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Au coeur de la nouvelle situation populiste en Amérique latine, les « classes moyennes »

dimanche 10 juin 2018   |   Christophe Ventura
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Durant les années 2000, l’Amérique latine a connu, dans un contexte de « boom » de ses exportations de matières premières, d’enrichissement des sociétés et d’hégémonie de gouvernements progressistes (ou post-néolibéraux) – qui ont mené, dans ce cadre, des politiques de redistribution et de modernisation –, une transformation socio-économique majeure… et silencieuse : la montée en puissance de classes dites « moyennes ». Celles-ci identifient en réalité un groupe social large et hétérogène dont la caractéristique est de regrouper en son sein des secteurs qui, par leurs revenus, le crédit et/ou l’endettement, ont accès à l’offre de biens et de services proposée par le système de production et de consommation capitaliste – dont les logiques et les mécanismes se sont développés en Amérique latine concomitamment à la vague des gauches au pouvoir –, ainsi qu’à une mobilité physique et sociale ascendante dans la société. Il s’agit donc des « classes consommatrices ». « Pour la première fois depuis des décennies [en Amérique latine], la classe moyenne est plus importante numériquement que la population vivant dans la pauvreté » rapportent ainsi l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) [1].

Mais il y a « classe moyenne » et « classe moyenne ». Entre 2001 et 2015, la part de la population ayant rejoint la classe moyenne dite « consolidée » pour reprendre la terminologie proposée par l’OCDE et la Cepal – c’est-à-dire disposant, par jour, de 10 à 50 dollars américains à prix constants en valeur de 2005, et en parité de pouvoir d’achat – est passée de 21 % à près de 35 %. C’est ici que la progression a été la plus forte. Mais une seconde couche de « classe moyenne » – dite « vulnérable » et disposant, elle, d’une somme bien plus modeste de 1 à 4 dollars (PPP) – est passée de 34 % en 2000 à 40 % en 2015. Numériquement majoritaire au sein des « classes moyennes », cette population est bel et bien sortie de la pauvreté formelle ces quinze dernières années mais reste largement constituée par les pauvres et les travailleurs informels des sociétés latino-américaines. Ces derniers ont gagné un accès partiel et précaire à la consommation, sans pour autant qu’ait été modifiée leur position dans la structure socio-économique.

L’ensemble de ces populations constitue le cœur des évolutions socio-politiques des dernières années en Amérique latine. Elles sont, avec la population pauvre (25 à 30 % de la population régionale [2]), les plus touchées par les effets sociaux de la crise économique et financière mondiale de 2008 qui affectent toutes les sociétés de la région depuis le début des années 2010.

Partout, la baisse des ressources des Etats entraîne la détérioration des services publics et le retour de la précarité et du chômage, notamment chez les jeunes – 25 % de la population a entre 15 et 29 ans [3] – et les femmes. Pour leur part, la pauvreté et les inégalités – significativement combattues dans les années 2000 – progressent désormais. Dans le même temps, la région connaît une stagnation des revenus par habitant et une augmentation de l’inflation.

Malgré un léger regain économique (croissance estimée à 2,2 % en 2018 et 2,8 % en 2019 [4]) intervenant après cinq années de ralentissement, dont deux de récession en 2015 et 2016, les dynamiques de crise sociale nées au lendemain de 2008 en Amérique latine s’intensifient et ont désormais pris une dimension politique.

Ainsi, depuis les mouvements de contestation sociale au Brésil contre le gouvernement de Dilma Rousseff (2013-2014), en passant par la crise vénézuélienne, nicaraguayenne ou la montée des conflictualités sociales en Argentine ou au Brésil contre les gouvernements de droite de Mauricio Macri et Michel Temer (non élu), toute la région est confrontée à une poussée des dynamiques contestataires.

Vingt après celle qui a engendré le cycle progressiste et national-populaire, l’Amérique latine vit une nouvelle situation populiste : un vaste mouvement de désaffiliation des majorités sociales, traduisant la défiance à l’encontre des gouvernements, des classes et des institutions politiques et sociales, est à l’œuvre. Cette fois-ci, la nouveauté est qu’au cœur de ces majorités se trouvent les nouvelles « classes moyennes », notamment émergées durant le cycle hégémonique des gauches au pouvoir. Ce mouvement – aussi virulent qu’indéterminé sur le plan politique – n’a par définition pas été anticipé et les gauches latino-américaines n’ont pas devancé les conséquences politiques et idéologiques pour elles de la montée de ces nouvelles « classes moyennes » pour lesquelles elles n’ont pas élaboré de cadres politiques et idéologiques spécifiques et originaux autres que celui de l’accès à une nouvelle offre d’infrastructures et à la consommation populaire. Désormais infidèles sur le plan électoral, ces « classes moyennes » sont révoltées contre des élites qu’elles considèrent voleuses et responsables de leur régression sociale sans pour autant inscrire cette colère dans un schéma idéologique droite/gauche prédéterminé. Il en résulte qu’elles peuvent, comme au Brésil, exiger dans le même temps plus de services publics pour elles et soutenir – voire plébisciter – un ordre sécuritaire, régressif et discriminatoire sur le plan des droits sociaux, économiques et politiques pour les plus fragiles (pauvres, noirs, femmes, etc.).

Ces dynamiques opèrent tandis que les opinions publiques ne cessent de découvrir l’ampleur de scandales de corruption qui gangrènent la région et ruinent progressivement la légitimité des systèmes politiques et des institutions. L’affaire Odebrecht [5] – qui rappelle le lien indissociable qui existe entre corrupteur privé et corrompu public – touche une dizaine de pays et a déjà précipité la chute du président Pedro Pablo Kuczynski (droite) au Pérou. Au Brésil, l’affaire « Lava Jato » – à laquelle est liée Odebrecht – constitue l’arrière-plan de l’incarcération controversée de l’ancien président Luis Inácio Lula da Silva, qui se considère « prisonnier politique  » dans un État désormais livré à une profonde et durable crise démocratique.

Les évolutions actuelles inquiètent l’OCDE et la Cepal qui identifient désormais une « fragilisation du contrat social » et une « déconnexion croissante entre les citoyens et les institutions publiques » dans tous les pays de la région. Selon les données fournies par l’institut de sondage Latinobarómetro (sur lesquelles s’appuient les deux institutions régionale et internationale citées), 75 % des Latino-Américains affirment ainsi ne plus avoir – ou peu – confiance dans leurs gouvernements, contre 55 % en 2010. De même, 80 % d’entre eux affirmaient en 2016 que leur gouvernement était corrompu, contre 65 % en 2010. Seuls 34 % estimaient fiable leur système judiciaire, lorsque 41 % se disaient satisfaits de leur système de santé – contre 57 % en 2006 – et 56 % de leur système éducatif – contre 63 % en 2006.

L’Amérique latine entre dans un cycle électoral déterminant de deux années. L’Argentine, la Bolivie, le Brésil, la Colombie, le Mexique, l’Uruguay et le Venezuela seront confrontés à des scrutins majeurs en 2018 et 2019. Ces derniers modifieront significativement un panorama politique rendu toujours plus incertain et imprévisible.

Partout montent en effet en puissance des forces atypiques à la périphérie des partis établis. L’avancée des courants évangéliques politiques se renforce notamment. Au Costa Rica, le pasteur Fabricio Alvarado a ainsi obtenu près de 40% des voix au second tour de l’élection présidentielle du 1er avril 2018. Au Brésil, ce courant développe quotidiennement son assise, à Rio de Janeiro ou ailleurs [6]. Au Venezuela, le troisième homme de l’élection présidentielle du 20 mai 2018, le pasteur Javier Bertucci, a mobilisé près d’un million de voix, soit plus de 10 % des voix, notamment captées au sein des classes populaires. Ces églises deviennent des acteurs politiques de premier plan et attirent une partie croissante des secteurs populaires et pauvres jusque-là acquis à la gauche. Dans le même temps, des forces populistes de droite percent dangereusement, au Brésil notamment.

La longue séquence électorale désormais engagée redéfinira le rapport de forces entre gouvernements libéraux-conservateurs et nationaux-populaires et redessinera les équilibres régionaux. In fine, ce rapport de forces précisera à son tour les perspectives géopolitiques d’une région désormais instable.

 

Illustration : Jenn Vargas / Flickr CC




[2La population « pauvre », ajoutée à celle « vulnérable », représente 65 % de la population latino-américaine.

[3Selon l’OIT, 26 millions de personnes étaient sans emploi en 2017 en Amérique latine, soit 8,4 % de la population active. OIT, Panorama Laboral 2017. América Latina y el Caribe, 2017.

[4Chiffres et citations issues de Perspectivas Económicas de América Latina 2018 : Repensando las instituciones para el desarrollo.

[5Entre 2001 et 2016, l’entreprise de BTP brésilienne a versé près de 700 millions d’euros en pots-de-vin dans le cadre d’une stratégie visant à obtenir des marchés publics (Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Équateur, Guatemala, Mexique, Panama, Pérou, République dominicaine, Venezuela).

[6Sur ce sujet, lire l’enquête pénétrante de Lamia Oualalou. Jésus t’aime ! La déferlante évangélique. Les éditions du Cerf, Paris, 2018. Voir également « Déferlante évangélique en Amérique latine. Conversation avec Lamia Oualalou » sur Mémoire des luttes.



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