Les périodes préélectorales longues sont marquées par l’élaboration de programmes, en particulier en matière économique et sociale. La perspective de la prochaine séquence d’élections européennes et locales conduit chaque organisation partisane à élaborer des orientations et un projet. Ceux-ci constitueront le socle de leur « positionnement » politico-idéologique durant les prochaines années. Il est donc utile de faire un premier bilan rapide de la phase en cours en France, et d’en tirer quelques conclusions.
A l’échelle nationale, le cadre est déterminé par le gouvernement en place, qui a fixé le cap de politique économique pour les trois années et demi à venir : la réduction du déficit budgétaire continue d’être l’objectif principal, son but étant de restaurer progressivement les marges de manœuvre de l’Etat en limitant la hausse de l’endettement public.
Comme l’indiquait la présentation des ministres Pierre Moscovici et Bernard Cazeneuve au Conseil des ministres du 25 septembre 2013, « le déficit baisse à un rythme régulier qui nous permettra de redescendre sous la barre des 3 % fin 2015, d’inverser la courbe de la dette et de revenir à l’équilibre structurel d’ici la fin du quinquennat. Le redressement est en vue. Nous poursuivons et intensifions cette stratégie de sérieux budgétaire dans le budget 2014 présenté ici.
Nous allons réaliser en 2014 un effort d’économies sans précédent de 15 milliards d’euros, qui porteront, pour 9 milliards, sur l’État et ses agences et sur les collectivités locales, et, pour 6 milliards, sur la sphère sociale. Nous présentons un budget avec des dépenses de l’État, hors charge de la dette et de pensions, en baisse de 1,5 milliard d’euros, ce qui est inédit sous la Ve République. Les économies ont été rendues possibles grâce à une nouvelle méthode de discussion budgétaire, qui chasse la mauvaise dépense au profit de la bonne, et qui repose sur des réformes structurelles décidées dans la concertation (retraites, famille, marché du travail). Ces économies permettent de financer les priorités des Français : l’emploi, l’éducation, la sécurité, la justice » [1].
La réduction des dépenses publiques est tout particulièrement mise en avant, après une phase de hausse des impôts en tout début de mandat. La « remise à plat » de la fiscalité annoncée par le premier ministre fin 2013 s’accompagnera ainsi d’une baisse des prélèvements obligatoires : « D’ici la fin du quinquennat, les efforts d’économies permettront une baisse des prélèvements obligatoires, qui dégagera les marges nécessaires à la montée en puissance de la réforme » [2].
Austérité macroéconomique axée sur la baisse des dépenses publiques, « réformes structurelles » favorables à la compétitivité des entreprises, le tout agrémenté d’une « remise à plat » de la fiscalité attentive à la « justice sociale » : le projet gouvernemental maintient un cap néolibéral [3] conforme aux orientations de la Commission européenne et aux recommandations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), même si ces dernières peuvent le juger relativement timide. La baisse des dépenses publiques, fixée à 10 milliards d’euros par an, correspond à un ajustement pragmatique, et les « réformes structurelles » sont, pour l’essentiel, surtout contenues dans la réforme des retraites et le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE).
Dans ce contexte, le projet de l’UMP, issu de la réunion de ses dirigeants, est sans aucune ambiguïté. Il affiche une accentuation de ses fondamentaux néolibéraux et se présente comme le programme de rupture sans doute le plus radical depuis les années 1980 et le tournant reagano-thatchérien [4] :
- Baisse des dépenses publiques de 130 milliards d’euros sur cinq ans ;
- Moitié de cette réduction transformée en baisses d’impôts, et l’autre en remboursement de la dette publique ;
- Fin de toute règlementation du temps de travail, qui serait négocié entreprise par entreprise ;
- Création d’un contrat de travail unique, dont le caractère « protecteur » s’accroîtrait dans le temps.
- Suppression des cotisations sociales famille et baisse des cotisations sociales sur les salaires, compensées par une hausse de la « TVA anti-délocalisation ».
Cette rupture serait menée en six mois, le gouvernement légiférant par ordonnances.
On voit dès lors se dessiner le débat des prochaines « alternances », entre néolibéralisme pragmatique et néolibéralisme radical, les différences entre l’UMP et le Parti socialiste portant simplement sur le rythme à venir de réduction des impôts et des dépenses publiques, et sur la répartition de l’« effort nécessaire » pour rétablir les comptes publics.
Spéculant sur une droitisation de l’électorat, en particulier sur les questions fiscales et l’Etat social, les deux partis dominants cherchent donc à anticiper la meilleure « offre » économique, quelque part entre le modèle allemand et le modèle britannique actuels, entre une Angela Merkel alliée aux sociaux-démocrates et un David Cameron, de plus en plus impitoyable pour les pauvres [5].
Les centristes de l’UDI et du Modem, qui ont historiquement construit leur identité autour de l’engagement européen, auront beau jeu d’en appeler à une « grande coalition » sur le modèle allemand, plus conforme à la convergence doctrinale de fond à l’échelle européenne entre droite classique et social-démocratie. L’alliance Borloo-Bayrou illustrerait ainsi le rapprochement des élites politiques européennes autour d’une voie modérée dans l’ajustement budgétaire et la réforme fiscale.
Le Modem propose ainsi aujourd’hui d’ « atteindre l’équilibre budgétaire en 2016 en répartissant à part égale l’effort de redressement des finances publiques entre recettes et dépenses, à hauteur de 50 milliards d’euros de baisse des dépenses et 50 milliards d’euros de hausse des recettes ; à cet effet, inscrire la « règle d’or » de discipline budgétaire dans la Constitution » [6].
Loin d’avoir abouti à une remise en cause de l’engagement dans les politiques d’austérité en 2010, la légère inflexion de 2013 en Europe a donc eu pour conséquence inattendue une convergence accélérée, au sein de la zone euro, entre les gouvernants de droite et sociaux-démocrates [7] (avec la montée du paradigme des « grandes coalitions »), dans une version un peu modérée et réaliste de celles-ci.
La droite française, sous la triple pression du Front national, du centre pro-européen et des mouvements sociaux (anti-mariage gay, anti-impôts, etc.), entreprend donc une radicalisation programmatique relativement hasardeuse. Cela au moment où le centre et la social-démocratie se rapprochent de la CDU merkelienne, alliée aux sociaux-démocrates.
On notera cependant qu’en France, Henri Guaino [8] - et peut-être même, en arrière-plan, son mentor Nicolas Sarkozy -, contredit ce mouvement : il conteste même, dans un débat dans L’Humanité, les nouvelles pertes de souveraineté qui constituent depuis longtemps le seul horizon concret de la construction européenne, et il esquisse ainsi un pas « sur la gauche ». Les catégories politiques sont déjà devenues assez confuses pour que l’on accorde quelque crédit à cette stratégie émergente.
La question européenne devrait pourtant rapprocher encore un peu plus les courants aujourd’hui majoritaires. Admiratifs du pragmatisme de Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne, conscients des risques de toute accélération trop brutale d’une construction communautaire aujourd’hui fragilisée, les fédéralistes les plus doctrinaires ont fait place à des pragmatiques soucieux de surmonter pas à pas, et sans fanfaronnade, la crise profonde de leur projet politique.
Dans ce contexte, on ne peut guère s’étonner que le programme du Front national [9], axé sur le patriotisme économique (sortie de l’euro et protectionnisme) et un interventionnisme « nationalisé », fasse de plus en plus peur aux élites économiques et politiques [10].
Partout en Europe, des forces similaires incarnent de plus en plus concrètement une nouvelle offre économique qui conjugue affirmation identitaire, défense des services publics de proximité et des dépenses jugées « utiles » (avant tout celles réservées aux seuls « nationaux »), dans un cadre fixé par le rejet de l’immigration. Leur présence durable dans l’espace politique français et européen contribue à structurer le débat autour de la question nationale/européenne.
Seules les forces à la gauche de la social-démocratie (au niveau européen, le Parti de la gauche européenne, avec Alexis Tsipras comme chef de file aux prochaines élections du Parlement de Strasbourg) situent aujourd’hui l’enjeu principal du moment dans la poursuite des politiques d’austérité et, plus largement, des politiques néolibérales (concurrence, privatisations, « réformes structurelles » visant à la baisse des coûts salariaux et à la flexibilisation du marché du travail).
Ces politiques ont non seulement échoué à rétablir le progrès économique et l’emploi (de qualité) et accentué les tendances déstabilisatrices du capitalisme financier, mais elles accroissent méthodiquement les souffrances sociales et le désordre politique [11].
L’échec macroéconomique évident [12] des politiques de réduction des dépenses publiques, prédit et vérifié [13], est ainsi devenu une donnée quotidienne, dans tous les secteurs sociaux [14], sur laquelle ces forces sont les seules à pouvoir prendre appui, surtout si elles s’engagent dans un travail de terrain auprès des victimes de l’austérité. L’obsession de la réduction de l’endettement public a même conduit à son accroissement dans un basculement, bien connu des spécialistes, dit des « effets non anticipés [15].
Ces forces de gauche indépendantes, relativement diverses et inégalement implantées en Europe sont traversées de tensions, notamment autour de l’enjeu européen ou du rapport électoral avec la social-démocratie. Mais elles sont désormais les seules à porter un projet de rupture claire avec le capitalisme financier et de reconstruction sociale et démocratique [16].
A court terme, ce projet passe par le choix assumé de politiques de relance budgétaire massive tournées vers le plein emploi. Et cela à l’échelle nationale, à condition de ne pas craindre les crises institutionnelles, et à l’échelle européenne. Elles reposeront sur un investissement public dans la transition écologique, l’éducation, la santé, la recherche, la justice... Ce Green New Deal ambitieux pourrait ainsi faire des pays d’Europe les plus avancés dans cette voie les moteurs d’un véritable changement social et environnemental à l’échelle mondiale.