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Chronique - septembre 2009

Mafias pharmaceutiques

mardi 1er septembre 2009   |   Ignacio Ramonet
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Très peu de médias en ont parlé. L’opinion publique n’a pas été alertée. Et pourtant, les inquiétantes conclusions du Rapport Final [1] rendu public par la Commission européenne le 8 juillet dernier sur les atteintes aux principes de la concurrence dans le domaine pharmaceutique méritent d’être connues des citoyens et largement diffusées.

Que dit le Rapport ? En résumé : que, en matière de commercialisation des médicaments, la concurrence fonctionne mal, et que les grands groupes pharmaceutiques internationaux ont recours à toutes sortes d’arguties et de tripatouillages pour empêcher autant que possible l’arrivée sur le marché européen de remèdes plus efficaces et surtout pour disqualifier les médicaments génériques beaucoup moins chers.

Conséquence : le retard du consommateur à accéder aux génériques se traduit par d’importantes pertes financières pour les patients eux-mêmes mais également pour les systèmes de Sécurité sociale à la charge des États (et donc, aussi, des contribuables).
Les médicaments génériques sont identiques, en ce qui concerne leurs principes actifs, leur dosage, leur forme, leur sûreté et leur efficacité, aux médicaments originaux produits en exclusivité par les grands monopoles pharmaceutiques. La période d’exclusivité, qui démarre à partir du moment où le produit est mis en vente, est d’une dizaines d’années ; mais la protection du brevet de la molécule originale dure deux décennies. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que d’autres fabricants (souvent de pays du Sud comme le Brésil, l’Inde, Cuba, l’Argentine ou la Malaisie) ont alors le droit de produire des génériques dont le prix est d’environ 40% moins élevé. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et la plupart des gouvernements recommandent l’usage de médicaments génériques parce que, en raison de leur coût inférieur, ils favorisent l’accès équitable aux soins de santé des populations exposées à des maladies évitables [2].

L’objectif des grandes firmes pharmaceutiques consiste donc à retarder, par tous les moyens possibles, la date de péremption du brevet. Elles multiplient dans ce but le brevetage de compléments superflus de la molécule originale (un polymorphe, une forme cristalline, etc.) qui entraînent artificiellement le prolongement de leur contrôle sur le médicament et interdisent l’arrivée sur le marché des génériques équivalents.

Le marché mondial des médicaments représente quelque 700 milliards d’euros [3]. Une douzaine de groupes géants, dont les sept principaux qu’on surnomme "Big Pharma" - Bayer, GlaxoSmithKline (GSK), Merck, Novartis, Pfizer, Roche, Sanofi-Aventis -, contrôlent la moitié de ce marché. Leurs bénéfices sont supérieurs à ceux réalisés par les puissantes firmes du complexe militaro-industriel. Chaque euro investit dans la mise au point d’un médicament de marque, rapporte aux monopoles pharmaceutiques à peu près mille euros... [4] Et trois de ces groupes - GSK, Novartis, Sanofi - s’apprêtent à gagner des milliards d’euros supplémentaires au cours des prochains mois grâce aux ventes massives du vaccin contre le virus A(H1N1) de la nouvelle grippe.
Ces masses gigantesques de liquidités procurent aux Big Pharma une puissance de feu financière absolument colossale. Qu’ils utilisent en particulier pour tenter de ruiner, au moyen de coûteux procès à répétition, les modestes fabricants de génériques. Les innombrables lobbies à leur solde harcèlent de surcroît, en permanence, l’Office européen des brevets (OEB), dont le siège est à Munich (Allemagne), dans le but de retarder le plus longtemps possible les autorisations d’entrée sur le marché des médicaments génériques. Ils lancent également des campagnes mensongères sur ces remèdes bioéquivalents pour tenter d’effrayer les patients. Résultat de toutes ces misérables manœuvres, selon le récent Rapport de la Commission européenne : les citoyens ont dû attendre, en moyenne, un inutile délai de sept mois pour accéder aux génériques, ce qui s’est traduit par un surcoût de quelque trois milliards d’euros déboursés par les patients, et par une augmentation d’environ 20% des budgets des Systèmes publics de santé européens.

Mais l’offensive des firmes pharmaco-industrielles ne se limite pas à l’Europe. Elles se retrouvent également impliquées dans le coup d’Etat du 28 juin dernier contre le président Manuel Zelaya au Honduras, un pays qui importe tous ses médicaments fabriqués fondamentalement par les "Big Pharma". Le président renversé était en train de négocier - depuis l’entrée du Honduras, en août 2008, au sein de l’ALBA (Alliance bolivarienne des peuples d’Amérique) -, un accord commercial avec La Havane pour importer des génériques cubains et réduire ainsi les dépenses de fonctionnement des hôpitaux publics du Honduras. Par ailleurs, lors du Sommet du 24 juin dernier, les présidents de l’ALBA s’étaient engagés à "réviser la doctrine sur la propriété industrielle", soit, en d’autres termes, l’intangibilité des brevets en matière de médicaments. Ces deux projets, qui menaçaient directement leurs intérêts, ont conduit les firmes pharmaceutiques transnationales à appuyer sans hésitation le mouvement putschiste qui a renversé le président Zelaya [5].

De son côté, le président des Etats-Unis, Barack Obama, engagé dans une réforme du système de santé qui laisse quelque 47 millions d’Américains sans couverture santé, affronte lui aussi la colère du complexe pharmaco-industriel. Ici, les sommes en jeu sont démentielles (les dépenses de santé représentent l’équivalent de 18% du PIB des Etats-Unis, soit environ 190 milliards d’euros...) et demeurent sous le contrôle d’un puissant lobby d’intérêts privés qui rassemble, outre les "Big Pharma", les grandes compagnies d’assurances et tout l’énorme secteur des cliniques et des hôpitaux privés. Aucun de ces acteurs n’accepte de perdre ses fabuleux privilèges. C’est pourquoi, avec le soutien des médias les plus conservateurs et la machine du Parti républicain, ce lobby dépense des dizaines de millions de dollars dans des campagnes de désinformation et de calomnies pour tenter de faire capoter cette indispensable réforme de la santé.

C’est une bataille capitale. Et ce serait dramatique si les mafias pharmaceutiques l’emportaient. Car elles redoubleraient alors d’efforts pour attaquer, en Europe et dans le reste du monde, le déploiement des médicaments génériques et ruiner l’espoir de mettre sur pied des systèmes de santé moins coûteux et plus solidaires.

 




[2 Il convient de rappeler que 90% des dépenses de la grande industrie pharmaceutique pour mettre au point de nouvelles molécules sont consacrés à soigner des "maladies de riches" dont souffre seulement 10% de la population mondiales.

[3 Selon l’agence Intercontinental Marketing Services (IMS) Health, 19 mars 2009.

[4 Cf. Carlos Machado, "La mafia farmacéutica. Peor el remedio que la enfermedad", 5 mars 2007 (www.ecoportal.net/content/view/full/67184).

[5 Cf. Observatorio Social Centroamericano, 29 juin 2009.



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