« Changeons le système, pas le climat ». C’est le titre du débat auquel j’ai participé à la Fête de L’Humanité sur le stand de la République bolivarienne du Venezuela et des pays de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) en compagnie d’Andrès Bansart (intellectuel vénézuélien) et d’Hervé Kempf (fondateur du quotidien — électronique — de l’écologie Reporterre [1]). Des représentants de la République bolivarienne étaient également présents. Un remaniement ministériel venait d’avoir lieu à Caracas.
Le président Nicolás Maduro a annoncé à cette occasion la création d’un ministère du logement, de l’habitat et de l’écosocialisme dirigé par Ricardo Molina. J’ai voulu y voir un signe favorable. Il y a en effet urgence à diversifier le modèle industriel et commercial vénézuélien qui dépend encore terriblement de l’exploitation pétrolière. Le pays se voit toujours contraint d’importer une grande part de ses produits alimentaires. Cette situation est d’autant plus ironiquement cruelle que le Venezuela ne dépend pas du pétrole pour sa consommation intérieure, ayant en grande partie basé son propre « mix énergétique » sur l’hydroélectrique.
J’avais pu le constater à l’occasion de deux voyages d’étude effectués à Caracas : l’un en septembre 2012 à l’occasion de la dernière campagne électorale d’Hugo Chavez [2] ; l’autre en 2009 pour la préparation du Sommet sur le climat de Copenhague.
Copenhague, où en 2009 déjà, le mot d’ordre du contre-sommet organisé par les associations, ONG, syndicats, mouvements sociaux et organisations politiques était « Changeons le système, pas le climat ». Placé sous le signe de la justice climatique, Copenhague avait vu la convergence des mouvements sociaux, altermondialistes et de défense de l’environnement. Les pays de l’ALBA y avaient fortement imprimé leur marque. J’en garde le souvenir d’Hugo Chavez brandissant le livre d’Hervé Kempf Como los ricos destruyen el planeta [3] à la tribune des chefs d’Etat ; également du président équatorien Rafael Correa formulant une proposition inédite : laisser, dans un pays du Sud, le pétrole sous terre en contrepartie d’un engagement de soutien financier de la soi-disant « communauté internationale ». Etait ainsi présentée aux yeux du monde l’initiative Yasuni ITT [4], hélas abandonnée depuis.
Depuis, le mouvement citoyen et alternatif s’est essoufflé face au mur de l’oligarchie. Les « grands de ce monde » refusant de se fixer des objectifs contraignants et imposant la présence, jusqu’au mobilier sponsorisé, de grandes firmes multinationales au Sommet de Varsovie en 2013, ont fini par pousser syndicats et ONG vers la sortie [5]. Aujourd’hui toutefois, avec la perspective de la prochaine Conférence des parties à la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (Cop20) de Lima au Pérou (1er-12 décembre 2014), de la « pre-Cop » à Caracas (4-7 novembre 2014), et surtout de la 21ème conférence des parties (Cop21) à Paris en 2015 (30 novembre-11 décembre), le mouvement en faveur de la justice climatique semble reprendre de la vigueur [6].
Un premier forum « Alternatiba », organisé par l’association « Bizi ! » à Bayonne en octobre 2013, a réuni plus de dix mille participants. Ce processus est en train de prendre de l’ampleur avec l’appel à former « dix, cent, mille Alternatiba » [7] partout en France jusqu’au Sommet de Paris. La « Coalition Climat 21 », formée d’une vingtaine d’organisations se met également en marche pour faire de ce Sommet un moment phare des négociations internationales et refuser les fausses solutions. Enfin, une marche pour le climat, lancée sur les réseaux sociaux par le site Avaaz [8], a réuni plusieurs milliers de citoyens dans les rues de Paris le 21 septembre.
La reprise de ces mobilisations, après une longue période d’atonie encouragée par le désintérêt du gouvernement de François Hollande pour ces sujets, est une excellente nouvelle. On peut néanmoins se demander pourquoi, alors que les rapports alarmants se succèdent depuis maintenant quarante ans, on n’assiste pas à un mouvement plus important de la part de populations dont tout le cadre de vie, la biosphère, sont menacés à terme. Je ne crois pas, comme on l’entend souvent, qu’il y ait un déficit de prise de conscience.
Aujourd’hui, nul n’ignore plus que le climat se dérègle, et même si tout le monde n’en maîtrise pas précisément les tenants et aboutissants, le « grand public » sait. Le problème est qu’il ne croit pas qu’il soit possible de changer ce qui est présenté comme un état de fait. Et que tout est fait pour décourager l’action collective, puisque tout ce qu’on lui propose est de changer ses propres comportements, sans que les politiques publiques lui en fournissent la possibilité : changer de toiture, prendre les transports en commun, cultiver ses légumes, manger moins de viande, rouler à vélo, arrêter de prendre l’avion, se chauffer moins... Oui bien sûr, il faudrait que chacun s’y mette. Encore faudrait-il en avoir les moyens. Et avoir la tête à ça. Avec 6 millions de chômeurs et 8,5 millions de personnes sous le seuil de pauvreté, il est compliqué de demander aux Français de faire des efforts et de les pointer du doigt pour une responsabilité qu’ils ne partagent pas.
Car la réalité est que 90 entreprises sont responsables à elles seules des deux tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre [9]. Or ce sont elles qui tiennent aujourd’hui les rênes. Le poids des lobbies économiques dans la vie publique est devenue terrifiant et empêche la réalisation de toute politique volontariste en matière sociale, comme climatique. On le voit chaque jour en France : sous la pression des professionnels de l’immobilier, on assiste au détricotage de la loi ALUR sur le logement ; face aux exigences du Medef, c’est la durée légale du travail qui est remise en cause ; devant les éleveurs industriels et pollueurs de la FNSEA, le premier ministre Manuel Valls promet d’assouplir la directive nitrates sur les engrais azotés ; la question stratégique de l’électro-nucléaire est pour sa part sortie de la future loi sur « la transition énergétique » [10]. Et pour couronner le tout, au niveau européen, c’est l’espagnol Miguel Arias Cañete qui est nommé commissaire à l’énergie et au climat : ces deux portefeuilles réunis et confiés à un homme directement lié à l’industrie pétrolière [11], ça ressemble à un véritable appel au conflit d’intérêts.
Faute de volonté et de moyens, les engagements non tenus se succèdent, les objectifs affichés lors des grandes messes environnementales, du Grenelle de l’environnement sous Nicolas Sarkozy aux conférences environnementales du nouveau gouvernement, en passant par les paquets climat — énergie européens n’engagent plus ni personne ni rien. Le tout est assaisonné d’un retour en force du fameux TINA — There Is No Alternative — de Margaret Thatcher. Le slogan tragique est ainsi repris aujourd’hui en cœur par la doxa libérale afin de justifier la poursuite de politiques mortifères : « Il n’y a plus d’argent dans les caisses de l’État, on ne sait pas faire sans nucléaire, le climat coûte trop cher, l’écologie ça commence à bien faire »... Nous voici en présence de tous les ingrédients d’un cocktail explosif : celui de l’immobilisme.
Face à la fragile reprise des mobilisations sociales, malgré le rouleau-compresseur du discours dominant allié aux politiques libérales et d’austérité, il est possible et urgent de (re)politiser la lutte pour la justice climatique. Il ne s’agit pas, par l’usage de ce terme « politiser », d’appeler à s’en remettre aux seuls partis politiques. Il s’agit, sans renoncer aux actions concrètes, de passer de l’action environnementalo-climatique à une vision systémique intégrant les aspects économiques en remontant les revendications d’un cran. Cela pourrait se faire autour de trois axes : financement, indicateurs, projet alternatif.
En matière de financement, nous avons tous en mémoire le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), des milliards accordés aux grandes entreprises sans aucune contrepartie sociale ni environnementale. Et ses successeurs, la hausse de la TVA et le « pacte de responsabilité ». Ces trois dispositifs illustrent jusqu’à l’absurde la politique de l’offre choisie par le gouvernement et son échec, les dits cadeaux ne générant ni emplois, ni investissements, mais allant directement gaver les dividendes versés aux actionnaires.
A l’inverse, de récentes études ont estimé que la transition énergétique créerait à elle seule plus de six cent mille emplois d’ici 2030 [12]. Encore faudrait-il l’engager et s’en donner les moyens. Pour cela, il est nécessaire d’inverser le raisonnement. Il faut cesser de tarir les investissements publics et engager une profonde réforme fiscale permettant de créer de nouvelles recettes. Celles-ci permettraient non seulement de faire rentrer de l’argent, mais également de rétablir un peu de justice sociale. Suppression des niches fiscales nuisibles du point de vue social et environnemental, taxation accrue du capital, de la publicité et des produits de grand luxe, instauration de quatorze tranches d’impôt sur le revenu avec une tranche maximale à 100% pour plafonner les très hauts revenus. L’ensemble de ces mesures permettrait de dégager, dès la première année de mise en oeuvre, près de cent trente milliards d’euros [13]. De quoi financer la bifurcation écologique en investissant dans la recherche sur l’efficacité énergétique, en structurant la filière et en développant la qualification professionnelle dans les énergies renouvelables et le bâtiment, en misant sur le transport de marchandises par le rail, en accompagnant la transformation du monde agricole, et en engageant un vaste plan de réflexion sur la conversion industrielle face à la fin programmée du pétrole accessible et bon marché.
Ensuite, au-delà des moyens et de la question de leur affectation, il convient également de se doter d’indicateurs permettant d’en vérifier l’efficacité. Aujourd’hui, les politiques publiques suivent, dans leur écrasante majorité, une boussole unique : le sacro-saint produit intérieur brut (PIB). Or celui-ci, on l’a assez dit, ne reflète en rien le niveau de bien-vivre des populations, pas plus que la bonne tenue de l’économie d’un pays. D’autres indicateurs de suivi et d’évaluation existent, ils sont défendus et promus par des économistes pointus et des personnalités que les dirigeants politiques ne sortent de leur chapeau que le temps de se donner une belle image progressiste. En matière de climat également, les indicateurs de suivi des objectifs mis en place au niveau des gouvernements sont confondants.
Prenons un seul exemple : la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Après avoir clamé que la France était sur la bonne trajectoire, il est apparu, grâce au travail d’associations [14], que notre pays avait augmenté de 15% ses « émissions importées » entre 1990 et 2007. Dans un cas, on ne compte que les GES émis sur le sol français. Dans l’autre, le calcul intègre les émissions liées à l’ensemble des produits consommés et non uniquement produits sur le territoire national. Ici, on prend donc en compte les produits manufacturés dans d’autres pays qui sont ensuite réimportés pour être consommés ici, et qui, entre-temps, ont produit des émissions. Lesquelles émissions… sont donc bien imputables à la France.
Enfin, pour décoloniser les imaginaires et convaincre que l’alternative est non seulement désirable mais possible, il devient urgent de mettre un autre projet de société sur la table. Le communisme a été discrédité par l’expérience soviétique, le socialisme par la conversion de la social-démocratie au néolibéralisme, et l’écologie ne suffit pas sans une analyse sociale et économique radicale du système. Nous avons donc le devoir de tirer à la fois les leçons et le meilleur de ces courants de pensée et d’élaboration politiques, de faire se conjuguer Marx et Gorz, et de les réinventer à l’aune des enjeux d’aujourd’hui. Ce « pas de côté », c’est une écologie anticapitaliste qui combine luttes du présent et envies pour demain. Nous l’appelons écosocialisme et l’avons décrit dans un Manifeste [15] soumis au débat depuis deux ans un peu partout en France, en Europe et en Afrique du Nord, en passant par l’Équateur et le Japon [16]. Il a été traduit dans dix langues et a fait l’objet d’articles jusqu’au Québec et au Mexique. Vous n’en avez pas entendu parler à la télévision, mais la base arrière se construit. Et, comme le chantait Gil Scott-Heron il y a quarante ans, en 1974 : « The Revolution Will Not be Televised ». Nous, on est prêts.