Séisme, ébranlement, raz-de-marée, coup de tonnerre, tsunami, décomposition de la vie politique nationale : les métaphores naturelles se multiplient pour décrire les résultats des élections européennes du 25 mai 2014.
Ces résultats peuvent être résumés par quelques tendances à l’échelle européenne : maintien de l’abstention à un niveau élevé (57% contre… 57% en 2009) ; poussée importante des forces contestant la construction européenne ; émergence possible d’un groupe ancré dans la droite nationaliste dure autour du Front national au Parlement européen (PE) ; succès de la gauche radicale dans certains pays du Sud, comme la Grèce, le Portugal et l’Espagne. La crise de l’Union européenne s’est invitée dans les urnes, conformément aux pronostics des sondages.
A y regarder de plus près, l’interprétation des résultats et, plus encore, de leurs conséquences, ne va pourtant pas du tout de soi, tant s’en faut. La dispersion importante des votes devrait aussi se traduire par une dispersion correspondante des élus entre les différents groupes, déjà nombreux au PE [1], voire à l’intérieur de ces groupes et, bien sûr, parmi ceux des élus qui ne parviendront pas à en constituer un (les non-inscrits).
La désignation du président de la Commission européenne n’étant pas mécaniquement une conséquence du vote, et en l’absence d’un camp nettement majoritaire - le premier groupe, celui de la droite libérale du Parti populaire européen (PPE), devrait regrouper seulement 212 parlementaires sur 751 - les tractations vont aller bon train dans les jours et semaines qui viennent sur ce sujet. Plus largement, il sera question de la future « gouvernance » du Parlement et des institutions de l’UE, dans un nouveau contexte.
Au risque de surprendre, et alors que les superlatifs enflamment les commentaires du jour, on peut se demander dans quelle mesure les élections du 25 mai 2014 marquent un réel changement. Ou bien, au contraire, si elles ne vont pas avoir pour effet d’accentuer le principal trait du jeu parlementaire actuel et des institutions de l’UE : l’alliance fonctionnelle entre la droite libérale (PPE) et la social-démocratie (PSE) réunie avec les élus du Parti démocrate italien dans le groupe S&D. Ces deux groupes continuent de représenter une majorité à eux seuls. Cette majorité est encore plus nette si l’on y ajoute les Libéraux et les Verts, fervents fédéralistes. Cela dans un contexte de marginalisation structurelle du Parlement par rapport aux autres institutions de l’UE, liée aux contradictions entre logiques nationales et logiques européennes.
Le plus raisonnable, à ce stade, est d’analyser les évolutions par grande famille politique afin de mieux comprendre la dynamique européenne et nationale qui les caractérise, et ses conséquences pour l’espace politique européen.
L’abstention populaire
Le maintien de l’abstention à des niveaux très élevés était sans doute le résultat le plus prévisible, et il constitue sans conteste la donnée la plus stable du paysage électoral européen.
On retrouve ici les différences entre les nouveaux Etats membres, où la participation électorale reste faible, voire extrêmement faible (autour de 13% en Slovaquie, 18% en République tchèque), et les pays où elle est obligatoire (Belgique, Luxembourg) ou traditionnellement plus élevée.
Dans la mesure où les pays d’Europe centrale et orientale admis dans l’UE en 2004 et 2007 sont aussi ceux où les catégories populaires sont les plus fortement représentées, l’abstention massive y est le produit d’une lourde tendance politique « post-soviétique » au désengagement civique. S’y ajoute l’effet des différences de structures et de l’inégale mobilisation électorale des groupes sociaux, importante lors de ce type d’élection [2].
PPE : une hégémonie fragilisée
Devançant nettement en 2009 le groupe socialiste avec 274 eurodéputés, la droite néolibérale et pro-européenne regroupée dans le PPE connaît un assez net effritement de ses positions. Ce recul est lié à des contre-performances dans plusieurs pays : en Italie, où les balbutiements du post-berlusconisme et son soutien passif au gouvernement Renzi ne lui ont pas encore permis de rebondir ; en Allemagne, où elle perd 2 points et 6 députés ; en France, où le tassement est encore plus net, avec un score de 20, 79%, contre 28% (mais c’était alors avec le Nouveau Centre désormais allié au Modem).
Il reste que les bastions de la droite libérale sont toujours solides en Europe, comme le montrent les victoires qu’elle remporte dans de nombreux pays : Autriche, Bulgarie, Chypre, Finlande, Hongrie, Lettonie, Pologne…
Cependant, le PPE, qui dirigeait jusque-là les institutions de l’UE et a promu les politiques d’austérité, est de plus en plus directement confronté à leurs conséquences sociales et politiques multiformes. En France, sa composante, l’UMP, est soumise à de fortes tensions internes, à la fois idéologiques et organisationnelles.
PSE : une érosion contrastée
Dans certains pays, les partis socialistes ou sociaux-démocrates subissent de fort revers : c’est surtout le cas en Grèce où le Pasok, qui avait obtenu 36,65% des suffrages en 2009, n’en recueille plus que 8,1 %% sous les couleurs de L’Olivier (Elia) ; c’est aussi le cas en France pour le Parti socialiste, même si le score obtenu en 2009 était déjà très faible (on passe de plus de 16% à 14%), mais aussi aux Pays-Bas, en Irlande... Dans d’autres pays, leurs résultats sont décevants par rapport aux sondages préélectoraux, comme en Slovaquie.
A l’opposé, le SPD remonte nettement en Allemagne, avec un score de 27,40%, et le courant social-démocrate réalise des scores élevés, plus attendus, dans certains pays, comme le Portugal et la Roumanie. Les travaillistes anglais et les socialistes espagnols bénéficient cependant du rejet des politiques d’austérité menées par des gouvernements de droite. Le centre gauche italien fait un très bon score (plus de 41%) qui confirme la popularité du gouvernement Renzi, sans doute le gouvernement le plus critique des politiques d’austérité budgétaire de l’UE.
Cela devrait se traduire par une légère érosion du groupe social-démocrate au Parlement européen.
Un courant libéral et centriste en perte de vitesse
Marqué par son adhésion au fédéralisme, le courant libéral et centriste européen est en relative perte de vitesse : de ses 85 députés, il n’en reste que 70 dans le prochain Parlement. L’effondrement du Parti libéral allemand (le FDP), le fort recul des Libéraux-Démocrates au Royaume-Uni et des Libéraux danois vont fortement contribuer à cette évolution.
C’est par les marges et non par le centre que la domination des deux grandes forces (PPE et PSE) est aujourd’hui remise en cause. Le courant libéral centriste, qui incarne le projet européen dans sa forme la plus « idéaliste », subit directement ce phénomène.
Stabilité des Verts
Après leurs excellents scores aux élections 2009, notamment en France et en Allemagne, il était difficile pour les partis Verts, principalement représentés dans les pays du Nord et de l’Ouest les plus riches (Allemagne, France, Royaume-Uni, pays d’Europe du Nord), de renouveler leurs résultats dans un contexte où leur participation gouvernementale dans certains pays (jusqu’à très récemment en France) les exposait aux déceptions de l’électorat. En France, le score de 9% est loin des 16% obtenus cinq ans auparavant.
L’évolution des Verts est comparable à celle qui affecte les courants fédéralistes, souvent en difficulté après des coalitions avec l’un des partis dominants. Le groupe Vert va connaître une stabilité relative, avec 55 députés, soit sensiblement le même nombre qu’auparavant (58), notamment grâce à de bons scores en Belgique et en Autriche…
Enracinement d’un euroscepticisme conservateur
La droite britannique, beaucoup plus critique sur l’UE que ses homologues française et allemande, avait constitué autour d’elle un groupe parlementaire propre, dénommé Conservateurs et réformistes européens (ECR), lors des dernières élections européennes, en s’alliant notamment avec des partis polonais et tchèques très conservateurs. L’un des enjeux, pour ce groupe, était de se maintenir à l’issue des élections de 2014, compte tenu de la montée en puissance de forces encore plus conservatrices et critiques de l’UE, comme l’UKIP au Royaume-Uni. Les Conservateurs britanniques, au pouvoir, chutent de 27 à 24 %, entraînant une baisse de 57 à 44 du nombre de parlementaires de l’ECR. Pour sa part, l’UKIP effectue une percée remarquable : arrivé en tête avec 27,50 % des suffrages, il va pouvoir peser fortement sur le champ politique national, mais aussi sur le débat européen dans un contexte où l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE est désormais remise en cause.
Le groupe Europe Libertés Démocratie (EFD), clairement eurosceptique, et au sein duquel émerge, à côté de UKIP, le Parti populaire danois (DF), victorieux avec 26,60% des votes, pourrait être renforcé par l’apparition de nouveaux partis constitués autour d’un rejet tout aussi marqué de la construction européenne. C’est le cas d’Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne, qui obtient plus de 6%.
En Italie, le Mouvement 5 Etoiles, difficile à classer et courtisé par des forces très diverses (y compris les Verts), a confirmé son poids électoral important, à 25,50 %%, même s’il ne réalise pas de véritable percée par rapport aux élections législatives.
C’est la montée des forces situées encore plus à droite dans le spectre politique traditionnel (même si elles adoptent souvent un discours radicalement anti-austérité, comme en France) qui limite la progression de ce premier courant eurosceptique moins directement issu de l’extrême-droite historique.
La droite dure en voie de structuration
Dans l’incapacité, en 2009, de constituer un groupe parlementaire, les forces de la droite radicale (autour du Front national français, du Vlaams Belang belge, du FPO autrichien, du Parti de la liberté néerlandais) sont l’un des grands vainqueurs de cette élection. En France, le score du FN (25%) loin devant l’UMP (20,79%) et très loin devant le PS (14%), constitue un événement politique majeur, aux répercussions potentielles à l’échelle de toute l’Europe.
La difficulté, pour le FN, sera cependant de constituer un groupe parlementaire suffisamment homogène, ce qui suppose la présence de représentants issus de 7 pays. Il pourra compter sur le FPO en forte progression en Autriche, mais certains de ses alliés sont fragilisés, comme le Vlaams Belang ou le Parti de la liberté aux Pays-Bas.
La radicalisation de la droite s’exprime jusqu’à des succès de partis encore plus radicaux idéologiquement. En Grèce, le parti nazi Aube dorée confirme son implantation importante, autour de 10%. L’entrée d’un député du NPD, parti nazi allemand, au Parlement européen (avec un score de 1%), constitue quant à elle un événement hautement symbolique. Elle va sans doute contribuer à réveiller en Allemagne les souvenirs des années 1930.
En tout, les eurosceptiques de droite devraient regrouper autour de 140 députés, ce qui ne pourra que peser sur les débats et les orientations du Parlement.
Une gauche radicale globalement en ascension
Dans certains pays, la gauche radicale passe devant la social-démocratie : c’est le cas avec le Sinn Fein en Irlande (17%, en progrès de 6 points), avec le Parti socialiste (marxiste) aux Pays-Bas (10%, en progrès de 3 points). La progression la plus évidente est, bien sûr, celle de Syriza qui arrive en tête en Grèce, avec un score de plus de 26, 50%.
En revanche, les résultats sont stables, et relativement décevants, dans les grands pays, comme l’Allemagne et la France, autour de 7% dans le premier cas et 6, 34% dans le second. La gauche radicale n’était présente que dans 18 pays sur 28, et n’aura d’élus que dans un nombre limité d’entre eux. Son groupe devrait toutefois connaître une assez forte progression, passant de 35 à 43 députés.
Séisme ou continuité ?
Il semble que le « tremblement de terre » doive surtout avoir des conséquences dans les espaces politiques et médiatiques nationaux, notamment dans les trois cas extrêmes que sont le Royaume-Uni, la Grèce et la France, faute de pouvoir réellement modifier très profondément le fonctionnement interne de l’UE à travers le renouvellement du Parlement européen.
Loin de faire émerger des alternatives et projets de sortie de crise, même s’il révèle un espace politique européen fragmenté et clivé, donc en un sens véritablement pluraliste, ce vote contribue à renforcer un peu plus encore la dynamique de blocage et de désespérance dans laquelle l’Europe s’enfonce chaque jour un peu plus.
Les conséquences politiques de la crise continuent en tout cas à être difficiles à prévoir : les effets de l’austérité généralisée, véritable bombe à fragmentation, prennent autant de formes qu’il existe de contextes nationaux. Elles contribuent au sentiment de plus en plus répandu d’une construction politique embarquée dans une situation troublée, sans véritable perspective. Les conséquences du vote grec seront tout particulièrement à suivre de ce point de vue.
Les marchés financiers devraient finalement se satisfaire d’un risque politique largement « sous contrôle », avec la perspective d’un Parlement où le bloc central, certes affaibli, continuera de maîtriser le cœur du jeu politico-institutionnel européen, tout en subissant la pression de forces jusque-là périphériques, mais désormais de plus en plus implantées et menaçantes.