Des presque trente-trois millions de Colombiens appelés à renouveler le Congrès bicaméral (Sénat et Chambre des représentants [1]), le 9 mars, seuls un peu plus de quatorze millions se sont déplacés, ce qui équivaut à une abstention de 57 %. On rajoutera à cette désertion massive, une avalanche de votes « blancs » – 746 659 pour le Sénat, 824 956 pour la Chambre – et le déluge des votes « nuls » – 1 750 071 pour la Chambre, 1 485 567 pour le Sénat –, représentant ensemble 21 % des suffrages exprimés !
Pour mémoire, on rappellera que, au Venezuela – récemment gratifié d’un éditorial non signé et particulièrement malhonnête du quotidien Le Monde [2] –, feu le président Hugo Chávez a gagné la « présidentielle » du 7 octobre 2012, avec 80,56 % de participation ; que 55 % du corps électoral ont permis au « chavisme » de remporter les « régionales » du 16 décembre suivant ; que lors des « municipales » du 8 décembre 2013, 58,92 % des citoyens ont participé. Où la démocratie se trouve-t-elle en phase terminale, au Venezuela ou en Colombie ?
Si l’attraction principale de ce scrutin, l’ex-président Álvaro Uribe, a été élu sénateur, il n’a pas réussi à imposer son Centre démocratique, formation créée pour l’occasion, comme un phénomène électoral dévastateur. C’est pourtant ce qu’il avait prophétisé pendant la campagne, suivi par certains instituts de sondage. Avec dix-neuf sénateurs sur cent deux (14,29 % des suffrages) et douze des cent soixante-six députés, son principal succès est de devenir la première force d’opposition.
Toutefois, le Parti social de l’unité nationale – dit Parti de la U –, du président Juan Manuel Santos, ne le devance au Sénat que de deux sièges, grâce à l’élection de vingt et un sénateurs (15,5 % des voix), alors qu’il en possédait vingt-huit jusque-là. L’écart se révèle plus conséquent à la Chambre : trente-neuf députés contre douze. Il n’empêche que, dans la mesure où cinquante-deux voix sont nécessaires pour obtenir la majorité au Sénat, M. Santos est loin du compte. Pour approuver et mettre en œuvre d’éventuels accords de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), comme il l’envisage, la coalition qui l’appuie, l’Unité nationale – Parti de la U, Parti libéral [3], Changement radical – peut globalement compter sur quarante-six des cent deux sénateurs et quatre-vingt-douze députés sur les cent soixante-six que compte l’Assemblée. Il lui faudra donc élargir ses alliances, tant pour l’appui au processus de paix que pour sa réélection à la présidence, en mai prochain (l’élection présidentielle se tiendra le 25 mai).
Troisième force politique du pays (dix-neuf sièges au Sénat, vingt-sept à la Chambre), le Parti conservateur, divisé entre « uribistas » et « santistas » devra faire pencher la balance en décidant vers qui se porte sa sympathie (ou ses intérêts). Au cas où ce parti peu fiable ferait défaillance, où placerait ses œufs dans les deux paniers, il restera au président en exercice à se tourner vers… la gauche, hostile en ce qui concerne sa politique néolibérale, mais qu’on peut prévoir « pragmatique » dès lors qu’il s’agira des négociations ou de la mise en œuvre d’accords de paix.
Medellin (M.L.)
Individuellement, le sénateur Jorge Enrique Robledo, du Pôle démocratique alternatif (PDA ; centre gauche), a obtenu le plus grand nombre de voix au niveau national ; paradoxalement, son parti n’a pu porter que neuf représentants au Congrès. Avec onze élus, l’Alliance verte (une coalition de centre gauche) a fait un peu mieux. Stigmatisés et dépourvus de ressources, les candidats de l’Union patriotique (UP) – résurgence du parti dont les membres ont été massacrés par le terrorisme d’Etat dans les années 1980 – n’ont, pour leur part, obtenu aucun siège, ni à la Chambre ni au Sénat.
En théorie, et compte tenu des forces en présence, M. Uribe n’a pas la capacité de faire dérailler les futures initiatives du chef de l’Etat. Toutefois, le fait de ne pas disposer d’une majorité absolue au Parlement limite les marges de manœuvre du prochain gouvernement, notamment en cas de réélection de M. Santos, qui gouvernait jusqu’à présent avec le soutien de plus de 80 % du Congrès.
Au vu des résultats, M. Santos n’en a pas moins exulté et célébré le leadership du Parti de la U. « Aujourd’hui se sont consolidées les majorités de la coalition gouvernementale au Congrès ; c’est un signal important pour le pays et pour le monde : nous, l’immense majorité des Colombiens, nous voulons la paix [4]. » Au moment de voter, M. Uribe affirmait, lui, lutter « contre le castro-chavisme sanguinaire que certains veulent amener en Colombie ». On pourrait en rire. Malheureusement, en Colombie, le ridicule peut tuer.
Photos : Maurice Lemoine