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« Cuba gráfica ». L’histoire de Cuba par l’image

lundi 7 avril 2014   |   Mathieu Colloghan
Lecture .

Les éditions L’Echappée publient un livre beau et intelligent consacré à l’histoire de l’affiche graphique cubaine [1]. Beau livre, il l’est assurément par la qualité de la présentation de trois-cent affiches qui explorent un siècle cubain. Cet objet presque carré trouverait certainement sa place dans une bibliothèque entre d’autres livres élégants sur les beaux-arts ou l’architecture. Beau livre… mais aussi livre intelligent qui offre une lecture de cette histoire cubaine, tant celle de l’affiche l’embrasse. La construction chronologique de l’ouvrage permet de découvrir, dans un premier temps, les balbutiements de l’affiche cubaine dans une période où les hégémonies culturelles et économiques européennes s’imposent encore. Jusque dans les années 1940, la production graphique de La Havane a pour vocation essentielle la publicité et le « packaging » des produits destinés à l’exportation vers les marchés européens et nord-américains. Ce sont aussi les entreprises du premier monde qui sollicitent la production visuelle cubaine : les Galeries Lafayette communiquent sur l’ouverture d’une succursale dans la capitale, une compagnie transatlantique vante les performances de son paquebot « El Normandie ». Formellement, ces affiches s’approprient les codes graphiques en vogue de l’autre côté de l’Atlantique. « Art nouveau », « Art déco », la production cubaine ne se distingue pas, elle copie avec soin, fait « à façon ».


Publicité pour le paquebot « Normandie », 1935.

 

Soudain, la sérigraphie. Une révolution technique va avoir un rôle déterminant dans la création du pays : la sérigraphie. Inventée – dans sa version contemporaine – cinq ans auparavant, elle arrive à Cuba en 1943. Technique d’impression des pauvres, la sérigraphie est un procédé proche du pochoir : en obturant sur une toile de nylon le négatif de ce que l’on souhaite imprimer, on obtient un « écran » qui permet de tirer mécaniquement, semi-mécaniquement ou manuellement, le négatif du masque. On peut ainsi tirer en une ou plusieurs couleurs des affiches sans tirage minimum, sans investissement matériel lourd. Un cadre en bois, du nylon, de l’encre, une colle gomme, du papier et beaucoup d’huile de coude : voilà tout ce que nécessite sa version la plus rudimentaire. La sérigraphie est un mode d’impression facilement clandestin, aisément déménageable, peu onéreux. Facile et rapide à installer, et à désinstaller. Souple aussi. Cette technique va durablement s’imposer à Cuba et connaitre également un âge d’or lors de la révolution culturelle chinoise ou dans les ateliers populaires des beaux-arts français en 1968.


« On suit et on avance dans les tempêtes avec notre président Mao ». Production des gardes rouges chinois, 1966.

 


Atelier populaire des Beaux-Arts, mai 68.

 

La sérigraphie va très rapidement être adoptée par les partis politiques pour tirer les « pasquines », ces portraits de candidats aux élections qui se composent de couleurs franches. La technique permet, voire impose quand les moyens sont limités, la séparation radicale des couleurs. Les « pasquines » s’avèrent un merveilleux croisement des vignettes de joueurs de baseball nord-américains et des affiches de cinéma mexicain. Candidats gominés aux dents étincelantes de blancheur, sourire ravageur, logos d’organisation et typographies influencées par le graphisme « yankee », ces affiches témoignent d’un espace politique sous influence nord-américaine. Depuis le départ des Espagnols à la fin du XIXe siècle, Cuba subit une sorte de tutorat nord-américain étouffant.


« Pasquines » électorales pour le Parti révolutionnaire cubain - Partido revolucionario cubano - (PRC), années 1940.

 

Il s’agit sans doute d’un âge d’or pour les agences de publicité cubaines, qui se multiplient, maitrisant de mieux en mieux la technique de la sérigraphie et la grammaire de la communication à l’américaine. Et la révolution révolutionne l’affiche. En 1959, la révolution vient bouleverser ce paysage. Les espaces publicitaires urbains sont réquisitionnés pour faire place aux messages révolutionnaires. La proclamation du « caractère socialiste » de la révolution (1961) fait fuir une bonne partie des commanditaires des affiches publicitaires, ainsi que certains propriétaires d’agences. Dans le cadre de la nationalisation de l’économie, ces dernières sont regroupées au sein d’organismes d’Etat. Mais que faire de la publicité dans un Etat socialiste ? Les premiers tâtonnements sont assez surprenants et hybrides : les affiches conservent toujours une dimension publicitaire vantant les bienfaits de tel ou tel produit mais elles intègrent désormais un message pédagogique officiel destiné aux masses pour les sensibiliser aux nouvelles campagnes de santé, d’éducation, etc.


Publicité pour les cigarettes « Bock » et « Corona » et promotion de l’année de l’éducation et du second anniversaire de la révolution.

 

Choquant ? L’est-ce plus que l’intrusion, sous couvert de mécénat, d’entreprises privées dans la communication sociale dans nos sociétés occidentales ? Les exemples ne manquent pas : présence du logo de la lessive Ariel dans une brochure de l’Institut Pasteur sur l’hygiène domestique (1999), campagnes publiques nationales contre l’obésité en Espagne ou au Canada en « partenariat » avec Danone, communication mercantile de United Colors of Benetton sur le racisme ou le sida, etc.

Après une première expérience positive d’une journée, le nouveau ministre de l’industrie, Che Guevara, décide d’abolir définitivement la publicité. L’activité des équipes d’agences se tourne alors vers la propagande politique. D’un point de vue formel, les premières tentatives de trouver un style pour la Cuba socialiste sont parfois déroutantes. Le graphisme révolutionnaire s’inspire allègrement de la production russe ou est-allemande. Mais rapidement, un miracle visuel opère. Tout comme le pouvoir castriste essaie de trouver une version tropicale du socialisme, il cherche son propre langage visuel et les pistes qu’il ouvre sont passionnantes. L’affiche cubaine sera colorée pour un peuple « colorado  ». La gamme des couleurs en aplat, force de la sérigraphie, explose dans ces premières années de révolution. Les affiches productivistes ou célébrant la révolution font se succéder des aplats roses, rouge vif, bleu acidulé ... Rapidement le style cubain s’affirme et se libère de l’influence états-unienne.


JUAN ANTONIO GOMEZ, « Fabriquer avec efficacité et qualité », 1975.

 

L’ancrage dans le bloc soviétique se traduit par de nouvelles influences. On pense notamment à celle des remarquables graphistes polonais Bronislaw Zelek, Henryk Tomaszewski ou Wiktor Gorka. La production graphique raconte, d’années en années, cette construction d’une autre culture, d’un autre habillage visuel du quotidien des Cubains. Elle se révèle également comme un élément constitutif de la pensée d’une population. Les affiches en ville deviennent des fenêtres sur une culture populaire en voie de constitution. Elles ne présentent pas la figure du « cowboy » fumeur ou ne font pas l’éloge d’une nouvelle voiture familiale ou d’une machine à laver censée faire le bonheur du foyer. L’orientation tiers-mondiste cubaine amène à des tentatives d’intégration d’éléments africains (s’inspirant de la sculpture noire) et à un dialogue avec le graphisme de la révolution culturelle chinoise.


RENE MEDEROS, « Tout comme au Vietnam : ténacité, organisation, discipline, héroïsme quotidien au travail », 1970.

 

Au fil des ans, les contenus deviennent plus cohérents (ou leur périmètre se réduit), plus précis (ou plus contrôlés). Il faut ici souligner une dimension importante de ce livre directement liée à la pratique artistique de son coordinateur, Régis Léger. Ce dernier est graphiste et s’attache à intégrer les contingences matérielles à l’analyse des processus artistiques. Il s’agit d’un élément essentiel pourtant souvent ignoré. Ainsi, par exemple, on a glosé sur la signification des aplats roses de certaines peintures de Paul Gauguin à Tahiti alors qu’il aurait suffit de s’arrêter sur la correspondance de ce dernier pour lire qu’il se plaignait de la pénurie en pigment rouge qui l’obligeait alors à diluer à l’extrême (à faire des « jus » roses).


PAUL GAUGUIN, « Nave, Nave Moe », 1894.

 

Or la question matérielle, et singulièrement celle de la pénurie, Cuba la connait bien ! Le poids de l’embargo (qualifié de « blocus » à Cuba), qui aura un rôle si important dans l’histoire de l’île, est aussi déterminant pour sa production graphique. Ainsi, les affiches de la production cinématographique internationale ne pouvant atteindre le territoire, les graphistes cubains vont en concevoir des spécifiques pour les films étrangers diffusés dans le pays. Ceci va occasionner une très riche production locale. Autre exemple pendant une période de pénurie d’encre qui impose des restrictions drastiques. Les consignes administratives sont alors strictes : la surface encrée maximale doit être inférieure à 50 % de l’affiche. Voila qui entraîne une création particulièrement aérée, jouant avec masses et vides, compositions radicales particulièrement réussies pour répondre à la contrainte. Ou encore cette superbe affiche réalisée pour Baisers volés (film de François Truffaut), où le rouge symbolisant le baiser est à la fois dense mais totalement transparent. Sans doute par choix esthétique du créateur, mais aussi parce que faute de pigment rouge, c’est du mercurochrome qui est utilisé.


RENE AZCUY, « Baisers volés », 1970.

 

Plus important, l’isolement de l’île engendre un très faible accès à la production visuelle étrangère et stimule l’affirmation d’une grammaire autonome. Le style cubain s’affirme : contournement des obstacles matériels, couleur et sérigraphie. Le graphisme cubain a aussi affirmé le corps noir et métis, ce qui n’a rien n’anodin. Cuba partage avec de nombreux pays latino-américains une sociologie « racialisée » : une grande bourgeoisie et une majorité de la bourgeoisie blanche, et une population au teint de plus en plus sombre en descendant la hiérarchie sociale. L’espace public, et sa représentation visuelle, est donc celui d’un pays de blancs jusqu’à la révolution. Celle-ci affirme en revanche que le peuple est créole. Le graphisme cubain s’aligne sur les campagnes du bloc de l’Est (campagne pour la Paix, 1er-Mai des travailleurs et journée de la Femme par exemple). Mais il développe aussi des thématiques tiers-mondistes (campagne de solidarité pour le Vietnam, le Laos, le Guatemala, la Palestine, l’Angola) en lien avec la politique étrangère du gouvernement, les combats pacifistes, les mobilisations de soutien aux mouvements d’émancipation et aux guerres de décolonisation.

Au fil chronologique de cette histoire du graphisme cubain, Régis Léger développe une hypothèse : pour lui, la première décennie révolutionnaire est celle d’une explosion créative. Puis, la créativité des artistes cubains s’épuise à contourner un embargo rendant tous les jours plus difficiles les approvisionnements. Les dispositifs étatiques mis en place pour permettre la création graphique se bureaucratisent. La censure est évoquée, timidement. Léger montre que la création cubaine continue de vivre aujourd’hui, avec de nouvelles générations d’artistes. Mais le remplacement progressif de la sérigraphie par l’impression numérique, une plus grande ouverture vers la production internationale et la dépolitisation des acteurs modifient la création, la normalise. La « période spéciale », après la disparition de l’URSS, touche de plein fouet les milieux créatifs. De nos jours, ce sont les secteurs culturels qui continuent à faire vivre l’affiche cubaine. La dernière partie de Cuba gráfica s’attarde sur cette nouvelle génération de graphistes. Même si le souffle révolutionnaire semble s’être évanoui, la qualité graphique des œuvres, elle, est toujours remarquable. Cuba gráfica est aussi un livre collectif. Les auteurs en sont d’abord les acteurs cubains de toutes les générations. Ils interviennent sous la forme d’entretiens ou par des textes originaux dans lesquels on peut lire en creux ce qui n’est pas dit : enthousiasme révolutionnaire et étouffement bureaucratique, fierté d’une production nationale autonome et frustration de l’isolement cubain. Une contradiction tiraille cependant ce travail de bout en bout. Régis Léger a bordé ce projet autour de deux thématiques – le cinéma et la politique – , notamment parce qu’il a pu s’appuyer sur les fonds qui ont été protégés dans ces deux domaines. Mais ce choix induit une vision partielle de l’ensemble de la création graphique cubaine. Surtout, le livre créé un périmètre spécifique – l’affiche – alors même que tous les intervenants cubains débordent dans leurs productions de ce seul média vers d’autres pratiques artistiques (l’illustration ou la peinture par exemple). Pourtant, pour Régis Léger, il existe un vrai clivage entre ces domaines. L’auteur considère que des intérêts contradictoires les opposent. Ainsi, lorsque la peinture s’épanouit, il voit un recul symétrique de l’affiche. Cette vision est contredite par tous les portraits présents dans ce livre. Même si Cuba gráfica assume clairement son périmètre, on peut ressentir une certaine frustration dans le fait que l’ouvrage n’explore pas plus avant l’image imprimée, le graphisme d’édition, l’illustration, ou même le dessin de presse, la peinture, etc. Toutefois, était-il possible, dans une somme de 250 pages, de multiplier les dimensions abordées ?


RENE MEDEROS, « Les derniers combattants », 1983.

 

Beau livre, livre intelligent, Cuba gráfica permet de découvrir quelques artistes qui avaient été présentés en France dans les années 1960 et 1970, puis oubliés (on pense à Raul Martinez) ou qui n’ont jamais franchis l’Atlantique (l’incroyable René Mederos dont les créations poussent loin, très loin la palette). Enfin, Cuba gráfica constitue une contribution significative au travail de réhabilitation de l’art engagé.

En effet, depuis les années 1980, la doxa libérale s’est imposée unilatéralement aux milieux artistiques européens. Elle se traduit concrètement par la reconnaissance unique des artistes célébrés par le marché spéculatif (c’est-à-dire qui représentent moins de 1 % de la création), par celle de l’individualisme comme qualité centrale du processus créatif de l’artiste, (son « originalité »), et par un élitisme revendiqué accompagné d’un rejet radical de l’engagement politique de l’artiste.

Cette légende d’une création incompatible avec l’engagement – singulièrement celui de gauche ou d’extrême-gauche – s’est quasiment imposée à tous. Et de convoquer le réalisme soviétique – en général – pour valider cette thèse. Evidemment, l’affirmation est affligeante pour qui connait l’explosion artistique qui accompagne la révolution russe, ou Guernica ou Massacre en Corée de Pablo Picasso, les peintures de Francisco de Goya sur la résistance espagnole à l’invasion française, l’affiche Aidez l’Espagne de Joan Miró pendant la guerre civile, l’œuvre de Diego Rivera, de John Heartfield, etc. La liste est très longue.


JOAN MIRÓ, « Aidez l’Espagne », 1937.

 

Mais ce révisionnisme à l’œuvre ne s’encombre pas de la réalité. Tout au plus le marché tolère-t-il des artistes qui utilisent le sujet politique pour le tordre, le corrompre – comme le très en vogue Wang Guangyi qui détourne les affiches de la révolution culturelle chinoise pour la réduire à de la communication mercantile – ou pour faire un pas de côté, mettre à distance (comme Thomas Hirschhorn qui utilise la contestation politique comme matière première au même titre que n’importe quelle autre matière première – sexe, musique, paysages –). Ici, le message est de montrer qu’on n’est pas dupe, qu’on est à bonne distance. Et la Foire internationale d’art contemporain (FIAC), ce salon parisien à succès, permet à des galeristes hors de prix de vendre à de riches collectionneurs des images de révoltes sociales. Dernier outrage au vaincu (ou considéré comme tel)… Comme les états-uniens s’amusèrent à se déguiser en indien à la fin du XIXe siècle. Afficher avec plaisir la dépouille de l’ennemi qu’on sait - ou pense- avoir terrassé.


WANG GUANGYI, « Great Criticism (Pepsi) », 2002.

 

La livraison de Régis Léger montre, au contraire de cette légende, que la création artistique peut être engagée, que la création artistique militante peut être belle. Qu’on peut lui rendre hommage sans petit sourire en coin. Ce qui est un acte politique remarquable.




[1 Cuba gráfica, Histoire de l’affiche cubaine, sous la direction de Régis Léger, L’Echappée, coll. « Action graphique », Montreuil, 2013, 256 pages, 34 euros. Découvrir le site de Régis Léger : http://duguduss.blogspot.fr



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