Michael Nevradakis : Beaucoup de gens ignorent tout du prêt que le régime nazi a imposé à la Grèce pendant la Deuxième guerre mondiale. Faîtes nous un résumé de ce problème.
Albrecht Ritschl : Les éléments essentiels sont les suivants : pendant l’occupation, l’Allemagne a forcé la Banque de Grèce à lui prêter de l’argent, ce prêt forcé n’a jamais été remboursé et il est probable que personne n’ait jamais eu l’intention de le faire. Nous avons là une tentative de déguisement, de camouflage, pourrait-on dire, des frais d’occupations en prêt forcé – et ce prêt avait bien des mauvais côtés. Il a alimenté l’hyperinflation grecque, qui avait déjà lieu à cause de l’occupation italienne, et surtout, il a ponctionné des ressources vitales. Ce qui a eu pour conséquence une baisse catastrophique de l’activité économique ; et cela n’a rien fait pour rendre l’occupation allemande moins impopulaire qu’elle ne l’était avant. Cela a raffermi la résistance grecque dans sa résolution et a eu pour effet tout un tas de choses très tragiques et néfastes.
Les Nazis ont-ils forcé d’autres pays occupés à leur accorder des prêts ?
Oui, c’était une façon de faire très fréquente et largement utilisée. Juste pour vous expliquer un peu ce qui se passait alors, les Nazis avaient instauré un système monétaire à taux fixe dans les pays occupés, en alignant les taux de change sur le reichsmark, la devise allemande de l’époque, plus ou moins à leur gré. Le système était centralisé à la banque centrale allemande, la Reichsbank de Berlin, grâce à un système de créance à court terme, comme des comptes à découvert, et l’Allemagne était à découvert en ce qui concerne les pays occupés – ce qui a créé l’illusion de paiements.
Quand les officiers allemands se rendaient dans des usines françaises, belges ou néerlandaises – dans les trois pays d’où l’Allemagne tirait la plus grande partie de ses ressources et réquisitionnait des machines et des matières premières – ils payaient effectivement, et ces paiements étaient essentiellement crédités sur leurs comptes nationaux à la Reichsbank. Le prêt imposé à la Grèce a suivi un schéma similaire. Comme je l’ai déjà dit, l’essentiel de ces prêts provenait majoritairement des pays d’Europe de l’Ouest. La Grèce, à cause de son économie réduite, ne représentait qu’une fraction de tout cela. Néanmoins, les effets sur l’économie grecque ont été dévastateurs.
Que s’est-il passé après la Deuxième guerre mondiale en ce qui concerne les prêts forcés de la Grèce et des autres pays concernés – ainsi que des réparations et des remboursements des dettes de guerre allemandes en général ?
Vous seriez surpris d’apprendre qu’il ne s’est rien passé, et la raison est la suivante : après l’invasion des Alliés et la chute du régime nazi, la première chose que les autorités d’occupation ont fait a été de bloquer toutes les revendications à l’encontre et de la part du gouvernement allemand, en vertu d’une fiction juridique selon laquelle le gouvernement et l’État allemand n’existaient plus. La question était alors de savoir ce qu’on allait en faire après la mise en place de nouvelles structures étatiques à la fin des années 1940. La question était très controversée, car beaucoup de gouvernements d’Europe de l’Ouest disaient : "Nous sommes tous tellement heureux de refaire du commerce et de renouer des relations économiques avec l’Allemagne occupée, et au fait, nous avons toujours ces comptes qui n’ont pas été liquidés avec les Allemands… Et si les Allemands nous livraient tout simplement des marchandises pour combler les déficits de ces comptes ?"
C’est devenu une préoccupation majeure pour les occupants, surtout pour les Américains, puisqu’ils craignaient beaucoup que les zones occupées de l’Allemagne saignent l’économie avec un tel système de remboursement des prêts de guerre, et les Américains cherchaient avant tout à renflouer et relancer l’Allemagne. Les raisons de leur inquiétude trouvaient leurs racines dans l’histoire des réparations à la fin de la Première guerre mondiale, quand un système similaire avait été mis en place après la fin de l’hyperinflation allemande. C’était un projet américain de stabilisation de l’économie allemande, le plan Dawes, qui fonctionnait comme suit : l’Allemagne payait des réparations aux alliés occidentaux et les États-Unis fournissait une aide financière à l’Allemagne. Entre 1924 et 1929 ce système était hors de contrôle et c’était en fait les États-Unis qui finançaient les réparations allemandes.
Donc les Américains, après la Deuxième guerre mondiale, craignant de voir ce schéma se répéter, ont bloqué tout cela. Comment l’ont-ils bloqué ? Grâce à un dispositif ingénieux quoiqu’un peu malveillant : tout pays souhaitant recevoir l’aide du plan Marshall devait signer une renonciation dans laquelle il abandonnait toute poursuite financière à l’encontre de l’Allemagne en échange de l’aide du plan Marshall. Cela ne revenait pas à bloquer complètement les réclamations mais à les repousser jusqu’à l’époque où l’Allemagne aurait remboursé l’aide qu’elle avait reçue du plan Marshall. En termes techniques, cela a placé les réparations et les demandes de remboursements faites à l’Allemagne à un rang inférieur à celui du plan Marshall. Et comme tout le monde voulait recevoir l’aide du plan Marshall, tout le monde a signé les renonciations à contrecœur. La situation pendant la période du plan Marshall était donc celle-ci : les dettes existaient encore sur le papier, mais elles ne valaient plus rien en ce sens que la dette était bloquée.
Combien dit-on que l’Allemagne doit à la Grèce et aux autres pays pour ce qui est des dettes de guerre ?
La dette due à la Grèce était de l’ordre d’un peu moins de 500 millions de reichsmarks ; la dette totale due à l’Europe de l’Ouest sur les comptes de compensation était d’environ 30 milliards de reichsmarks. De nos jours ça n’a l’air de rien, mais cela prend tout son sens si je vous dis que le montant total équivalait à environ un tiers du Produit National Brut de l’Allemagne en 1938, un an avant que l’Allemagne ne déclenche la Deuxième guerre mondiale. Ce n’était pas la seule dette, car l’Allemagne avait manipulé la valeur de la dette grâce au système de taux de change qu’elle contrôlait.
Il y a des calculs faits par les fonctionnaires du gouvernement allemand vers la fin de la Deuxième guerre mondiale, donc toujours sous le régime nazi, qui essaient de rendre compte de la valeur réelle de la dette totale contractée dans l’Europe occupée, et qui arrivent à des résultats proches de 80 ou 90 milliards. Ce qui se rapproche fortement du PNB de l’Allemagne en 1938 ; disons 85 ou 90 %. Nous parlons désormais de très grosses sommes. Juste pour vous donner une idée : le PNB de l’Allemagne l’an dernier [2013, ndlr], était d’un peu plus de deux mille milliards d’euros, disons 90 % de ce chiffre. Nous sommes toujours au-dessus de deux mille milliards d’euros, juste pour vous donner une idée de ce que la dette représentait alors dans le potentiel économique de l’Allemagne.
Y a-t-il un moyen de quantifier cette dette et sa valeur actuelle si on l’ajustait à l’inflation et au taux de change des dernières décennies ?
Il y a plusieurs façons de faire. Ce que je viens de faire en est une, et nous dirions alors que le total de cette dette, si l’on prend le PNB allemand comme mesure et que l’on ne fait pas intervenir l’inflation, la valeur totale de la dette mesurée en pourcentage du PNB allemand sur un an, serait aujourd’hui de plus de deux mille milliards d’euros.
Quels arguments l’Allemagne avance-t-elle, historiquement et présentement, quant au problème des dettes de guerre et des réparations ?
Il y a eu une importante période provisoire avec les Accords de Londres sur la dette allemande. Au début des années 1950, des négociations ont commencé entre l’Allemagne de l’Ouest et les pays créanciers. Une solution a été trouvée – ou plutôt de nouveau imposée par les Américains et dans une certaine mesure par les Britanniques – qui avait deux effets. Premièrement, ils ont réuni les dettes de guerre et les réparations – ce qui n’était pas anodin. Deuxièmement, ils ont tenu des propos confus, qui étaient ouverts à l’interprétation, disant que l’on repoussait la résolution de ces problèmes jusqu’à la réunification de l’Allemagne. Pourquoi ces deux points sont-ils importants ?
Le premier point est le suivant : si vous réunissez les dettes de guerre et les réparations allemandes, vous mettez tout dans le même sac. Et il ne fait aucun doute que l’Allemagne a payé des réparations considérables en nature après la Deuxième guerre mondiale, principalement à travers deux choses : les livraisons forcées – qui étaient très importantes pour ce qui est devenu ensuite l’Allemagne de l’Est – et la cession de territoires, qui sont désormais une partie de la Pologne et, dans une moindre mesure, de la Russie, ce que nous pouvons dans les deux cas appeler des réparations en nature. Donc si vous réunissez les dettes de guerre et les réparations, la balance est plus légère, car ces réparations en nature ont été considérables. Le second point ce sont ces propos confus repoussant la résolution de ces problèmes aux lendemains de la réunification allemande, car la grande question était alors de savoir si cette clause, l’article 5 des accords de Londres, constituerait une obligation après la réunification allemande, qui a effectivement eu lieu en 1990.
En ce moment la presse et les médias parlent beaucoup de la success story de l’économie allemande, de sa responsabilité budgétaire, que l’on compare à l’irresponsabilité budgétaire supposée des pays d’Europe du Sud, comme la Grèce. Mais vous soutenez que l’Allemagne a été le plus grand fraudeur de la dette au 20ème siècle. Pourquoi pensez-vous que c’est le cas ?
Eh bien, nous pouvons juste faire parler les chiffres, et j’ai déjà parlé de ces dettes de guerres presque égales au rendement économique de l’Allemagne en 1938, quand l’Allemagne connaissait le plein-emploi. Donc au fond, ces sommes n’ont jamais été remboursées. Nous avons de plus la dette publique de l’Allemagne, qui a été effacée par une réforme monétaire entreprise par les Américains dans les zones occupées de l’Allemagne de l’Ouest et par les Soviétiques dans les zones occupées de l’Allemagne de l’Est en 1948. Les Soviétiques ont totalement effacé la dette publique ; les Américains en ont effacé 85 %. Si maintenant nous additionnons tout cela et essayons de parvenir à un total global, à la fois interne et externe, effacé par la réforme monétaire et les accords de Londres, nous arrivons à un chiffre qui est approximativement – c’est très approximatif, juste pour avoir un ordre d’idée – quatre fois le revenu national de l’Allemagne. Pour donner un ordre d’idée actuel, si l’on accepte que le PNB est de l’ordre de deux mille milliards d’euros, ce qui fait plus de deux mille milliards et demi de dollars, nous parlons alors d’un défaut de paiement et d’un allègement de dette de l’ordre de dix mille milliards de dollars. J’aurais tendance à penser que c’est sans équivalent dans l’histoire du 20ème siècle.
Avez-vous connaissance de mouvements ou d’activistes qui essaient actuellement de sensibiliser l’opinion aux dettes et aux réparations de guerres ?
Il y en a relativement peu. Pour expliquer cela, plongeons-nous dans la situation juridique à l’époque de la réunification allemande de 1990. L’Allemagne a reçu cette espèce de certificat de baptême pour une Allemagne unifiée qui est rédigé d’une manière incroyablement subtile et dont le seul but était, apparemment, d’empêcher toute réclamation quant aux réparations ou aux restitutions à l’encontre de l’Allemagne unifiée, sous prétexte qu’il existait désormais un État allemand unifié et que l’article 5 des accords de Londres pourraient tout d’un coup être réactivé.
Du point de vue allemand, le traité de 1990 ne mentionne pas les réparations ou les dettes de l’Allemagne nazie, et puisque ce point n’est pas couvert par le traité, le problème est enterré. Ç’a été l’attitude systématique du gouvernement allemand. Et jusqu’ici cette attitude a plutôt réussi… De nombreux essais ont été fait pour contester ce point à la Cour européenne mais ont échoué, et il me semble que d’un point de vue légal, il y a relativement peu de chances que cela réussisse.
Ce qui nous amène à la question suivante : pourquoi n’y a-t-il pas une plus grande sensibilité à ces problèmes en Allemagne ? Et une chose nous met sur la voie. Il est clair que Berlin n’a aucune intention de parler de ces problèmes, parce que les avocats craignent toujours de créer un précédent, Berlin reste donc silencieux là-dessus. Le seul qui en ait parlé, et c’est assez révélateur, a été l’ancien Chancelier Helmut Kohl, que l’on a interrogé sur ce point à la sortie d’une conférence de presse au moment des négociations. Il a déclaré : "Écoutez, nous affirmons que nous ne pouvons pas payer les réparations, parce que si nous ouvrons la boite de Pandore, compte tenu de la cruauté et la brutalité nazies, des génocides – et les Nazis sont à l’origine de plusieurs génocides – compte tenu de ces faits horribles et de l’échelle incroyable de ces crimes terrifiants, tout essai de quantification et de réclamation à l’Allemagne finira soit avec des compensations ridiculement basses ou bien cela va dévorer toute la richesse nationale de l’Allemagne." C’est resté la position de l’Allemagne depuis : les dommages causés par les Nazis, pas seulement en termes de souffrance humaine et morale, mais tout simplement en termes de dommages matériels et financiers, sont si élevés que cela remplacerait la capacité de remboursement de l’Allemagne.
Et en tant qu’économiste, j’ai bien peur que ce ne soit pas totalement tiré par les cheveux ; il y a de cela. Ce qu’a ensuite affirmé Helmut Kohl était qu’au lieu d’ouvrir la boite de Pandore et de s’enfoncer dans les demandes de réparation, il serait sûrement préférable de continuer dans ce qui lui semblait être une coopération économique fructueuse en Europe. À l’époque, c’était une bonne idée, et c’était à cette époque pré-euro où tout le monde était très optimiste quant à l’avenir de la coopération économique en Europe. Nous sommes devenus désormais un peu plus réalistes, mais à l’époque ce n’était pas totalement irréaliste et déraisonnable de penser régler ces problèmes ainsi.
Selon vous, quelle serait la meilleure solution pour régler le problème des dettes et réparations de guerre pour les gouvernements grec et allemand à l’heure actuelle ?
La meilleure solution serait sans doute d’essayer de dépolitiser les choses au maximum. Alors je sais bien que c’est complètement irréaliste parce que c’est un sujet politique depuis le début. Ce que je préférerais faire, plutôt que de donner une opinion personnelle et illusoire, c’est de faire quelques prévisions sur ce qui va se passer selon moi.
Laissez-moi dire quelques mots sur ce que je crois qu’il faut faire – je ne vais pas complètement éluder votre question. Je crois vraiment que nous avons besoin de plus d’annulation de dette, et je crois que nous allons en avoir besoin assez vite. Je suis de ceux qui sont assez préoccupés par la situation politique actuelle de la Grèce. Le gouvernement grec [ndlr : le gouvernement de Samaras] sert manifestement deux maîtres. L’un est l’électorat grec, qui est naturellement et clairement peu satisfait de la situation, c’est le moins qu’on puisse dire, et l’autre est composé des créanciers internationaux, menés par l’Allemagne, et dans une moindre mesure par le FMI. À l’évidence, les intérêts, du moins à court terme, des créanciers et de la population grecque, ne concordent pas ; ils s’opposent même. Cela met le gouvernement grec en mauvaise posture. Je suis inquiet de l’avenir de la démocratie en Grèce, et en tant qu’Allemand j’en suis inquiet pour deux raisons.
D’abord parce qu’on ne peut pas nier la responsabilité historique de l’Allemagne, et ensuite parce que l’Allemagne a traversé une expérience très très similaire. Cette expérience s’est faite à la fin des problèmes de réparation qui ont suivi la Première guerre mondiale, pendant la Grande Dépression des années 1930. Le gouvernement allemand devait payer des réparations selon un programme très strict. Le programme, le plan Young, avait commencé en 1929 ; c’était rude, et à bien des égards, cela me rappelle ce que le ministre des finances allemand et la troïka imposent à la Grèce ; les effets ont été les mêmes : chute de la production économique de 25 à 30 %, le chômage de masse, la radicalisation politique. En gros, le plan Young a fait sortir les Nazis du bois. Oui, je suis assez inquiet de la situation en Grèce, donc je pense que nous devrions rapidement prendre des mesures pour stabiliser la démocratie grecque. Est-ce que je pense que cela va se produire ? Je suis un peu sceptique. J’ai peur que deux choses se passent : d’abord, qu’à la fin il y ait une annulation de dette généralisée, mais cela arrivera assez tardivement, et des dégâts profonds auront déjà été causés à la démocratie grecque.
Sources : truth-out.org et okeanews