Ne pleure pas sur la Grèce…
Ne pleure pas sur la Grèce,
– quand on croit qu’elle va fléchir,
le couteau contre l’os et la corde au cou,
la voici de nouveau qui s’élance,
impétueuse et sauvage,
pour harponner la bête
avec le trident du soleil.
Yannis Ritsos
Le laboratoire grec
par Bernard Cassen, le 1er avril 2014
Il faut faire preuve de beaucoup de naïveté pour croire que l’acharnement de la « troïka » contre la Grèce obéit uniquement à des considérations de stricte gestion des fonds européens. Quand les représentants des trois institutions qui composent cet attelage – la Banque centrale européenne (BCE), la Commission européenne et le FMI – multiplient, comme cela a été le cas ces dernières semaines, les exigences préalables pour verser au gouvernement d’Athènes la tranche de prêt de 8, 5 milliards d’euros qui lui a été promise [1], ils poursuivent implacablement une expérience de laboratoire entamée il y a six ans.
Cette expérience a une ambition de portée historique : le dynamitage de l’Etat social, fruit de décennies de luttes, d’abord dans le pays le plus vulnérable de l’Union européenne puis, de proche en proche, dans les autres pays de la « périphérie » (Espagne, Chypre, Irlande, Portugal) avant d’étendre ce projet, avec la complicité de leurs gouvernements, à certains pays du « centre », dont la France de François Hollande et de Manuel Valls. Ce projet est multidimensionnel, à la fois économique, politique et social. Le président de la BCE, Mario Draghi, ne s’en est pas caché lorsqu’il a déclaré au Wall Street Journal [2] que « le modèle social européen était mort ». Nous voilà prévenus…
Dans la mesure où le cas grec est une préfiguration de l’avenir de la plupart des pays de l’UE, et plus particulièrement de ceux de la zone euro, il convient de l’étudier en détail. Nous disposons pour cela d’un ouvrage remarquable [3] dans lequel Noëlle Burgi, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), donne la parole à neuf universitaires et spécialistes grecs de diverses disciplines, dont un psychologue et un psychiatre.
Il faut reconnaître que l’histoire de la Grèce – dictatures, interventions étrangères, répression de la gauche, retard de la société à se constituer en communauté politique, instrumentalisation de ce qui tient lieu d’Etat par les élites pour perpétuer leurs privilèges, clientélisme, corruption – en a fait un pays particulièrement fragile, ce qui a grandement facilité la tâche des institutions européennes et du FMI, ainsi que de leur police spécialisée, la troïka.
Les résultats des mesures de « sauvetage » de la Grèce (en fait du sauvetage des banques et de l’euro) sont bien connus : explosion de la pauvreté qui touchait 36 % de la population en 2012, baisse de 40 % du revenu des personnes ayant encore un emploi et des retraités, abandon des chômeurs à leur sort, démantèlement du droit du travail et du système de santé publique, privatisation (ou plus exactement bradage) des biens publics, etc. Moins connues, mais peut-être plus importantes à terme, sont les conséquences sur la survie même d’une société en Grèce : installation du parti néonazi Aube dorée dans le paysage politique, montée vertigineuse des addictions, transformation des sujets sociaux vulnérables en citoyens « dangereux » désormais considérés comme autant de bouches « inutiles ».
A la lecture de cet ouvrage, on mesure mieux le caractère criminel du fondamentalisme de marché qui sert de boussole aux politiques menées par Bruxelles, Francfort et Berlin avec la caution de tous les gouvernements européens. Et on s’étonne, y compris chez ceux qui les mettent en œuvre, qu’elles n’aient pas – ou pas encore – provoqué une insurrection civique généralisée. Les élections européennes du mois de mai, et en particulier le score de la coalition de la gauche radicale Syriza en Grèce, nous diront si ce calme est trompeur.