Chroniques du mois

Chronique - septembre 2008

La poudrière Maroc

mercredi 10 septembre 2008   |   Ignacio Ramonet
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Elle s’appelle Zahra Boudkour, étudiante à l’université de Marrakech, vingt ans. Pour avoir participé à une marche pacifique de protestation, elle a été brutalement frappée par la police, conduite avec des centaines de ses camarades au sinistre commissariat de la Place Jamaâ El Fna, et sauvagement torturée. Durant plusieurs jours, les policiers l’ont contrainte à demeurer nue, alors qu’elle avait ses règles, devant les autres détenus. Pour dénoncer cet ignoble traitement, Zahra a commencé, en juin dernier, une grève de la faim. Elle est actuellement en état de coma. Sa vie ne tient qu’à un fil [1].

Quelqu’un, en Europe, a-t-il entendu parler de cette jeune étudiante ? Nos médias ont-ils au moins cité la dramatique situation de Zahra ? Pas un mot. Rien non plus sur un autre étudiant, Abdelkébir El Bahi, jeté par la police du haut d’un troisième étage et cloué désormais, pour le restant de ses jours, à un fauteuil roulant à cause d’une fracture de la colonne vertébrale…

Zéro information également à propos de dix-huit autres étudiants de Marrakech, camarades de Zahra, qui, pour récuser leurs conditions de détention dans la funeste prison de Boulmharez, sont aussi en grève de la faim depuis plus de deux mois. Certains ont dû être hospitalisés, d’autres ne peuvent se tenir debout, quelques uns sont en train de perdre la vue, plusieurs vomissent du sang…

De telles atteintes aux droits de la personne humaine ont lieu dans l’indifférence et le silence général. Seuls les parents ont exprimé leur horreur et leur solidarité. Ce qui a été considéré par les autorités comme un inacceptable geste de rébellion. Résultat : eux aussi ont été odieusement bastonnés.

Tout cela ne se produit pas dans un Etat lointain ou mal connu, comme peuvent l’être le Tibet, la Colombie ou l’Ossétie du Sud. Mais a seulement quatorze kilomètres de l’Europe. Dans un pays, le Maroc, que des millions d’Européens visitent chaque année, où nombre d’intellectuels européens de renom y résident, et dont le régime bénéficie, dans nos médias et chez la plupart de nos dirigeants politiques, d’étranges prévenances et indulgences.

Pourtant, depuis un an, le Maroc connaît une flambée de protestations et de violences : révoltes urbaines contre la vie chère et jacqueries paysannes contre toutes sortes d’abus se multiplient. L’émeute la plus meurtrière s’est produite le 7 juin dernier à Sidi Ifni lorsqu’une paisible manifestation contre le chômage, endémique dans cette ville, a été réprimée avec une excessive férocité. Ce qui a entraîné une véritable insurrection urbaine avec des barricades de rues, des incendies de bâtiments publics et un début de lynchage de certains responsables locaux. En riposte, les forces de l’ordre ont déclenché une hallucinante répression. Faisant des dizaines de blessés et de nombreux détenus (parmi ceux-ci : Brahim Bara, responsable du comité local d’Attac). En outre, Malika Khabbar, de l’Organisation marocaine des droits de l’homme, a dénoncé « les viols de femmes » [2], et, selon la chaîne arabe d’information Al-Jazeera, il y aurait eu « de un à cinq morts ».

Les autorités démentent. Elles ont imposé une « version officielle » sur les « événements d’Ifni », et sanctionnent tout média qui diffuse une information différente. Une Commission parlementaire a certes été constituée, mais ses conclusions ne serviront, comme d’habitude, qu’à enterrer le problème.

Les espérances nées il y a neuf ans, lors de la montée sur le trône du jeune roi Mohammed VI, se sont peu à peu évanouies. Quelques petits changements indispensables ont été apportés pour que tout demeure pareil. La vieille recette de tout changer pour que rien ne change. Quelques couches superficielles de peinture ont modifié l’aspect de l’édifice, mais ses sinistres souterrains et ses passages secrets demeurent identiques.

Les timides avancées en matière de libertés n’ont pas transformé la structure du pouvoir politique : le Maroc reste le royaume de l’arbitraire, une monarchie absolue dans laquelle le souverain est le véritable chef de l’exécutif. Et où le résultat des élections (toujours truquées) est déterminé, en dernière instance, par le souverain qui désigne, de surcroît, selon son bon vouloir, les ministres principaux, dits « ministres de souveraineté ».

La structure de la propriété, pour l’essentiel, n’a pas été modifiée non plus. Le Maroc demeure un pays féodal où quelques dizaines de familles, presque toutes proches du trône, contrôlent – grâce à l’héritage, au népotisme, à la corruption et à la répression – les principales richesses.

Actuellement l’économie se porte plutôt bien, avec une croissance du PIB prévue pour 2008 de 6,8% [3], en raison surtout des millions d’émigrés et de leurs envois de devises qui constituent la ressource principale du pays, avec le tourisme et l’exportation des phosphates. Mais les pauvres sont de plus en plus pauvres. Les inégalités n’ont jamais été aussi énormes, le climat de frustration aussi palpable. Et l’explosion de nouvelles révoltes sociales aussi imminente.

Car il existe, aussi, une formidable vitalité au sein de la société civile. Des associations actives et fort osées qui n’ont pas peur de défendre les droits et les libertés. Nombre de ces associations sont laïques. D’autres sont islamistes. Elles relèvent d’un islamisme très vivace qui se nourrit de la très grande frustration sociale et qui, de fait, constitue la première force politique du pays.

Le mouvement Al-Adl Wal-Ihsane (Justice et Bienfaisance, non reconnu mais toléré), que dirige le cheikh Abdessalam Yassine, ne participe pas aux élections. Avec le Parti de la justice et du développement (PJD), le plus voté lors des dernières élections législatives de septembre 2007, ces deux formations dominent très largement la carte politique. Mas le pouvoir, soutenu par ses protecteurs européen et américain, ne leur permet pas de gouverner.

Un tel déni de démocratie pousse des groupes minoritaires à choisir la voie de la violence et du terrorisme. Que les autorités combattent par tous les moyens, y compris la torture couramment pratiquée. Et toujours avec le soutien intéressée de l’Union européenne et des Etats-Unis  [4]. Cette alliance objective conduit nos dirigeants et nos médias à fermer les yeux devant les violations des droits humains que l’on continue à y pratiquer.

C’est comme si les chancelleries occidentales disaient aux autorités de Rabat : en échange de votre lutte contre l’islamisme nous vous pardonnons tout, y compris votre lutte contre la démocratie.




[1 Le Journal hebdomadaire, Casablanca, 26 juillet 2008.

[2 Idem, 12 juillet 2008.

[3 Le Monde, Paris, 10 août 2008.

[4Washington construit en ce moment une immense base militaire dans la région de Tan-Tan, au nord du Sahara Occidental, pour y installer le siège de l’Africom, le Commandement Afrique de ses forces armées avec pour mission la surveillance et le contrôle militaire du continent, et en particulier du Sahel. Le récent coup d’Etat en Mauritanie serait lié à ce projet.



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