la diaspora haïtienne en République dominicaine, demeure préoccupant. Nous réitérons donc notre demande que la société civile des deux pays, en ses principales composantes concernées, soit associée à la dynamique et au suivi des conversations à venir ;

  3. Conscientes de la complexité de la question commerciale entre les deux pays, les organisations signataires attirent l’attention de la commission ad hoc sur une nécessaire clarification des mécanismes institutionnels impliqués dans la gestion des douanes et des marchés transfrontaliers, y compris le rôle des mairies et des associations locales mentionnées plus haut ;

  4. Compte tenu des conflits récurrents entre pêcheurs haïtiens et autorités dominicaines, les organisations signataires appuient les recommandations du GARR à ce propos et attirent l’attention de la commission ad hoc sur la question des frontières maritimes et fluviales entre les deux pays ;

  5. Conscientes des menées des secteurs ultranationalistes dominicains, minoritaires mais puissants, et bénéficiant d’une grande visibilité, les organisations signataires appellent à la vigilance de la commission haïtienne et à un rôle proactif des représentations diplomatiques haïtiennes en République dominicaine, pour une protection efficace et rapide des ressortissants haïtiens, et pour exiger le respect de l’État et du peuple haïtien ;

  6. Par ailleurs, nous, organisations de la société civile signataires de cette note, prenons acte de l’engagement de l’État haïtien de fournir des documents d’identification appropriés aux travailleurs haïtiens afin que ces derniers puissent bénéficier de visas temporaires leur permettant de régulariser leur situation en République dominicaine. Ainsi, il est indispensable que les autorités compétentes (le ministère de la justice, les Archives nationales, l’ONI, etc.) prennent leurs responsabilités pour faciliter l’accès de la population à ces documents, non seulement en allégeant les procédures d’obtention de ces documents et en en réduisant les coûts, mais également en consacrant un budget à la réalisation de ces opérations. A cet égard, nous réitérons la demande faite depuis de nombreuses années à l’État haïtien qu’une unité spéciale de délivrance de passeports soit établie en République dominicaine, et que de nouveaux consulats y soient ouverts dans des zones à forte concentration d’Haïtiens. Les organisations signataires appellent également à la vigilance quant au commerce lucratif de faux papiers par des profiteurs de tout bord qui abusent la population des zones frontalières pauvres et des bateys ;

  7. En dernier lieu, il importe de garder à l’esprit que la déclaration conjointe issue des discussions du 7 janvier 2014 est, à cette étape, une déclaration d’intentions. Nous sommes habitués à ce que nos deux États émettent de telles déclarations qui restent lettre morte. A cette occasion, nous les exhortons à marquer la différence, par le fait même que les deux parties sont convenues de qualifier d’historique "le dialogue franc et les avancées » de la réunion de Ouanaminthe.

Tout en offrant leur appui au dialogue entre les deux parties, les organisations signataires renouvellent leur engagement de continuer d’accompagner les personnes affectées par l’arrêt 168-13 jusqu’à l’adoption de mesures adéquates par les autorités dominicaines, en accord avec les conventions internationales, excluant toute formule de naturalisation. De même, elles confirment leur mission d’œuvrer au renforcement des rapports d’amitié et de solidarité entre les deux peuples de l’île.

Port-au-Prince, le 14 janvier 2014.

Pour le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugies (GARR) : Jean-Baptiste Azolin
Pour le Service jésuite aux réfugiés et aux migrants (SJRM) : Père Antoine Lissaint
Pour le Collectif haïtien sur les migrations et le développement (COHAMID) : Guy Alexandre

 


 

Déclaration conjointe entre le gouvernement de la République d’Haïti et le gouvernement de la République Dominicaine :

Les représentants des Gouvernements de la République d’Haïti et de la République Dominicaine se sont réunis à la ville frontalière de Ouanaminthe (Juana-Mendez), le mardi 7 janvier 2014, dans le cadre de la reprise du dialogue initié, par les Présidents Danilo Medina et Michel Martelly, en République Bolivarienne du Venezuela, lors du deuxième Sommet spécial ALBA-PETROCARIBE.
Les deux pays ont convenu de qualifier d’historique le dialogue franc et les avancées réalisées dans la quête de solution conjointe.
Aux fins d’avancer sur un agenda commun aux deux nations, une méthodologie de travail et les questions à discuter lors des prochaines réunions ont été arrêtés par les parties au cours de cette rencontre. Il a été également convenu que des réunions régulières se tiendront chaque premier lundi du mois, alternativement en Haïti et en République Dominicaine.
La prochaine réunion se tiendra le 3 février prochain en territoire dominicain.
Les représentants des deux Etats ont réaffirmé leur intérêt commun d’inviter des représentants de la République Bolivarienne du Venezuela, de l’Union Européenne, des Nations Unies et de la CARICOM à prendre part aux différentes réunions à titre d’observateurs. Ils pourront formuler des recommandations et fournir leur expertise sur les différents sujets traités. Il a été également convenu d’inviter à ces rencontres des représentants du secteur privé des deux Etats qui ont soutenu depuis des mois des rencontres formelles.
Les deux parties se sont entendues sur la réactivation de la commission mixte bilatérale pour assurer le suivi des décisions prises dans le cadre de ce dialogue de haut niveau ainsi que pour mettre en œuvre les accords précédents.
Une bonne partie de la réunion a été consacrée à la question migratoire. Les deux parties ont convenu de signaler que le dialogue s’est déroulé avec sérénité et respect mutuel et a été franc, constructif et transparent.
Tout en reconnaissant le droit souverain de la République Dominicaine de déterminer sa politique migratoire et les règles pour l’octroi de la nationalité, la partie haïtienne a sollicité la garantie que des mesures concrètes soient prises pour sauvegarder les droits fondamentaux des personnes d’origine haïtienne. La partie dominicaine a confirme cette garantie.
De plus, la partie dominicaine a annoncé l’adoption dans les prochaines semaines d’une loi additionnelle qui adressera tous les cas non pris en compte dans son plan de régularisation.
De toutes les façons, les deux parties ont reconnu que le sujet n’a pas été épuisé à cette reunion et sera discuté de nouveau à la prochaine rencontre.
Les deux Gouvernements ont réaffirmé leur volonté de régulariser la situation des travailleurs étrangers en République Dominicaine. La République Dominicaine a annoncé que le Conseil National de la Migration a approuvé la semaine dernière un programme qui octroiera un visa à tous les travailleurs temporaires se trouvant sur le territoire dominicain. La partie haïtienne s’est engagée à fournir les documents d’identification appropriée à ces travailleurs afin de compléter le processus.
La partie haïtienne a soulevé une préoccupation additionnelle relativement au dossier des étudiants haïtiens en République Dominicaine qui sont obliges de retourner en Haïti chaque trois mois pour le renouvellement de leur visa d’étudiant. La délégation dominicaine a convenu d’évaluer cette requête.
Par ailleurs, sur les questions relatives à la pérennisation, l’harmonie et le bon fonctionnement des échanges commerciaux au niveau de la frontière, les deux pays ont réaffirmé leur volonté d’organiser et de régulariser les marchés binationaux. À cette fin, l’administration des douanes des deux pays devra finaliser un accord sur l’organisation de ces marchés. En ce sens la République Dominicaine a offert sa collaboration totale à la République d’Haïti en matière de douane.
De la même manière, on a mentionné et remercié la coopération de l’Union Européenne dans ce domaine.
Les deux gouvernements ont convenu de renforcer les mesures d’échanges commerciaux sur la base de réciprocité pour permettre l’accès de produits sans délai aux deux marchés.
Les autorités agricoles des deux pays continueront de collaborer en vue d’échanger des informations et de décider des mesures appropriées à mettre en œuvre pour entretenir une relation institutionnelle adéquate dans ce domaine.
De même, il a été décidé que les autorités environnementales des deux pays renforceront leur collaboration en vue de parvenir à un vaste programme de reboisement, en particulier dans les zones frontalières.
Finalement, les institutions des deux pays en charge de la sécurité et du renseignement signeront des protocoles d’accord portant sur la lutte conjointe contre le crime organisé, le trafic de stupéfiants et la criminalité transnationale.

Ont pris part à la rencontre :

Pour la République d’Haïti : Laurent Salvador LAMOTHE, Premier Ministre ; Pierre-Richard CASIMIR, Ministre des Affaires Etrangères ; David BAZILE, Ministre de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales ; Wilson LALEAU, Ministre du Commerce a.i. et Nesmy MANIGAT, Conseiller auprès du Premier Ministre.

Pour la République Dominicaine : Gustavo Montalvo, Ministre de la Présidence ; José Ramón Fadul, Ministre de l’Intérieur et de la Police ; José del Castillo, Ministre du Commerce et de l’Industrie, José Manuel Trullols, Vice-Ministre Chancelier par intérim et Cesar Pina Toribio Conseiller Juridique du Pouvoir Exécutif ;

et y ont participé à titre d’observateurs : Mme. Veronica Guerrero de la République Bolivarienne du Venezuela ; M. Mario Caivano de l’Union Européenne, M. Peter de Clerq de l’Organisation des Nations Unies, M. Colin Granderson de la Communauté des Caraïbes (CARICOM), Mme. Norma Powell du secteur prive haïtien.

Ouanaminthe le 7 janvier 2014.





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