Pour la première fois en dix ans, le président bolivien Evo Morales a perdu une bataille électorale le 21 février 2016. Invités à modifier l’article 168 de la Constitution pour lui permettre de se représenter lors du scrutin présidentiel de 2019 et, en cas de victoire, effectuer un nouveau mandat de cinq ans, 51,3 % des 6,5 millions d’électeurs ont répondu « non » (avec une participation de 84,47 %). La défaite a de quoi surprendre, Evo Morales ayant été brillamment réélu le 12 octobre 2014, au premier tour, avec 61 % des suffrages, tandis que son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), s’adjugeait les deux tiers des sièges au Parlement avec 61, 36 % des voix [1]. Et ce, pour de bonnes raisons.
Grâce à la nationalisation des hydrocarbures, à la récupération de plus de vingt entreprises publiques privatisées sous les gouvernements néolibéraux et à une redistribution des ressources ainsi obtenues par l’Etat, plus d’un million de personnes sont sorties de la pauvreté depuis 2006 [2] ; l’analphabétisme a été vaincu ; le salaire minimum a augmenté de près de 300 % ; des programmes d’aide ont été mis en place en direction des personnes âgées, des femmes enceintes, des enfants à scolariser, etc. Cette inclusion des secteurs indigènes (60 % de la population) jusque-là marginalisés a fourni une solide assise politique tant au chef de l’Etat qu’à son gouvernement.
Toutefois, s’il domine largement au niveau national, le MAS peine davantage à s’imposer à l’échelon régional. Coalition de mouvements sociaux, il pâtit souvent dans les institutions locales de ses querelles de factions et ne s’y distingue pas toujours par une bonne gestion. Par ailleurs, ces derniers temps, comme dans d’autres pays de gauche ou de centre-gauche de la région, on a « découvert » que, la nature humaine étant ce qu’elle est (y compris chez les mythiques « Indigènes » !), l’appartenance au camp progressiste ou révolutionnaire n’empêchait pas la dérive individuelle d’élus ou de fonctionnaires s’en réclamant.
C’est ainsi que, en février 2015, ont été révélées plusieurs affaires mettant en cause des personnalités proches du pouvoir, le principal dossier concernant le Fonds indigène (Fondioc), instance décentralisée au sein de laquelle ont été détournés plus de 10 millions de dollars (peut-être même davantage) destinés à financer 153 projets de développement dans les communautés autochtones du pays. Environ deux cents personnes seront mises en cause dont, ultérieurement incarcérées, Julia Ramos, ex-ministre de la justice et du développement rural ; les sénateurs du MAS Jorge Choque et Felipa Merino ; les dirigeants Melva Hurtado (Confédération des peuples indigènes de Bolivie - Cidob) et Félix Becerram (Conseil national des Ayllus et Markas du Qullasuyu - Conamaq) ; le leader paysan Remy Vera ; trois dirigeantes de la Fédération des femmes paysannes de Bolivie – tous historiquement liés (à l’exception de Becerram) au parti gouvernant. Episode particulièrement dérangeant, quand bien même le pouvoir, dès le début de l’affaire, n’a protégé – bien au contraire – aucun des présumés corrompus.
C’est dans ce contexte que, lors des élections municipales et régionales du 29 mars 2015, tout en demeurant le parti largement dominant, le MAS a perdu les quatre villes les plus importantes du pays, dont certains de ses bastions historiques tels La Paz et son immense banlieue indigène d’El Alto ou encore Cochabamba. A cette occasion, le vice-président Álvaro García Linera posera clairement la difficulté à laquelle est confrontée la gauche bolivienne : « L’Evisme [les partisans d’Evo Morales] est beaucoup plus fort que le Masisme [militants et sympathisants du MAS] [3] ». En d’autres termes, la population appuie très majoritairement Morales, mais pas nécessairement les candidats qui se présentent sous sa bannière. Un redoutable défi pour la perpétuation d’un projet politique qui, indépendamment de tel ou tel accident de parcours, a incontestablement donné, et particulièrement pour les plus pauvres, de spectaculaires résultats. D’où la décision prise, appuyée par la base sociale, d’organiser un référendum permettant au chef de l’Etat de se représenter.
L’opposition n’a pas envie de passer sa vie dans… l’opposition. S’il se représente en 2019, et sauf situation exceptionnelle, l’actuel chef de l’Etat a la quasi-certitude de l’emporter. Tout doit donc être mis en œuvre pour l’empêcher de participer au scrutin. En bonne logique, la droite se mobilise autour de ses dirigeants : le très fortuné entrepreneur du ciment et propriétaire des franchises de Burger King et de Subway, Samuel Doria Medina (Unité nationale, 24,23 % des voix lors de la dernière présidentielle) qui, en mai 2012, avait appelé à « renverser le gouvernement et à pendre Evo Morales, comme le président Gualberto Villarroel » en son temps [4] ; l’ancien - et fugace - chef de l’Etat néolibéral (7 août 2001- 6 août 2002) [5], Jorge Quiroga (Parti démocrate chrétien, 9, 04 %) qui réside habituellement aux Etats-Unis ; le social-démocrate Juan del Granado (Mouvement sans peur, 2,72 %) ; le gouverneur du riche département de Santa Cruz, Rubén Costas, acteur principal de la tentative de déstabilisation d’Evo Morales en septembre 2008. Pour quiconque sait compter ou analyser une situation politique, la conclusion s’impose : cette coalition ne dispose pas des forces suffisantes pour l’emporter. Dès lors, pour elle, pas question de faire dans la subtilité : une « guerre sale » médiatique déjà existante est soudain multipliée par cent.
A quelques encablures de la consultation, le journaliste Carlos Valverde, dans son émission Todo por Hoy diffusée depuis Santa Cruz par Activa TV, lance le « feuilleton du siècle » (ou au moins de l’année). Evo Morales, célibataire, a eu une liaison amoureuse avec une jeune femme, Gabriela Zapata, entre 2005 et 2007 – ce qui est vrai ; celle-ci occupant un poste de cadre de haut niveau depuis février 2015 au sein de China CAMC Engineering, une firme bénéficiaire d’importants contrats avec l’Etat, il y aurait donc eu « trafic d’influence » pour favoriser cette entreprise chinoise – ce qui ne repose sur aucune preuve et se révèle manifestement faux. Le premier contrat signé entre l’Etat bolivien et la firme – l’achat de matériel pour l’entreprise pétrolière nationale YPFB – remonte à 2011, donc bien avant février 2015 ; celui concernant l’édification de l’usine sucrière de San Buenaventura, à La Paz, date de 2012 ; et la transaction ayant pour objet la construction de la voie ferroviaire Bulo Bulo – Montero de 2013. Par ailleurs, le 23 février 2016, China CAMC Engineering a été sanctionnée par une amende de 22,8 millions de dollars pour non respect du contrat concernant la voie de chemin de fer susmentionnée [6].
Coïncidence intéressante : avant de se reconvertir au journalisme, Valverde, l’homme qui a déclenché le scandale, a été le chef des services de renseignement boliviens entre 1989 et 1993, sous la présidence du néolibéral Jaime Paz Zamora ; à l’heure actuelle, d’après le gouvernement, il entretiendrait des liens étroits avec l’ambassade des Etats-Unis. Pays qui, depuis des mois, effet du hasard sans doute, a re-sorti l’artillerie lourde contre la Bolivie. En septembre 2015, on apprend ainsi que la Drug Enforcement Administration (DEA) enquête « sur de hauts fonctionnaires, proches du président Evo Morales, accusés de narcotrafic [7] ». Parmi les suspects figurent également « deux personnes très proches du vice-président Álvaro García Linera : son père, Raúl García, et son ami [argentin] Faustino Giménez (…) ». Le mois précédent, le ministère des affaires étrangères bolivien a dû convoquer le chargé d’affaires américain Peter Brennan – il n’y a plus d’ambassadeur depuis l’expulsion de ce dernier en 2008 – afin qu’il s’explique sur la campagne menée depuis Washington contre le pays : alors que l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) affirme qu’il existe en Bolivie, en 2014, 20 400 hectares de cultures de coca, et que celles-ci ont diminué d’un tiers depuis 2010, Washington, en les estimant à 35 000 hectares [8], disqualifie les efforts de La Paz dans la lutte contre le narcotrafic.
Reprises en boucle par les médias conservateurs et – une première en Bolivie – par les réseaux sociaux, ces accusations, tout particulièrement celles qui concernent l’ « affaire Gabriela Zapata », en écornant pour la première fois l’image personnelle du président, vont avoir un effet dévastateur sur une partie des classes moyennes urbaines, ralliées en 2005, mais moins directement bénéficiaires du changement que la paysannerie indigène, cœur de l’électorat d’Evo. A l’exception de La Paz, d’Oruro et de Cochabamba, les grandes villes voteront « non ».
Par ailleurs, des dissidents du MAS, tels l’ex-ministre de l’éducation Félix Patzi ou l’ex-vice-ministre des Terres Alejandro Almaraz, issus de l’Université ou d’organisations non gouvernementales (ONG) et ayant seulement rejoint Evo Morales lorsqu’il s’avéra qu’il allait triompher, se tournent cette fois vers l’opposition. Ils y retrouvent les groupuscules « indigénistes » historiques, lesquels, au nom d’une vision ethniciste de la Bolivie, n’ont jamais accepté l’alliance multiculturelle, nationale et populaire « de la cravate et du poncho » [9], ainsi qu’une petite ou moyenne bourgeoisie émergente d’« Indigènes lettrés » ayant oublié d’où elle vient.
Toutefois, noteront nombre d’ « observateurs » toujours ravis de trouver une opposition « de gauche » à la gauche qu’ils exècrent, les « écologistes » et certains dirigeants indigènes, au nom de l’ « anti-extractivisme » et de la protection de la nature, se sont également prononcés contre le chef de l’Etat. En juillet 2015, provoquant une (relative) levée de boucliers, celui-ci n’a-t-il pas annoncé l’exploitation du gaz et du pétrole dans 7 des 22 « zones protégées » du pays, sur un territoire ne dépassant pas 0,04 % de leur surface ? Peu courant à l’époque du néolibéralisme sauvage, curieusement apparu depuis que des gouvernements progressistes mettent les rentrées financières issues de cette extraction au service de la réduction de la pauvreté, le terme « extractivisme » est utilisé, essentiellement dans les milieux universitaires ou écologistes, pour désigner et surtout dénoncer l’exploitation des ressources minières, gazières et pétrolières. Or, si nul ne peut nier l’importance, la pertinence et la nécessité de la réflexion à l’heure du réchauffement de la planète et de son épuisement, force est de constater que ce thème, trop souvent traité sous l’angle du « tout ou rien », du « on arrête tout du jour au lendemain », fait l’objet d’un engouement béat, voire d’une évidente instrumentalisation.
L’une des crises les plus importantes à laquelle a été confronté le gouvernement d’Evo Morales a eu lieu en 2011, lorsque fut envisagée la construction d’une route de 306 kilomètres qui, pour unir Villa Tunari (au sud) et San Ignacio de Mojos (au nord) traverserait le Parc national Isiboro Sécure, dans le Chapare. Créé en 1965, faute de trouver une solution aux revendications territoriales des départements de Beni et de Cochabamba sur cette zone du Chapare, ce curieux territoire « vierge » amazonien de 1 500 000 hectares abrite depuis les années 1980 plusieurs milliers de familles de paysans indigènes chassées des mines d’étain andines lors de leur privatisation. A la même époque, éleveurs et forestiers s’étaient déjà approprié des dizaines de milliers d’hectares, et des compagnies pétrolières prospectaient ouvertement [10].
Au nom de la défense de la Pacha Mama (la Terre Mère) – introduite dans la Constitution sous l’impulsion du chef de l’Etat, lui-même indigène aymara – et sous la direction de Fernando Vargas, dirigeant du territoire indigène Parc national Isiboro Sécure (TIPNIS), qu’appuient alors le Conamaq, de nombreuses ONG locales et étrangères et… le conseiller aux affaires indigènes de l’ambassade américaine Eliseo Abelo, plusieurs marches vers La Paz de milliers d’Indigènes, pas toujours pacifiques et parfois réprimées, ont agité les années 2011 et 2012. Très largement médiatisés, les événements furent peu ou prou résumés, en particulier chez les Verts européens, par la formule : « les Indiens » défendent leur territoire ancestral contre Evo Morales. Curieusement, les manifestations tout aussi importantes des autochtones regroupés au sein du Conseil indigène du sud (Conisur) se prononçant en faveur de cet axe routier afin de faciliter l’arrivée des services de santé et d’éducation dans les communautés furent totalement occultées. Depuis, pour calmer les esprits, le projet a été gelé. Mais, lors de l’élection présidentielle de 2014, en représentation du Parti Vert bolivien (PVB), Fernando Vargas, le leader « indigène » du TIPNIS, s’est présenté contre Evo Morales : il n’a recueilli que 2,69 % des voix (et aucun député).
Ce même Vargas a présenté la facture au MAS en appelant à voter « non » le 21 février dernier. Dans cette opposition frontale à une possible réélection, il a, entre autres, rejoint les dirigeants du Comité civique Potosinien (Comcipo) qui, en juillet et août 2014, dans le cadre de manifestations extrêmement violentes, ont paralysé la région andine et minière de Potosí pendant un mois. Sur fond de discours « fédéraliste » – similaire à celui des secteurs d’extrême-droite des départements de Beni, Pando, Santa Cruz et Tarija qui, en 2008, sur ce thème, ont mis le pays à feu et à sang –, le mouvement présentait certes des demandes légitimes, telle la construction d’une centrale hydroélectrique ou de trois hôpitaux, mais aussi de… routes, d’une usine de ciment à la rentabilité douteuse et, surtout, d’un aéroport international (une sorte de Notre-Dame des Landes bolivien) ! Au diable les problèmes de cohérence : les « écologistes » et autres représentants de l’ultra-gauche n’hésiteront pas non plus à s’allier aux mineurs, travailleurs du pétrole et catégories les plus diverses qui, profitant de la campagne du référendum, ont multiplié les manifestations à La Paz pour faire avancer des revendications ayant bien peu à voir, sinon totalement contraires à la défense de l’environnement.
La réalité sociale n’étant pas forcément le fruit de comportements individuels rationnels, seule cette alliance improbable de l’oligarchie traditionnelle, de l’extrême-droite raciste et autonomiste, de la nouvelle bourgeoisie autochtone, de l’indigénisme radical, des écologistes et des groupuscules d’extrême-gauche, trotskistes ou autres, sans programme réaliste ni projet concret, a permis la faible différence entre les 48,7 % du « oui » et les 51,3 % du « non ». Les habituels ratiocineurs sur les dangers de l’« homme providentiel » – rarement des défavorisés – s’en réjouiront. Sans sombrer dans le catastrophisme, ceux qui savent qu’une politique s’élabore autrement que dans un rapport aux dogmes, s’en inquiéteront éventuellement. Certes, en 2019, ce cartel, divisé, n’aura pas le même impact, dans le cadre d’un scrutin non binaire, par nature différent. De très loin le MAS demeure le parti dominant. Mais il lui faut désormais trouver le candidat capable de le conduire à la victoire pour perpétuer la politique engagée, même si, par définition, celui-ci n’aura pas le même effet d’entraînement que le fédérateur « Evo ».
Illustration : Arturo Espinosa