Actualités

Entretien avec Gilles Balbastre

« Le prolétariat des services est devenu invisible (…). Face aux patrons, c’est de la viande sur patte. »

mercredi 5 février 2014   |   Olivier Vilain
Lecture .

Chaque matin à l’aube, 150 000 salariés de Belgique, d’Allemagne et de France se rendent au Luxembourg. Cette migration quotidienne de travailleurs frontaliers révèle les bouleversements économiques et sociaux en cours dans une région située au coeur de l’Europe.
Au sein de l’Union européenne, la mobilité du travail n’a pas la même cote que celle du capital... Avec Salariés sans frontières, le documentariste Gilles Balbastre a exploré la région d’Europe qui a vu la naissance de la sidérurgie : la Lorraine, le Luxembourg, la Wallonie et une partie de la Ruhr. Il plonge dans l’univers de l’économie des services où s’expérimentent les nouvelles formes de domination et d’exploitation du salariat.
Mémoire des luttes publie, avec l’aimable autorisation de Golias Hebdo, cet entretien de Gilles Balbastre réalisé par le journaliste Olivier Vilain.

Olivier Vilain (OV) : Qu’avez-vous voulu montrer dans Salariés sans frontières ?
Gilles Balbastre (GB)  : Mon idée, c’est de montrer les conditions de vie des gens de la région qui a vu la naissance de la sidérurgie sur le continent européen. Celle-ci comprend le Luxembourg, la Lorraine en France, la Wallonie en Belgique, la Sarre et la Rhénanie-Palatinat en Allemagne. C’est la thèse universitaire réalisée, il y a quelques années, par Pierre Rimbert, désormais rédacteur-en-chef au Monde diplomatique, qui m’a mis la puce à l’oreille. C’est le fil rouge en somme : qu’est devenu, après plus de trente ans de désindustrialisation, ce bastion ouvrier, où les travailleurs étaient visibles, organisés syndicalement et politiquement ? A l’époque, toute la région est rouge, communiste quoi !, y compris dans le sud du Luxembourg. Cette plongée dans cet univers de friches industrielles permet aussi de montrer que les mêmes tendances sont à l’œuvre de chaque côté des frontières, ou presque.

OV : Qu’avez-vous découvert ?
GB : Une réalité assez triste, entêtante, révoltante : l’ancien « pays de l’acier », comme l’appellent encore des habitants du cru, est au cœur des transformations de l’Europe. Les usines sidérurgiques y ont pour la plupart fermé et, au centre de cette zone, le Luxembourg a été transformé en paradis fiscal. Difficile de ne pas y voir une organisation de l’espace et du monde du travail au profit unique des propriétaires du capital, actionnaires et banquiers. Plus de trente ans après les grandes saignées d’emplois industriels, notamment avec la fermeture des principaux hauts-fourneaux de Lorraine au tournant des années 1980, l’Europe continue de consommer énormément d’acier. Le « pays de l’acier » est devenu un désert, à l’exception de la Sarre, où Oskar Lafontaine, co-fondateur du parti de gauche Die Linke, a fait passé les entreprises sidérurgiques sous contrôle public, il y a plus de dix ans. Elles sont désormais aussi bien à la pointe en matière de prix de revient que de développement de produits, de savoir-faire. Elles font figure de modèle, notamment auprès des ouvriers de Florange dans leur contestation de la politique menée par Mittal.

OV : Avec la fermeture des derniers hauts-fourneaux de Florange, les derniers de Lorraine, nous avons peut-être du mal à percevoir ce que représentait la sidérurgie ?
GB : La sidérurgie, ça symbolise et entraîne la révolution industrielle à travers tout le XIXe siècle, jusque dans les années 1980. Cela comprend les mines de charbons et de fer, ainsi que les sites de fonte et e laminage qui concentrent des milliers d’ouvriers. C’est la principale source d’emplois pour les différentes régions dans lesquelles j’ai tourné, y compris au Luxembourg. On a peine à y croire aujourd’hui.

OV : De quand date la réorganisation de cette ancienne région industrielle ?
GB : Elle remonte à la déréglementation des marchés financiers, qui en France a lieu entre 1984 et 1986. Elle est concoctée par Jean-Charles Naouri, sorte de prodige venant de l’Ecole normale supérieure, passé par Harvard et l’ENA. Il est alors le directeur de cabinet du ministre de l’économie Pierre Bérégovoy. Il devient ensuite banquier chez Rothschild, avant de mettre la main sur des hypermarchés Casino. Ce mouvement de libéralisation qui permet aux banques de spéculer sans retenue a fait du Luxembourg une place forte financière alors que toutes les populations alentour étaient paupérisées du fait des licenciements massifs, de l’abandon de toute politique industrielle et de la réduction des prestations sociales.

OV : Dans cette transformation, le Luxembourg occupe une place centrale et particulière ?
GB : Cela devient le rêve des libéraux : c’est devenu un laboratoire en termes de fiscalité light pour les riches et de précarisation du travail dans les services. Le pays, imprégné de catholicisme, avec des pointes rouges dans le Sud, a basculé : d’industriel et agricole, il devient une plaque tournante de la finance dérégulée dans les années 1980. Ses habitants occupent globalement la deuxième place sur la liste des plus riches du monde. Cette richesse aspire la main d’œuvre de pays qui l’entoure : 150 000 frontaliers viennent chaque jour pour assurer les bas étages des métiers de service, l’emploi n’est plus industriel. Ces employés parcourent 100, 150, 200 kilomètres par jour par tous les temps. Je montre les embouteillages. Il y en a partout aux heures de pointe ; les trains sont bondés. Là-bas, ils font face à une grande dérégulation du travail avec une flexibilité accrue, un départ à la retraite plus tardif, la soumission plus grande sinon c’est la porte... Bien sûr, tout n’est pas négatif. Ainsi, les salaires sont plus élevés qu’en France, grâce notamment au syndicat socialiste, la Confédération syndicale indépendante du Luxembourg (OGBL), qui avait, dans le temps, bénéficié des luttes importantes sur les sites sidérurgiques grâce à la culture de gauche amenée par les ouvriers français.

OV : Quel rôle joue ces emplois luxembourgeois pour les régions qui l’entourent ?
GB : Les anciennes régions sidérurgiques ont été paupérisées. Les emplois détruits n’ont pas été remplacés. C’est très visible en Lorraine. Pour ces populations, le riche Luxembourg c’est la possibilité de travailler, de gagner encore leur vie. Mais, les emplois industriels, structurés, payés correctement, ont souvent laissé la place à des emplois précaires dans les services : nettoyage, logistique, sécurité... Il y a des emplois corrects dans la banque, l’informatique mais ils se retrouvent dans la position des travailleur immigrés : les horaires sont plus longs, la retraite est plus tardive et les licenciements sont express. Le système s’est retourné contre eux. Depuis le début de la crise financière en 2008, leurs droits sont grignotés. Le Luxembourg a mis fin aux allocations familiales pour les enfants de plus de 18 ans de frontaliers. Cela se traduit par des pertes conséquentes. Autre exemple, j’ai filmé des employés de Sodexo faisant le ménage dans le bureau d’Ernst & Young, au Luxembourg. Les appels d’offres avaient lieux tous les trois ans, avant c’était tous les cinq ans. Les employés étaient quatorze. Ils ne sont désormais plus que onze à faire le même travail. L’exigence de productivité s’accroît au profit de multinationales et de leurs propriétaires : la britannique G4S (650 000 employés), sa concurrente danoise ISS (400 000 salariés), les françaises Onet, qui est plus petite, et Sodexo. Les fondateurs de ces deux dernières figurent parmi les Français les plus riches. Pierre Bellon (Sodexo) est la 18e fortune française ; Louis Reinier (Onet) est 214e. Ça va pour eux, merci.

OV : Est-ce que la crise financière a chamboulé cette division du travail ?
GB : Les frontaliers expérimentent la condition d’immigré. Ils servent de cobayes, d’armée de réserve qui sert à peser sur les salaires. Comme d’habitude, ce sont les premiers licenciés ou à voir leurs contrats ne plus être renouvelés : ce prolétariat des services est devenu invisible. Ils peuvent difficilement s’organiser collectivement lorsque, par exemple, un employé est détaché dans une banque pour faire le ménage. Il se retrouve seul. Face aux patrons, c’est de la viande sur patte. Les Lorrains qui sont licenciés sont piégés dans leur village de ce côté-ci de la frontière. Ils sont au chômage dans une région où le collectif à disparu, les frontaliers ne s’investissent plus dans la vie locale, tout comme beaucoup de prolétaires qui ont au chômage de longue durée.

OV : Et que ce passe-t-il quand vous montrez cette réalité là ? Une censure de la part de France 5 ? Il y a une affaire dans l’affaire.
GB : Je constate que France 5 a attendu dix-huit mois avant de diffuser mon documentaire. Puis, la chaîne a décidé, sans prévenir ni l’auteur ni les journalistes de télévision, histoire de le promouvoir un peu comme il est d’usage, de le diffuser en exclusivité mondiale le jeudi 16 janvier dernier à 00 h 10. Juste à temps pour la plage horaire de grandes audiences aux Açores !

OV : Racontez-nous comment cela s’est passé.
GB : Il faut d’abord préciser que j’ai déjà travaillé plusieurs fois pour la case documentaires de France 5, une chaîne qui se distingue depuis des années par ses choix en la matière. J’avais ainsi réalisé Le chômage à une histoire et EDF, les apprentis sorciers, notamment. Avant même la fin des Nouveaux chiens de garde, je reçois la commande de Salariés sans frontières. Puis, en février 2012, je tourne les Nouveaux chiens de garde et nous devons repousser le montage du documentaire. En mai 2012, je projette à France 5 la première mouture de Salariés alors que les Chiens de garde font un carton en salle. La chargée de programme est très froide, mais le documentaire est accepté moyennant quelques modifications. Bref, rien que de très normal. J’ai livré la version prête à diffusée à la mi-juillet 2012. Tout le monde était OK. Puis, le lendemain, j’apprends que je dois appeler la chaîne d’urgence : une cadre supérieure a vu le film et le verdict est tombé : « Ce n’est pas possible car le film commence par une minute quarante cinq secondes où l’on voit de longues files de frontaliers dans leurs voitures, leurs trains. C’est le matin, c’est glauque, d’autant qu’il y a une chanson écrite tout spécialement par Dick Annegarn sur l’absurdité de la vie, etc. » Bref, c’était d’accord hier, mais plus aujourd’hui. Je me suis un peu emporté, mais j’ai apporté quelques modifications, notamment en ajoutant un petit commentaire au début du film. La réponse a été : « C’est bon pour France 3 Lorraine [la société qui co-produit le documentaire]. Tu sais que ton film n’est pas bon, je te l’ai dit depuis le début. »

OV : Et alors, le film est resté sur une étagère ?
GB : On ne peut pas dire que le film a été soutenu par la chaîne. Je pense que cela traduit la conjonction de plusieurs éléments. J’ai l’impression que le succès des Chiens de garde ne m’a pas aidé. Dans le film, nous montrions que les médias ne constituent pas le « contre-pouvoir » qu’ils prétendent être. La grande majorité des journaux, des radios et des chaînes de télévision appartiennent à des groupes industriels ou financiers intimement liés au pouvoir. Ils sont devenus un théâtre d’ombres où se multiplient les informations prémâchées, les invités permanents représentants un spectre idéologique minuscule, les faux affrontements et les renvois d’ascenseur. Nous allumions, entre autres, l’une des vedettes de la chaîne, Yves Calvi. Il symbolise d’ailleurs l’importance donnée à l’audimat même sur les chaînes du service public qui se traduit par l’entrée en force de journalistes vedettes venus du privé, comme Axel de Tarlé, Carole Roux, Frantz-Olivier Giesbert. Ce dernier est chargé d’une émission sur la philosophie et à ce titre vient d’inviter Bernard Tapie.

OV : Cela porte aussi une lumière crue sur les transformations du système audiovisuel, non ?
GB : C’est un système qui a été fragilisé. La réalisation de films a été externalisée. La chaîne domine donc la relation, qui est devenue commerciale. A travers sont droit de veto, elle a droit de vie ou de mort professionnelle sur les maisons de production et sur les réalisateurs. Du temps de l’existence de la Société française de production (SFP), les systèmes de production et de diffusion étaient intégrés. Les réalisateurs, comme Marcel Bluwal, étaient syndiqués. Ils livraient des combats en interne contre la censure. Le paradoxe, c’est que, au sein des chaînes, les responsables ont également été fragilisés tout autant. Ils passent leur temps à sauver leur poste plutôt qu’à tenter de décrypter la société. Il ne faut pas se mettre à dos les politiques, notamment, alors bien sûr un documentaire sur le travail, les rapports de domination qui s’y exercent, les répercussions des décisions politiques, c’est délicat. Il y a peu de place pour le thème du travail à la télévision, ou sur les structures politiques et économiques de la société. Il n’y pratiquement que France 5 et Arte, de temps en temps.

Propos recueillis par Olivier Vilain pour Golias Hebdo, n°320, semaine du 23 au 29 janvier 2014.

Edition : Mémoire des luttes





A lire également