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Europe : un triple constat

mardi 8 avril 2008   |   Louis Weber
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La séance que nous venons de vivre et vos applaudissements ont montré l’importance du caractère délibérément international que nous avons voulu donner à ce colloque. Cela ne me met certes pas en difficulté mais je ne voudrais pas de détonner en parlant de la « vieille Europe », comme aurait dit Donald Rumsfeld.
Je vais m’en tenir à la question sociale pour ne pas être trop long. Cela ne veut pas dire que j’ignore et que je sous-estime les questions environnementales ou de guerre qui ont été abordées largement. Mais comme je crois qu’elles se posent à peu près dans les mêmes termes dans toutes les régions du monde aujourd’hui, c’est-à-dire comme une des dimensions de la mondialisation, je répéterais ce qui a déjà été dit si j’en parlais.

En revanche, je ferai un triple constat sur la question sociale, sans vouloir dans cette brève contribution, prétendre être exhaustif sur la situation économique et sociale en Europe. Un premier constat est que, quoi que disent une certaine presse et certains hommes politiques, il y a toujours des luttes en Europe. Le deuxième constat, un peu plus pessimiste, est que malgré ces luttes, la tendance générale est à une détérioration, une déconstruction d’un modèle qui a servi longtemps de point de repère pour d’autres peuples et d’autres pays dans le monde. Aujourd’hui, le modèle social européen est en plein démantèlement. Le troisième aspect est que l’Union Européenne dont il a déjà été question, et particulièrement la Commission européenne, loin d’être un instrument de régulation dont d’autres ont pu parler, abandonne au contraire cette fonction aux seules forces du marché. L’absence de régulation est la pire des régulations, en tout cas en ce qui concerne les résultats.
Sur le premier point, la persistance des luttes : elles continuent et elles prennent des aspects nouveaux, directement liés à la prégnance de plus en plus forte du libre-échange et à la préférence donnée aux « libertés » économiques, au détriment des droits sociaux. Ces aspects sont notamment et directement à la base des très nombreuses actions contre les délocalisations. Ces tentatives se font principalement sous la pression des actionnaires, ce qui est une des dimensions de la financiarisation de l’économie, déjà évoquée précédemment.

Du point de vue des luttes sociales et des entreprises, l’aspect le plus concret de cette nouvelle règle du jeu est la pression des actionnaires en faveur des délocalisations, pour transférer les activités productives vers des pays où les salaires sont plus faibles, et surtout où le droit du travail est moins développé, en tout cas moins qu’il ne l’est pour l’instant en Europe. Je prends la précaution de dire « pour l’instant », parce que cela fait maintenant deux ou trois décennies que les politiques nationales visent une véritable déconstruction sociale, qui tranche avec la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, qui était au contraire une période de développement des droits sociaux.

Les luttes auxquelles je fais référence sont d’abord nationales. Je vais prendre deux exemples dans l’actualité la plus immédiate : Nokia en Allemagne contre les délocalisations, et les sites d’Airbus en France ou en Allemagne. Dans ce cas aussi, ce qu’il y a derrière aussi est la volonté, que les dirigeants d’Airbus ne cachent d’ailleurs même plus, de délocaliser dans un futur qui peut être très proche. Ces luttes sont nationales mais voient aussi, même si c’est encore trop souvent embryonnaire, des convergences transnationales. Un exemple tout aussi immédiat : le soutien en Finlande, le pays mère de l’entreprise Nokia, d’un certain nombre de forces syndicales, associatives et de mouvements sociaux, solidaires pour l’occasion avec les salariés de Nokia en Allemagne.

C’est un phénomène relativement nouveau qui va au-delà de la simple solidarité, comme on a pu la vivre par exemple au moment où les mineurs britanniques étaient dépouillés de leurs droits par le gouvernement de Margaret Thatcher. Il s’agissait alors de solidarité, notamment financière. Aujourd’hui, cela va plus loin dans la mesure où les forces sociales qui sont engagées dans cette lutte en Finlande essaient d’intervenir directement sur le patronat finlandais, à partir du rapport de force qui existe en Finlande, ce patronat étant responsable en fin de compte de ce qui se passe dans ses filiales en Allemagne.

Sans en faire une première conclusion, je dirai à ce propos que si, comme beaucoup le prétendent, l’altermondialisme est la nouvelle forme de l’internationalisme et si l’on veut aller au-delà de l’affirmation et donner chair à celle-ci, c’est en soutenant sous différentes formes les mouvements comme ceux que je viens d’évoquer qu’on y arrivera

Le deuxième constat est plus pessimiste. Il suffit de regarder autour de nous. Je le dis pour nos invités étrangers, quelque chose se joue aujourd’hui dans tous les pays européens : la détérioration des droits sociaux, et plus particulièrement du droit du travail. Globalement, nous assistons à un transfert tout à fait impressionnant des richesses du travail vers le capital. Un chiffre qui est souvent cité et qui est valable à peu près pour tous les pays européens : depuis le début des années 1980, époque à laquelle on situe en général la date d’émergence du néo-libéralisme, la part des salaires dans le produit intérieur brut, c’est-à-dire dans les richesses produites, a baissé de 10 points. Ce qui est énorme quand on voit les masses financières en jeu. C’est autant d’argent qui passe de la poche des salariés, pour le dire simplement, dans celle des actionnaires, tout montrant que la part de l’investissement est restée à peu près la même.

Il s’agit donc d’un transfert brut, qui explique le sentiment très général d’une perte du pouvoir d’achat des salaires. Plus généralement, ce sont les systèmes sociaux de redistribution, qu’il s’agisse de la Sécurité Sociale, des allocations de chômage ou d’autres dispositifs, qui sont affaiblis, parfois même démantelés.
Le problème est que certains des grands partis, les partis de gauche pour tout dire, en qui les salariés faisaient confiance depuis des décennies en Europe, ont cessé de jouer leur rôle historique et se préoccupent désormais beaucoup plus d’une adaptation aux soi-disant contraintes économiques que de la transformation sociale dont plusieurs orateurs ont parlé avant moi. Les contraintes économiques sont totalement naturalisées, présentées comme des phénomènes qui s’imposent à nous comme les tremblements de terre ou comme l’air que nous respirons – et encore, on pense pouvoir agir sur la qualité de l’air.

Cette absence de perspectives de la part d’une grande partie des forces politiques de gauche est évidemment un obstacle sérieux au développement des luttes. Je suis en tout cas convaincu pour ma part qu’il ne peut pas être totalement compensé par la seule action du mouvement social, ni par la présence dans beaucoup de pays d’une « gauche de gauche », comme on dit en Europe, qui est elle-même à la recherche d’un projet alternatif crédible. Le mouvement altermondialiste ne semble que participer - parce qu’il ne peut pas le faire seul – à la construction d’un tel projet alternatif crédible, non à la place mais en complément des autres forces, qu’elles soient syndicales ou politiques. Cela me semble être une tâche du post-altermondialisme, si l’on retient ce mot - même si je n’en suis pas personnellement un fanatique non plus. C’est une évolution en tout cas de l’altermondialisme, d’une prise en compte beaucoup plus forte des questions sociales.

Le troisième constat que l’on fait en Europe est le suivant : il faut bien voir les choses en face, quel que soit l’attachement réel à l’Europe de beaucoup d’entre nous, l’Europe actuelle ne répond pas aux attentes des peuples. Si construction européenne il doit y avoir, elle doit être totalement différente, et même pour beaucoup d’aspects, être aux antipodes de celle que nous avions cru rejeter il y a deux ans et qui nous est resservie maintenant sous une autre forme.

Quelle est en effet la réalité de l’Europe aujourd’hui par rapport au problème de la mondialisation ? Il a déjà été question de l’Organisation mondiale du commerce. Aujourd’hui, la Commission européenne joue à fond, au sein de l’Organisation mondiale du commerce, la carte du libre-échange, plus encore que ne le font les États-Unis. Les derniers projets de la Division du commerce de l’Union européenne sont intitulés joliment : « Une Europe compétitive dans une économie mondialisée ». Je ne suis pas angliciste, mais je pense que la formulation anglaise est encore plus pernicieuse, puisque c’est : « A global Europe competing in the world ». C’est en quelque sorte une dissolution de l’Europe : on ne dissout plus seulement les nations, on dissout l’Europe elle-même dans la mondialisation pour en faire un acteur avec un seul objectif : la compétition économique au détriment de toute préoccupation sociale.

Cette mutation est illustrée à merveille par un autre mode de fonctionnement de l’Europe auquel nous ne sommes sans doute pas toujours assez attentifs : le rôle de la Cour de justice européenne. La Cour de justice européenne fait du droit en permanence. On peut même dire aujourd’hui que la législation européenne vient presque plus souvent de la Cour de justice européenne que des instances qui, normalement, sont chargées de cela – Conseil européen et Parlement. Par quoi cela se traduit-il ? Deux arrêts récents de la Cour concernent deux sociétés. L’une qui est une affaire de pavillon de complaisance entre deux pays de l’Union européenne, l’autre affaire est celle de la société Laval, celle de ces ouvriers estoniens que l’entreprise envoie travailler en Suède en prétendant s’abstraire au détriment de la législation de ce pays. Ce sont les syndicats, et par conséquent les travailleurs, et même les gouvernements d’une certaine façon, qui ont été renvoyés à leurs chères études par la Cour de justice européenne, qui, avec ces arrêts, a privilégié la liberté économique, inscrite comme une liberté fondamentale dans le traité de Rome.

Je conclus : le tableau que j’ai tracé est peut-être un peu pessimiste, au moins dans sa dernière partie. Je crois cependant que la perception d’une situation qui se dégrade en permanence est directement à l’origine du fait que, quand il y a des élections, et pas seulement en France, on croit volontiers aux promesses de rupture, même quand elles viennent de la droite, même si les désenchantements viennent rapidement après. En tout cas, le jeu démocratique électoral en est profondément perturbé. Je pense – et cela interpelle directement le mouvement altermondialiste, entre autres – que c’est un projet alternatif crédible qui fait largement défaut. Le sentiment d’impuissance et la moralisation qui en sont souvent la conséquence fait, par exemple, théoriser à des personnes dont les convictions de gauche ne peuvent pas être mises en doute, fait que l’on ne peut être vraiment radical que si l’on dispose d’un projet alternatif crédible. Comme ils estiment que ce n’est pas le cas aujourd’hui, ils en déduisent que la radicalité a fait son temps et que l’heure est maintenant aux accommodements avec la logique libérale.

C’est par rapport à ce contexte, avec toutes les forces qui refusent le cours néo-libéral des choses, que le mouvement altermondialiste a son rôle à jouer pour dépasser la crise du politique et une certaine forme de crise du syndicalisme aussi. Notre responsabilité – et les initiatives comme celle d’aujourd’hui nous donnent des armes pour cela – est de créer de nouvelles formes de mobilisation et de rassemblement, associant partis politiques, syndicats et associations engagés dans la lutte contre le néo-libéralisme, mais aussi des gouvernements – il en existe dans d’autres parties du monde – prêts à mener le même combat. Les forums sociaux ont joué et doivent continuer à jouer un rôle très important. Mais il y a aussi dans chaque pays et dans les régions des luttes nouvelles qui ne peuvent pas être prises en charge par les forums et qui doivent donc l’être par des constructions qui dépassent le mouvement altermondialiste actuel lui-même, en créant de nouveaux espaces de débat mais aussi d’articulation des initiatives.





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