Ici, à Morvan Dias, la route qui relie l’aéroport de São Paulo au centre de la mégalopole de près de 20 millions d’habitants, le Brésil, c’est d’abord un imposant bidonville. Une favela qui s’étale sur une immense étendue de terre rouge transformée en boue glissante par les terribles pluies qui s’abattent depuis près de deux mois.
Des fils pirates faits main enlacent des pylônes électriques situés entre les premières habitations de la favela et la route, afin d’amener le précieux courant détourné vers les baraques de parpaings rouges aux toits de tôle ondulée. Ils se mêlent aux déchets en tout genre - appareils électroménagers, poupées et jouets d’enfants démembrés, bouteilles, fauteuils et mousses - qui, agglutinés autour de ces poteaux, forment une sorte de muret frontière entre la zone habitée et la voie empruntée par les voyageurs qui se rendent dans la capitale économique et financière du Brésil. L’Etat de São Paulo concentre, en effet, environ 45 % de la production industrielle du pays et en constitue le principal centre financier.
Le Brésil est un « pays de contrastes », comme on dit pudiquement. C’est, en réalité, un pays-continent profondément inégalitaire. Aujourd’hui, bien qu’ayant augmenté de près de 10 % depuis 2003 (de 6 % en prenant en compte l’inflation) sous les gouvernements présidés par Luiz Inácio Lula da Silva, le salaire minimum est seulement de 510 reais (environ 200 euros). Il ne permet à personne de vivre décemment.
Selon le coefficient de Gini, qui mesure la répartition des richesses dans un pays, le Brésil est l’un des plus mal placés, aux côtés du Guatemala, de la Colombie, du Chili, de l’Equateur, d’Haïti, du Honduras ou de la Zambie. Une infime minorité de la population concentre l’essentiel des richesses de cet Etat très riche en hydrocarbures, en terres, en biodiversité, etc.
Le bilan social et démocratique des deux mandats du président Lula est pourtant marqué par des avancées et des progrès indéniables. Comme l’affirme la déclaration de l’assemblée des mouvements sociaux brésiliens, réunie à l’occasion du Forum social mondial thématique qui vient de se terminer à Salvador de Bahia le 31 janvier (après que se soit tenu un autre événement du Forum social mondial à Porto Alegre du 25 au 29 janvier), « au Brésil, beaucoup d’avancées ont été obtenues pendant les 7 années de gouvernement Lula. L’Etat a été renforcé et a permis davantage de développement. Il y a eu une certaine redistribution des richesses et des progrès sociaux, notamment avec la revalorisation du salaire minimum et les politiques sociales comme la Bolsa familia (dispositif d’aide de l’Etat aux familles pauvres). L’intégration solidaire du continent a été stimulée » [1].
Cette dernière remarque fait référence au poids géopolitique déterminant du Brésil en Amérique latine avec la création de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) et du Conseil de défense sud-américain en 2008, et avec diverses autres formes de résistance à l’hégémonie des Etats-Unis : accueil du président hondurien destitué, Manuel Zelaya, dans son ambassade à Tegucigalpa ; appui politique aux gouvernements du Venezuela, de la Bolivie et de l’Equateur, etc. On pourrait également ajouter que Brasilia prend ses distances avec Washington sur la scène internationale, notamment sur le dossier iranien.
Mais, toujours selon les termes de la déclaration des mouvements sociaux signée par les principales forces syndicales (Centrale unique des travailleurs – CUT -, Centrale des travailleurs du Brésil – CTB -, Union générale des travailleurs – UGT -), ainsi que par le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) et l’Union brésilienne des femmes, « beaucoup reste à faire. Les réformes structurelles capables d’enraciner les conquêtes démocratiques n’ont pas été effectuées et les profondes inégalités sociales qui perdurent depuis cinq siècles dans ce pays sont loin d’être résorbées ».
Dans un pays sorti de la dictature militaire en 1985, les politiques des gouvernements Lula ont également permis de démocratiser la vie publique, notamment en donnant un rôle accru aux syndicats et aux mouvements sociaux (développement des consultations, création de ministères, secrétariats et institutions sociales intégrant syndicats et autres organisations sociales). A cela s’ajoute le fait que l’ancien ouvrier métallurgiste de Sao Bernardo, devenu président de son pays, est un personnage politique hors normes dont la vie a été portée à l’écran dans le film Lula, O Filho do Brasil (« Lula, l’enfant du Brésil »)sorti en salles au début du mois de janvier. Sa cote de popularité (plus de 80 %) est sans précédent pour un président sortant.
Pour autant, l’avenir n’est pas assuré pour son parti, le Parti des travailleurs (PT), déjà en campagne pour les élections locales, législatives et présidentielle d’octobre prochain. Les gouvernements de Lula, en effet, n’ont pas remis en cause les structures économiques profondément inégalitaires du pays. Les entrepreneurs et les milieux financiers ont fait l’objet de toute la sollicitude du pouvoir : consolidation de l’alliance entre l’Etat et le lobby agroalimentaire qui a permis l’appropriation des terres par des entreprises multinationales (Monsanto, Syngenta, Cargill, Nestlé, BASF, Bayer, etc.) ; mise en place d’un modèle économique intégré au libre-échange mondial privilégiant l’agro-business et l’exportation au détriment de la sécurité alimentaire et de l’agriculture familiale ; financiarisation de l’économie qui a considérablement renforcé la pénétration du capital étranger et l’augmentation de la dette interne [2], etc. On estime que seulement 0,5 % du PIB est allé aux mesures de redistribution de la richesse, alors que le service de la dette interne (qui, principalement, va dans les poches de 20 à 30 000 familles) représente 6 ou 7 % du PIB… Tout le monde a gagné sous les gouvernements Lula, mais surtout les riches…
La candidate à la présidence soutenue par le PT et Lula, Dilma Rousseff, actuelle chef de la maison civile (équivalent de premier ministre), n’est pas dans une position facile. En octobre prochain, elle devra disputer, au second tour de l’élection présidentielle, un match serré avec le candidat du centre-droit, José Serra, gouverneur de l’Etat de São Paulo (Parti social démocrate brésilien – PSDB -) que Lula avait battu en 2002.
A en croire les derniers sondages, celle que Lula appelle sa « tecnica » (son appui technique), n’est pas encore assurée de la victoire. Les deux candidats sont très proches dans l’éventualité d’un second tour (40 % / 40 % avec 20 % d’indécis) et José Serra est clairement en tête des intentions de vote au premier tour (entre 5 et 12 points selon les cas de figure).
Car, en effet, deux autres candidats de poids sont actuellement en lice pour le premier tour. Ciro Gomes, député du Parti socialiste brésilien (PSB), est crédité de près de 12 % des intentions de vote. Dans le cas où il ne se présenterait pas, une bonne partie de ses voix se déporteraient vers le candidat du PSDB au premier tour, accentuant ainsi l’avance de ce dernier à 12 points. Quant à Marina Silva, ancienne ministre (démissionnaire) de l’environnement et candidate du Partido Verde (Parti Vert), elle pourrait obtenir entre 7 et 10 % des voix.
Si Ciro Gomes maintient sa candidature, ce qu’il affirme actuellement, il se désistera au second tour pour Dilma Roussef. En revanche, Marina Silva appellera à voter pour José Serra ! Sa candidature est soutenue par plusieurs entreprises du développement durable - comme Natura - dont le co-président, Guilherme Leal, sera son co-listier. Il faut dire que les lignes de démarcation entre les deux favoris sont assez floues en termes de politiques économique et financière.
Ainsi, pour le très libéral hebdomadaire The Economist [3], José Serra « est comme Dilma, mais différent ». En quoi ? Si cette dernière est qualifiée d’ « administratrice capable », selon les critères libéraux de la revue britannique, elle est toutefois « encore moins charismatique que son rival ». Quant à José Serra, s’il est « un « développementaliste » comme on dit au Brésil des socio-démocrates qui croient encore aux vertus du gouvernement actif (…), il semble plus enclin à engager les réformes fondamentales nécessaires à l’amélioration des services publics et au décollage de l’économie ».
Au fond, l’une des questions que pose la situation politique brésilienne est la suivante : un gouvernement de centre-gauche menant des politiques libérales en matière économique et financière peut-il conserver, d’un mandat à l’autre, la confiance de l’électorat populaire ? Ce dernier accepte-t-il automatiquement l’ « alternance unique » [4], c’est-à-dire une situation où les forces politiques majoritaires, à droite et à gauche, mènent des politiques similaires ou très proches ? La récente victoire du milliardaire Sebastian Piñera (que beaucoup surnomment le Berlusconi chilien) dans un pays où Michelle Bachelet termine son mandat présidentiel avec un niveau de popularité jamais atteint par quiconque, a de quoi faire réfléchir….