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Le moment populiste

samedi 9 juillet 2016   |   Chantal Mouffe
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Nous vivons aujourd’hui en Europe un « moment populiste » qui signifie un point d’inflexion pour nos démocraties. De la réponse qui sera apportée à ce défi dépendra leur futur.

Pour faire face à cette situation, il faut mettre de côté une définition simpliste du populisme, celle que les médias entretiennent à dessein lorsqu’ils le présentent comme de la pure démagogie, et se placer dans une perspective analytique. Je propose de suivre ici Ernesto Laclau, qui définit le populisme comme une forme de construction du politique consistant en l’établissement d’une frontière politique au sein de la société, la divisant en deux camps, appelant « ceux d’en bas » à se mobiliser contre « ceux d’en haut ». Le populisme n’est donc pas une idéologie et on ne peut pas lui attribuer un contenu programmatique spécifique. Il n’est pas non plus un régime politique et peut être compatible avec une variété de modèles étatiques. C’est une approche de la politique qui peut revêtir des formes diverses, suivant les lieux et les époques.

Le populisme surgit quand on cherche à donner naissance à un nouvel acteur de l’action collective – le peuple – qui soit capable de reconfigurer un ordre social vécu comme injuste. Vu sous cet angle, l’essor récent en Europe de formes populistes de la politique est l’expression d’une crise de la politique libérale-démocratique qui résulte de la convergence de plusieurs phénomènes qui ont modifié les conditions même de l’exercice de la démocratie ces dernières années.

Le premier d’entre eux est celui que j’appelle la « post-politique » pour me référer à l’effacement progressif de la frontière entre la droite et la gauche. Cette disparition est le résultat du consensus établi entre les partis de centre droit et de centre gauche issu de leur conviction commune selon laquelle il n’existe pas d’alternative à la globalisation néolibérale. Sous prétexte de « modernisation », ils ont ainsi accepté les diktats du capitalisme financier mondialisé et les limites imposées à l’intervention de l’Etat et aux politiques publiques. De ce fait, le rôle des parlements et des institutions, qui permettent aux citoyens d’influer sur les décisions politiques, s’est vu drastiquement réduit. C’est ainsi qu’a opérée progressivement la remise en cause du coeur même de l’idée démocratique : le pouvoir du peuple.

Actuellement, quand on parle de démocratie, c’est seulement pour évoquer la tenue d’élections et la défense des droits humains. Cette évolution est loin d’être une avancée vers une société plus mûre, comme on l’entend souvent ; elle érode en réalité les bases mêmes de notre modèle occidental de démocratie, souvent appelé républicain. Ce modèle est historiquement issu de l’articulation de deux traditions : la tradition libérale de l’Etat de droit, de la séparation des pouvoirs et de l’affirmation de la liberté individuelle et la tradition démocratique de l’égalité et de la souveraineté populaire. Ces deux logiques politiques sont en dernière instance irréconciliables car certes existera toujours une tension entre les principes de liberté et ceux d’égalité. Mais cette tension est constitutive de notre modèle républicain vu que c’est elle qui garantit le pluralisme. Tout au long de l’histoire européenne, cette tension a été négociée au travers d’une lutte agonistique entre la droite, qui privilégie la liberté et la gauche qui met l’accent sur l’égalité.

Du fait que la frontière gauche/droite a été effacée dans la mesure ou la démocratie s’est réduite à sa seule dimension libérale, l’espace dans lequel pouvait se produire une confrontation agonistique entre adversaires a disparu aussi. L’aspiration démocratique ne trouve plus de canaux d’expression dans le cadre de la politique traditionnelle. Le « démos », le peuple souverain, a été déclaré catégorie zombie et nous vivons tous maintenant dans des sociétés post-démocratiques.

L’augmentation des inégalités touche aussi bien les classes populaires que les classes moyennes

Ces changements au niveau politique s’inscrivent dans le cadre d’une nouvelle formation néolibérale hégémonique qui se caractérise par une forme de régulation du capitalisme dans laquelle le capital financier règne centralement. Nous assistons à une augmentation exponentielle des inégalités qui touchent non seulement les classes populaires, mais aussi une bonne partie des classes moyennes, qui sont entrées dans un processus de paupérisation et de précarisation. Il est possible de parler d’un véritable phénomène d’« oligarchisation » des nos sociétés.

Dans ce contexte de crise sociale et politique a surgi une variété de mouvements populistes qui rejettent la post-politique et la post-démocratie. Ils affirment qu’ils vont rendre au peuple la voix qui leur a été confisquée par les élites. Indépendamment des formes problématiques que peuvent prendre certains de ces mouvements, il est important de reconnaître qu’ils s’appuient sur des aspirations démocratiques légitimes. Le peuple peut néanmoins être construit de diverses manières et le problème provient du fait qu’elles ne sont pas toutes progressistes. Dans plusieurs pays européens, cette aspiration à la récupération de la souveraineté a été captée par des partis populistes de droite. Ces derniers ont réussi à construire un peuple au travers d’un discours xénophobe qui exclut les migrants considérés comme une menace pour la prospérité nationale. Ces partis construisent un peuple dont la voix réclame une démocratie dédiée à la défense des intérêts des seuls nationaux.

L’unique façon d’empêcher l’émergence de ces partis et de combattre ceux qui existent déjà est de construire un autre peuple en favorisant l’émergence d’un mouvement populiste progressiste, qui soit sensible et réceptif aux aspirations démocratiques et capable de les orienter vers la défense de l’égalité et de la justice sociale.

Construire le peuple

L’absence d’un récit capable d’offrir un vocabulaire différent pour formuler ces exigences démocratiques explique que le populisme de droite trouve une audience toujours plus forte dans nombre de secteurs toujours plus nombreux. Il est urgent de réaliser que la condamnation morale et la diabolisation des partisans de cette forme de populisme ne servent à rien pour lutter contre lui. Ce sont des stratégies contre-productives parce qu’elles renforcent les sentiments « anti-establishment » des classes populaires. Au lieu de disqualifier leurs demandes, il faut les reformuler dans un registre progressiste, en identifiant l’adversaire comme la coalition des forces qui soutiennent et promeuvent le projet néolibéral.

Ce qui est en jeu est la création d’une volonté collective capable de créer des synergies entre des mouvements sociaux multiples et des forces politiques dont l’objectif commun est celui d’approfondir la démocratie. Dans la mesure où de larges secteurs sociaux souffrent des effets du capitalisme financier, il existe un potentiel pour que cette volonté collective devienne transversale et déborde le clivage traditionnel droite/gauche tel qu’il est actuellement envisagé. Pour relever correctement le défi que représente pour le devenir de la démocratie le « moment populiste », il faut une politique qui rétablisse la tension entre la logique libérale et la logique démocratique. Contrairement à ce que certains prétendent, cela peut se faire sans mettre en péril les institutions républicaines.

Conçu de manière progressiste, le populisme, loin de représenter une perversion de la démocratie, constitue la force politique la plus appropriée pour la récupérer et la renforcer dans l’Europe actuelle.

 

Cet article a été initialement publié en espagnol dans El País le 10 juin 2016 sous le titre « El momento populista » : http://elpais.com/elpais/2016/06/06/opinion/1465228236_594864.html

Il a été traduit par Rosa Gutierrez et revu par l’auteure.

Illustration : Eduardo Fonseca Arraes





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