Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 284, 1er juillet 2010

« Pourquoi McChrystal l’a fait »

mardi 20 juillet 2010   |   Immanuel Wallerstein
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Le général Stanley McChrystal, commandant étatsunien en Afghanistan, a donné une interview au magazine Rolling Stone dans laquelle lui et son équipe insultent les dirigeants de son pays. Le président Obama l’a renvoyé pour insubordination. De l’avis même de ses défenseurs, les remarques de McChrystal avaient manqué de sens politique et constituaient une erreur. Etant donné que McChrystal est une personne exceptionnellement intelligente et très ambitieuse, pourquoi a-t-il fait cela ?

McChrystal a donné une interview dans le but d’être licencié. Et pourquoi le souhaitait-il ? Parce qu’il savait que la politique qu’il poursuivait et dont il se faisait le champion dans la guerre d’Afghanistan ne marchait pas, ne pouvait pas marcher. Et il ne voulait pas être celui qui verrait sa réputation ternie par les critiques de l’opinion.

Arrêtons-nous sur la longue histoire qui a conduit jusqu’à cette interview. La stratégie militaire que les Etats-Unis ont élaborée en Afghanistan et en Irak était, à l’origine, celle imposée par le secrétaire d’Etat à la défense américain de l’époque, Donald Rumsfeld. Cette politique était d’un machisme sans limite : bombardez l’ennemi de très haut dans le ciel et ne vous inquiétez pas de qui vous tuez ; usez de la torture sur ceux que vous capturez ; ne consultez personne, fussent-ils vos « alliés » ; occupez le pays, indéfiniment.

Au début de ces guerres, Stanley McChrystal était un général une-étoile qui travaillait à Washington auprès de Rumsfeld dans son équipe de « golden boys ». Il passait, depuis ses années à West Point (le Saint-Cyr américain, ndt), pour être un audacieux rebelle qui connaissait précisément les limites à ne pas franchir : méprisant pour les supérieurs qu’il ne respectait pas, mais toujours en quête d’avancement pour lui-même. Rumsfeld le chargea des unités d’élite les plus secrètes de l’armée, celles engagées dans des « opérations spéciales », connues pour être des « machines à tuer ». Il excella, comme d’habitude.

Puis, en 2006, si l’on s’en souvient, l’armée, le milieu politique et la presse, tous commencèrent à dire que les Etats-Unis étaient en passe de perdre la guerre en Irak. La résistance paraissait trop forte et le nombre de vies américaines perdues ne cessait de grimper, mois après mois. Les élections de 2006 furent très mauvaises pour les Républicains. Il fallait faire quelque chose.

Ce fut le cas. Bush renvoya Rumsfeld. Le plus ardent défenseur de Rumsfeld, le vice-président Dick Cheney, vit son influence décliner au profit de la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice et du successeur de Rumsfeld, Robert Gates, lequel se fit le champion de conceptions plus « modérées » en mettant l’accent sur la diplomatie. Une nouvelle stratégie militaire, la contre-insurrection (connue par son acronyme, COIN), gagna soudainement du terrain. Elle fut développée par un officier jusque-là obscur, David Petraeus.

Tout aussi ambitieux et déterminé que McChrystal, Petraeus a une personnalité très différente. Il est ce qu’on pourrait appeler un intellectuel militaire. Il a décroché la distinction de major de promotion de l’Army Command and General Staff College en 1983. Il a obtenu en 1989 un doctorat de relations internationales de Princeton. Il a enseigné les relations internationales à West Point. Dans le même temps, il peut se targuer d’un bilan flatteur d’officier de terrain aguerri. Enfin, il a cultivé ses amitiés dans le milieu politique de washington.

Depuis les années 1980, les articles et rapports qu’il a publiés ont préconisé la doctrine de la contre-insurrection. En la matière, il s’est appuyé sur l’expérience des Français en Algérie et des Etats-Unis au Vietnam. Comme le relèvent les critiques de droite de Petraeus, ces expériences ne furent pas des succès notables. « COIN » met l’accent sur le besoin de « gagner les cœurs et les esprits », ce qui signifie nécessairement d’incorporer des considérations diplomatiques et politiques dans la tactique militaire. L’auteur de l’interview de Rolling Stone, Michael Hastings, a décrit COIN de cette façon : « Imaginez les Bérets verts en Peace Corps armé ».

George W. Bush se tourna vers Petraeus en 2006 et l’autorisa à mettre en œuvre COIN en Irak. Ce fut le célèbre « surge  », la poussée militaire qui impliqua des renforts américains en Irak et un changement de stratégie. Fondamentalement, Petraeus fit deux choses qui, effectivement, permirent de réduire les violences contre les troupes américaines. La première, ce fut de corrompre les chefs tribaux sunnites dans le centre et l’ouest de l’Irak pour qu’ils cessent d’apporter leur soutien tacite aux unités non-irakiennes d’Al Qaïda. Comme les cheiks sunnites n’avaient jamais apprécié les unités d’Al Qaïda, ils étaient disposés à oublier leur aversion des Américains, mais à un prix conséquent.

La seconde chose que fit Petraeus, ce fut de permettre un nettoyage ethnique dans Bagdad, transformant une ville multiethnique en deux zones séparées, une grande zone chiite et une zone sunnite plus petite et assiégée. Ce qui eut pour effet de réduire les violences contre les soldats américains, au prix d’une augmentation de la violence inter-irakienne. Cela servit également les intérêts politiques de Moqtada al-Sadr, opposant le plus tenace et efficace des intérêts étatsuniens en Irak, qui apparaît aujourd’hui comme l’homme clé du parlement irakien nouvellement élu.

Ainsi que Hastings l’a déclaré dans une interview au Huffington Post sur son article, « Petraeus est une sorte de génie. Il s’est débrouillé pour transformer ce qui aurait pu être une défaite catastrophique en Irak en un retrait où l’honneur est sauf ». Mais bien entendu, un retrait qui vous sauve la face n’est pas une victoire pour autant, n’en déplaise aux déclarations du sénateur John McCain lors de sa campagne présidentielle 2008 (laquelle s’est finie comme l’on sait).

Quand Barack Obama a concouru à la présidentielle, il déclara très clairement qu’il était contre la guerre en Irak et pour la guerre en Afghanistan. Par conséquent, évidemment, il se devait de la poursuivre. Il promut Petraeus, adopta COIN et nomma McChrystal commandant en Afghanistan. Fidèle à son style « rebelle », celui-ci demanda à Obama 40 000 soldats supplémentaires, lequel, après des mois de réflexion, lui en donna 30 000, ainsi qu’une date de retrait.

A partir de ce moment, McChrystal abandonna son style macho d’avant et devint le maître d’œuvre enthousiaste, peut-être un peu trop, de la contre-insurrection en Afghanistan. Il émit des directives extrêmement strictes pour éviter des pertes civiles, une politique absolument pas appréciée des unités d’infanterie américaines. Il développa des relations chaleureuses avec le président Hamid Karzaï, que d’autres responsables américains gardaient à distance. Il crut pouvoir remporter une victoire rapide à Marja et rendre les clés de la région aux forces afghanes. Ce fut, au contraire, un échec. Et il a récemment annoncé qu’une opération clé dans la province de Kandahar, bastion des forces talibanes, devait être reportée à septembre.

Selon le chef des opérations de McChrystal lui-même, le major-général Bill Mayville, l’Afghanistan va devenir comme le Vietnam : « Ça ne va pas ressembler à une victoire, ça ne va pas avoir l’odeur d’une victoire, ni le goût d’une victoire (…) Cela va se terminer par une bagarre ». Hastings conclut son article de la façon suivante : « Gagner, semble-t-il, n’est pas réellement possible. Pas même avec Stanley McChrystal aux commandes ».

Donc, que feriez-vous si vous étiez McChrystal ? Vous inviteriez le reporter d’un magazine de rock-and-roll réputé de gauche pour vous accompagner dans l’avion, boire des pots et afficher son mépris pour le gouvernement. C’était la garantie d’être viré. Et cela voulait dire que vous ne seriez pas impliqué dans la future « bagarre ».

Que pouvait faire Obama ? Il devait renvoyer McChrystal. Ensuite, il a lancé la patate chaude à Petraeus qui ne pouvait pas la refuser. Les deux prochaines années vont être le théâtre d’un jeu de rapidité dans lequel Obama et Petraeus vont essayer de se renvoyer dans l’opinion la responsabilité de la défaite.

L’extrême droite, les amis de Cheney et Rumsfeld, ne sont pas dupes. Pour Diana West, l’une de leurs experts, « le cauchemar COIN continue ». Pour elle, COIN signifie qu’on ordonne aux troupes de « mettre en exercice des phantasmes de relativisme culturel, choses qui plaisent à la gauche dans une salle de classe politiquement correcte mais qui sont rien moins que révoltantes sur la ligne de front ». Une opinion légèrement moins acerbe est exprimée par le colonel à la retraite Douglas MacGregor : « L’idée que nous allons dépenser mille milliards de dollars pour remodeler la culture du monde islamique est une absurdité complète ».

MacGregor a raison, bien sûr. Quels sont les solutions politiques ? L’extrême droite veut une guerre perpétuelle. La seule alternative est un retrait anticipé et complet. Obama ne veut pas de la première solution et redoute, sur le plan politique, d’embrasser la seconde. D’où le fait qu’il envoie le directeur de la CIA, Leon Panetta, donner une interview à ABC News pour dire que les progrès sont « plus durs » à réaliser et vont plus lentement que prévu. Effectivement.
Par Immanuel Wallerstein

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