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De nouveaux défis pour la théologie de la libération

lundi 5 avril 2010   |   François Houtart
Lecture .

La théologie de la libération est une véritable théologie, c’est-à-dire un discours sur Dieu. Elle s’affirme cependant contextuelle, à l’encontre d’une théologie a-historique qui se prétend hors du temps. Ce que l’on pourrait appeler une théologie sur la Lune… Toute théologie est toujours contextuelle. Parce qu’elle est théologie, elle est composée de nombreux chapitres : une ecclésiologie, une christologie, une théologie sacramentaire et liturgique, une théologie morale et une doctrine sociale. Pour la théologie dela libération, le contexte est explicité : c’est celui de la réalité des pauvres et des opprimés, de leurs luttes et de leur vie de foi au sein de ces réalités. C’est là que l’on trouve Dieu, selon l’option spécifique de Jésus-Christ dans l’Evangile. Quelqu’un a pu dire  : ” La théologie de la libération ne se demande pas tellement si Dieu existe, mais où il se trouve ”.

La théologie de la libération s’est développée en Amérique latine, à partir des années 1960, après le Concile Vatican II, et elle a inspiré de nombreuses démarches spirituelles et des engagements sociaux. Nous allons nous limiter à la morale sociale qu’elle développe, car c’est elle qui a sans doute eu la répercussion la plus importante, et qui nous permettra de poser la question de son opportunité dans la situation contemporaine.

1. Une lecture de la société

Une éthique sociale se construit à partir d’une lecture, explicite ou implicite, de la réalité. C’est, en effet, en fonction de cette approche que se définit le jugement moral. Nous allons le montrer en comparant l’éthique sociale de la doctrine traditionnelle de l’Eglise catholique avec celle de la théologie de la libération. Dans le premier cas, l’enseignement récent, celui de Jean Paul II, affirme que la doctrine sociale possède un statut au-delà de toutes les disciplines. Ce qui veut dire qu’elle est une partie intégrante de la Révélation, et que seule l’autorité ecclésiastique est en mesure d’en garantir l’authenticité.

En revanche, la théologie de la libération affirme le caractère fondamental de la médiation de l’analyse sociale pour arriver au raisonnement éthique en tant qu’élément d’orientation du jugement. En d’autres termes, son choix de l’analyse est explicite. En l’occurrence, il s’agit de celle qui rend le mieux compte de la situation des plus pauvres, de celle qui permet de regarder le monde avec les yeux des exclus. Pour elle, c’est une exigence de l’Evangile, critère pré-scientifique pourrait-on dire, et véritablement contraignant. Donc d’ordre éthique.

Il en résulte deux démarches très différentes. La doctrine sociale de l’Eglise adopte, de fait, une lecture implicite de la réalité sociale. Cette dernière, dans cette perspective, est composée de strates (parfois appelées classes) superposées ou juxtaposées : il y a des ouvriers, des employés, des paysans, des classes moyennes, des patrons. La théologie de la libération, quant à elle, perçoit la société contemporaine en termes de structures de classes, c’est-à-dire de groupes sociaux reliés entre eux structurellement, en fonction de leurs positions respectives dans un système économique, politique et culturel déterminé. Aujourd’hui, la structure sociale est définie par la logique des rapports sociaux du capitalisme. Il n’en a pas toujours été ainsi : dans l’histoire, il y a eu des sociétés de classe précapitalistes et des organisations sociales construites sur les rapports de parenté, par exemple. Les conséquences pratiques sont très importantes.

Dans le premier cas, le bien social consistera à faire collaborer les diverses strates sociales pour réaliser le « bien commun », chacun jouant son rôle à sa place, mais sans remettre en question la logique des rapports sociaux. Au plan politique, très logiquement, cela débouche sur la Démocratie chrétienne. Dans le second cas, c’est la structure de classes qui crée les injustices. Il s’agit donc de la transformer et de remonter à l’origine du problème, c’est-à-dire de lutter contre ce qui permet à une minorité de s’approprier les richesses.

 Dans le premier cas, on pourra à la fois condamner durement le capitalisme “sauvage” et voir dans l’« économie sociale de marché » ou le capitalisme “civilisé”, la solution à l’harmonie sociale. Dans le second, au contraire, c’est la logique même du capitalisme qui doit être contestée et remplacée par une autre conception de l’économie.

Et c’est ici qu’intervient l’analyse marxiste, comme démarche explicite, estimée la plus adaptée à rendre compte de la réalité sociale à partir de la vision des pauvres. Il ne s’agit pas pour autant d’un dogme, mais d’une méthode d’interrogation du réel. Elle a donc été adoptée par la plupart des théologiens de la libération pour des raisons très claires.

Contrairement à ce qu’ont affirmé ses détracteurs, et notamment la Congrégation pour la doctrine de la foi, l’utilisation de ce type d’analyse ne mène pas automatiquement à l’athéisme. Il est cependant exact que cette démarche introduit explicitement une nouvelle instance de jugement pour formuler une éthique sociale : celle de la médiation de l’analyse. Elle relativise donc toute doctrine sociale, dans la mesure où cette dernière se formule nécessairement à partir d’une analyse, et peut donc être critiquée par une démarche relevant des sciences sociales. Cela remet en question le monopole de l’autorité religieuse en tant qu’unique instance de jugement.

2. Crise de civilisation

Nous assistons actuellement à une crise profonde du système économique. Elle va bien au-delà de la crise financière dont tout le monde parle, et qui, selon certains, pourrait être seulement conjoncturelle et donc susceptible d’être résolue par des régulations. Or, en fait, le volet financier n’est que l’un des aspects du problème. L’ensemble des crises auxquelles nous assistons possède une origine commune : la logique du capitalisme. Cette logique fait du taux de profit l’axe de l’économie et de l’accumulation du capital son moteur, le tout dans l’ignorance des externalités, c’est-à-dire des dommages écologiques et sociaux qui n’entrent pas dans le calcul du capital.

La crise alimentaire a été provoquée non par une faille de la production, mais essentiellement par la spéculation. La crise énergétique est due à un modèle de développement énergivore favorable à l’accumulation. La crise climatique, liée à la manière d’utiliser les ressources naturelles en les exploitant et les détruisant quand elle ne constituent que des externalités, s’est accélérée avec la phase néolibérale du capitalisme. C’est à ce moment-là que les émissions de gaz à effet de serre et la température de l’univers ont pris une courbe ascendante accélérée.

Enfin la crise sociale, qui réduit plus de 800 millions de personnes à la faim et la misère, tandis qu’une minorité de riches concentre les revenus de la planète, est le résultat de la recherche de la maximisation des profits. Il est plus intéressant, pour l’accumulation du capital, de produire des biens et des services sophistiqués pour 20 % de la population disposant d’un pouvoir d’achat, que de le faire pour le reste du genre humain n’ayant que peu ou pas de possibilités de consommation.

C’est donc bien une logique qui est à l’oeuvre, portée par des classes sociales dont les intérêts sont liés au modèle de croissance. C’est cette logique qu’il faut changer, en créant un nouveau rapport de forces. Voilà le grand défi de l’humanité contemporaine, aussi bien sur le plan de la répartition des ressources que sur celui de la manière de les produire.

3. Des tâches nouvelles

Face à ces situations, la théologie de la libération est confrontée à des tâches nouvelles, et d’abord à une extension de ses perspectives. Les politiques néolibérales menées pendant plus de trente ans ont en effet élargi considérablement le champ d’application de la logique capitaliste. Tous les groupes sociaux subalternes ou moyens sont aujourd’hui affectés par la loi du marché, et plus seulement la classe ouvrière. Cette dernière a été le premier groupe social à se situer de façon antagonique au capital, du fait d’un rapport direct capital/travail. C’est ce que l’on pourrait appeler une soumission réelle du second au premier : le travailleur ne peut plus produire sans le capital, qui devient hégémonique et domine la production et la distribution des produits et des services.

Mais, avec la libéralisation des échanges au plan mondial et la domination progressive du capital financier, la soumission formelle - c’est-à-dire par d’autres moyens que le salariat - s’est étendue à tous les milieux sociaux. La fixation des prix agricoles par des Bourses internationales affecte tout le monde paysan. Les paysans sans terre sont les victimes de la re-concentration de la propriété ; les peuples indigènes perdent leurs territoires sous les coups de boutoir des compagnies pétrolières ou minières, et de l’agro-négoce ; les femmes sont les premières victimes de la privatisation de l’eau, de l’électricité, des soins de santé, de l’éducation. Il faut ajouter à tout cela la destruction accélérée de la nature et la détérioration de l’environnement, surtout de celui des plus pauvres.

On peut donc affirmer que le sujet historique que fut la classe ouvrière au cours des siècles précédents n’est plus aujourd’hui que l’une des composantes - importante sans aucun doute - d’un sujet plus vaste, pluriel, mais populaire. D’où l’ensemble des luttes qui se sont développées au cours des dernières décennies, et l’importance de leur convergence dans des initiatives telles que les Forum sociaux mondiaux.

On a vu aussi se développer de nouvelles perspectives dans la théologie de la libération : une théologie de l’écologie, avec Leonardo Boff, par exemple ; une théologie de la libération dans une perspective féministe, avec Yvone Guebara ; une théologie des peuples indigènes ; également une attention particulière accordée au sujet (Franz Hinkelamert). Certains auteurs ont été influencés par les courants postmodernes qui ont fleuri en philosophie et en sciences sociales, suite à l’échec des dogmatismes idéologiques. Cela n’alla pas sans risques pour la perte du caractère global de l’analyse fournie par l’approche marxiste. Or c’est précisément cette dimension qui est aujourd’hui essentielle, à un moment où la pensée dominante fragmente les divers aspects d’une crise de système.

La prise de conscience du fait qu’il s’agit d’une question de civilisation, et donc de survie aussi bien de l’univers que du genre humain, met en lumière l’importance d’une éthique dont le fondement est la possibilité de la continuité de la vie de la planète et de l’humanité. C’est peut-être la tâche la plus urgente de la théologie de la libération aujourd’hui.

Enfin, il ne suffit pas de s’attacher à l’analyse critique de la logique structurant actuellement le fonctionnement de la société. Il faut se tourner vers l’avenir. Quelles sont les grandes orientations qui permettront de vivre les valeurs du « règne de Dieu » ? Il s’agit du respect de la nature ; d’une économie répondant aux besoins des personnes et des peuples, et pas seulement à l’accroissement des taux de profit ; de l’établissement de la démocratie au sein de tous les rapports sociaux, y compris de genre, et remettant en valeur le sujet ; de la multiculturalité donnant à toutes les cultures, les philosophies, les religions, la possibilité de construire l’éthique nécessaire à la transition vers une société postcapitaliste.

De tels enjeux appellent une nouvelle étape d’analyse afin de développer une démarche théorique donnant une cohérence à l’ensemble des initiatives déjà en cours dans ces divers domaines. Ils exigent aussi des convergences dans l’action, tant au niveau des mouvements sociaux que de l’agir politique. La théologie de la libération a aussi sa place dans cette construction nouvelle : celle de contribuer à préciser l’éthique collective et individuelle, comme base de l’engagement et de la spiritualité de nombreux acteurs sociaux, et cela au-delà des frontières religieuses. 

(Exposé présenté lors du débat organisé à Paris par l’association France-Amérique latine le 31 mars 2010.)



François Houtart

Professeur à l’Institut national des hautes études de Quito (Equateur). Fondateur et président du Centre Tricontinental, et professeur émérite de sociologie à l’Université Catholique de Louvain ; co-lauréat 2009 du prix Madansheet Singh remis à l’UNESCO le 16 novembre 2009.


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