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« Comment osent-ils ? » : un best-seller belge sur la crise européenne

Entretien avec Peter Mertens

mardi 24 avril 2012
Lecture .

Encore un livre [1] sur la crise de l’Union européenne ? Pour la décortiquer, un auteur marxiste belge a tenté le pari d’écrire un essai documenté, accessible et truffé de témoignages de l’Europe d’en bas. Outre-Quiévrain, il caracole en tête des ventes depuis plus de dix semaines : près de 15 000 exemplaires vendus en néerlandais, et plus de 3 000 dans la version française qui vient de paraître.

Jean Bricmont, professeur de physique théorique à l’Université catholique de Louvain, a rencontré l’auteur.

 

 

Jean Bricmont : Comment osent-ils ? Pourquoi ce titre ? Qui sont ces « ils » ?

Peter Mertens : Les banquiers, les spéculateurs et les millionnaires. Trois catégories qui se recoupent. Je remonte dans mon livre à la crise financière, au krach de la fin 2008. Qu’a-t-on fait depuis pour maîtriser le monde bancaire, pour lutter contre la spéculation ? Rien ! Au contraire : les responsables ont été rémunérés. Je cite le rapport du Crédit suisse de novembre 2011 : 0,5 % de la population mondiale détient 38,5 % de la richesse mondiale. Ce contraste n’a jamais été aussi grand ; l’an passé, la fortune personnelle des riches a encore augmenté d’un tiers !

Cette classe de gens est l’auteur d’un énorme hold-up sur la population. Alors, en effet, je dis : « Comment osent-ils ? ». Ils obligent les peuples à payer, à plier. En Grèce, ils s’en prennent au salaire minimum. Pendant ce temps, les armateurs grecs réalisent d’énormes bénéfices et ne sont pas taxés ; même chose pour nombre de grandes sociétés chez nous ou en France avec Total.

Sur le modèle néolibéral importé des Etats-Unis, on a mis en œuvre, ces 20 ou 30 dernières années, des réformes fiscales allégeant l’impôt sur les revenus élevés, ainsi que l’impôt des sociétés. En Allemagne, le gouvernement rouge-vert Schröder-Fischer a fait cela au début des années 2000. Suivi par beaucoup d’autres en Europe. C’est pour moi la première cause de la crise qui nous accable. La seconde : l’argent réinjecté par la suite pour « sauver » les banques.

Dans ce sens, il est révoltant que les acteurs actuels de cette deuxième crise soient les mêmes que ceux de la première de 2008, et que, en outre, ils ont encore plus de pouvoir. Et, à côté de la débâcle économique actuelle, nous assistons parallèlement à une incroyable crise de la démocratie.

JB : Vous soulignez le fait que, dans la crise actuelle de l’euro, la crise grecque et le modèle allemand sont les deux faces d’une même médaille. Pourquoi ?

PM : On ne peut pas comprendre les différentes orientations de la politique européenne sans comprendre celle de l’Allemagne. L’Allemagne, pays d’exportation, a été le plus grand moteur de l’Union européenne (UE) et a imposé l’unité monétaire au reste de l’Europe. L’Establishment allemand est jusqu’à présent le plus grand gagnant de l’euro. Ses profits se réalisent aux dépens des populations du Sud. Le poids de la dette de pays comme la Grèce et le Portugal, et les excédents d’un pays d’exportation comme l’Allemagne sont les deux faces d’une même médaille. Et cette dualité est incroyablement importante.

Au Portugal, en Grèce, en Italie, les industries nationales ont été rayées de la carte, et l’on a commencé à importer des produits allemands, ce qui a plongé ces pays dans l’endettement. Les éléments les plus importants de la politique d’exportation allemande sont la réduction des salaires, les jobs à 1 euro l’heure, la chasse impitoyable aux chômeurs et aux autres allocataires sociaux. Et cette politique est désormais érigée en modèle pour le reste de l’Europe. Mais regardez plutôt ce qui se passe dans ce pays développé : 1,4 million de travailleurs et 2,5 millions d’enfants dans la pauvreté, 7,5 millions d’analphabètes...

JB : Une autre histoire étonnante est celle des « Men in Black », les « hommes en noir », ces inspecteurs chargés de superviser la politique d’austérité de l’UE, de la Banque centrale européenne (BCE) et du FMI, et qui débarquent à Riga, Dublin et Athènes. Une métaphore de la crise démocratique dont vous parlez ?

PM :
Les pays européens sont obligés de suivre le modèle allemand et, en échange, de renoncer à leur souveraineté. En effet, la possibilité d’élaborer leur budget, outil essentiel pour leur politique intérieure, ne leur appartient plus. Pour ce faire, l’Europe a choisi certains pays cobayes comme l’Irlande et le Portugal. L’appellation « Men in Black » est née en Irlande. Là-bas, après l’explosion de la bulle financière, la population a dû, entre 2008 et 2010, décaisser 14,5 milliards d’euros. Lorsque, fin 2010, les intérêts des obligations ont quand même grimpé jusqu’à 9 %, les « Men in Black » ont accouru à Dublin et pris en main l’économie irlandaise.

Les médias se sont alors interrogés : qui sont ces quelques personnes qui vont diriger notre société ? Mais les experts de la « troïka » Commission-BCE-FMI ont refusé de dévoiler leur identité. Un porte-parole de la Commission européenne a seulement déclaré qu’ils étaient « plus de deux, mais moins de dix ». Des fonctionnaires anonymes, donc, des technocrates qui imposent des mesures draconiennes. Au Portugal, ils ont également essayé, mais il y a eu beaucoup plus de protestations. En Grèce, il y a même eu un moment où ils n’ont pas pu entrer dans les ministères. On constate ainsi la montée de la résistance dans la population face à cette mainmise de l’UE.

JB : Vous parlez même d’un péril anti-démocratique ?

PM : Oui, j’évoque la catastrophe humanitaire en Grèce. Oui, désormais, sous le chantage de nouveaux prêts – qui servent uniquement à payer les intérêts des banques et non pas à sauver la Grèce –, la situation empire encore : le salaire minimum diminue une énième fois pour atteindre 450 euros, et les pensions sont à nouveau rabotées de 5 à 10 %. Ce que commet l’Europe est un scandale incroyable ! Et on lit dans un éditorial d’un quotidien financier belge que la Grèce n’a pas d’autre choix que de renoncer à la démocratie et de remettre son économie dans les mains de l’Allemagne.

Nous ne sommes plus très loin d’une Neue Europa qui engloutit le peu qui reste de la souveraineté démocratique. C’est le thème de mon dernier chapitre, où je décris comment Mario Monti, le golden boy de Goldman Sachs, applique cette recette en Italie. Mais qu’est-ce alors que la démocratie ? Et comment se fait-il que tout un peuple soit sacrifié sur l’autel du profit maximal ? C’est tout le débat actuel, et cela le restera encore dans les prochaines années.

JB : Qu’y-a-t- il dans votre livre qui explique son succès ?

PM : Il existe quantité de livres sur la crise et la crise européenne. Mais, à ma connaissance, il n’y a pas encore un qui parte du point de vue de l’Europe d’en bas, qui n’éclaire pas seulement les faits et gestes de la Deutsche Bank, de BNP Paribas, de la Commission de Bruxelles, des autres institutions européennes, mais évoque aussi la situation, entre autres, d’Angela, nettoyeuse en Allemagne, ou d’un petit tenancier de café en Grèce.

Son succès est d’abord la démonstration que les gens recherchent une explication cohérente de la crise actuelle. Ce que les médias dominants n’apportent pas, ou de manière très fragmentaire, en offrant quelques pièces d’un puzzle dont il ne peignent jamais un tableau d’ensemble. Ensuite, le livre est accessible au plus grand nombre. Car de plus en plus de gens se détournent de la politique dominante où le jargon de prétendus « experts » les éloigne des enjeux cruciaux du moment en leur suggérant que, de toute manière, c’est trop compliqué pour eux et qu’il est inutile d’essayer de comprendre.

En même temps, mon livre n’est pas une « simplification », mais une analyse des deux crises complexes qui se chevauchent : la crise économique et celle de l’euro. Cela dit, la vulgarisation n’est pas un défaut. J’y vois même un devoir : donner aux gens des clés pour se forger leur opinion, les réintégrer dans le débat politique, alors qu’ils s’en éloignent.

Enfin, il y a le moment. La crise de la dette des Etats européens frappe les pays les uns après les autres. La révolte monte. Notamment en Belgique qui, en janvier dernier, a connu sa plus grande grève générale depuis 18 ans.

JB : C’est un livre belge ou international ?

PM : En tout cas, il est écrit par un Belge ! Et sa première partie part de la situation belge pour commencer ma démonstration sur le hold-up en cours. Mais, dès la deuxième partie, je montre comment ce qui se passe en Belgique trouve son origine ailleurs. En particulier dans l’UE. Dans ce sens, le livre est aussi international. Il va d’ailleurs être traduit en anglais et sans doute en allemand. C’est un livre sur un système qui est dans une totale impasse et sur la crise économique et celle de l’euro, indissociablement imbriquées. Il ne s’agit pas d’une question belgo-belge, même pas européenne, mais mondiale.

JB : Vous parlez de résistance, mais est-il vraiment réaliste de parler d’alternative face au rouleau-compresseur ?

PM : Il y a des moments dans l’histoire où la logique sociale doit reprendre le dessus. A la fin du XIXe siècle, le Parlement s’opposait à l’interdiction du travail des enfants en vertu d’arguments très posés, comme celui-ci : ils avaient le format idéal pour opérer au fond des mines… Le mouvement ouvrier a imposé la logique sociale, et ça a changé, avec une majorité parlementaire. Les industries n’ont pas fait faillite pour autant ! Eh bien, nous sommes un peu dans ce cas de figure : il faut réimposer la logique sociale. La « troïka » Commission européenne-BCE -FMI « teste » en quelque sorte la résistance à ses orientations, en Grèce. Il faut réagir.

JB : Réagir, certains parlent même de révolution, ça ne dégage pas un petit parfum de violence ?

PM : Vous savez, la violence est dans le bouleversement actuel causé par les élites européennes. Avec les suicides des désespérés de la crise, avec ces personnes âgées qui meurent car elles ne peuvent plus se soigner, avec ces enfants qui, en Grèce aujourd’hui, ont faim et ne vont plus à l’école. Oui, il y a déjà une révolution en cours en Europe : elle est néolibérale.

Un transfert de souveraineté s’opère, sans le moindre débat démocratique, des Etats vers une Europe autoritaire, qui veut dicter et contrôler le futur des peuples. Cette évolution dangereuse appelle une riposte puissante par un grand mouvement populaire. En Belgique, en France, en Grèce et ailleurs.
 
JB : Vous évoquez dans la dernière partie de votre livre, le « socialisme 2.0 ». Qu’entendez-vous par là ?

PM :
La démocratie et l’économie sont étroitement imbriquées. Travailler pour la société signifie aussi travailler pour répondre à ses besoins. L’objectif d’une économie devrait justement de satisfaire ces besoins. La question est : à quoi consacre-t-on les priorités ? Dans quoi investit-on, ou pas ? Comment assure-t-on un équilibre ? La macro-économie est le fait de choix politiques, et non pas une question de mathématiques, comme les monétaristes l’ont longtemps prétendu.
Or, dans le système capitaliste actuel, on ne part ni des besoins, ni des équilibres à trouver, mais de la recherche du profit. Et il dérive de plus en plus vers l’autoritarisme. Au contraire, ce système d’inégalité et de concurrence produit toujours plus de déséquilibres économiques et satisfait toujours moins les besoins de l’immense majorité des gens. Il menace gravement les deux sources de richesse de l’humanité : le travail et la nature.

Beaucoup de gens voient que quelque chose de fondamentalement différent est nécessaire. Beaucoup de gens qui ont lu le livre me font part de leur colère. Mais ils veulent lier cette colère à quelque chose de constructif, une autre société où justement le travail et la nature seraient respectés. Et cela passe, pour moi, par la réappropriation par le public des secteurs « too big to fail » comme les banques, l’énergie, les transports. Cela passe par la participation des gens aux décisions, particulièrement sur ce qui est produit, par qui, pour quoi et pour qui. Cette autre société, c’est ce que j’appelle le socialisme 2.0. Car il part des expériences du socialisme du 20ème siècle, avec ses succès et ses erreurs, mais il est aussi tourné vers l’avenir.

 




[1Peter Mertens, en collaboration avec David Pestieau, Comment osent-ils ? L’euro, la crise et le grand hold-up, Les Editions Aden, Bruxelles, 2012, 315 pages, 20 euros.
Peter Mertens est président du Parti du travail de Belgique (PTB), la formation de gauche qui monte actuellement en Belgique.



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