La situation continue de se dégrader en Ukraine, et désormais c’est sa dimension économique et politique qui interpelle les acteurs. Il faut rappeler qu’actuellement environ 60% des recettes fiscales ne rentrent pas dans les caisses de l’État, soit qu’elles ne sont pas perçues soit qu’elles sont retenues par les autorités locales. Quant au déficit budgétaire, sur la base des deux premiers mois de l’année 2014, il atteint les 10% du PIB, alors qu’il n’avait été que de 4,3% l’an dernier.
Il est clair que la dégradation de la situation économique aura des conséquences politiques. Les régions de l’Est du pays où, d’ores et déjà, les sentiments pro-russes sont forts, pourraient basculer complètement dans les semaines ou les mois qui viennent. Cette perspective est inquiétante en raison de ses conséquences potentielles sur la politique européenne. Si ce basculement avait lieu, et si la Russie acceptait les régions d’Ukraine en sécession avec Kiev, il ne fait aucun doute que les pays européens réagiraient par l’équivalent d’une nouvelle guerre froide contre Moscou, même si (et peut être surtout si) leurs responsabilités avaient été importantes dans une telle évolution de l’Ukraine.
Des sanctions ou des discussions ?
Les pays de l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis se sont retrouvés au Sommet sur la sécurité nucléaire qui s’est tenu à La Haye, et ils ont discuté du principe de nouvelles sanctions. Mais quelles peuvent être leur fonction et leur efficacité ? Les pays de l’OTAN prétendent « punir » la Russie pour son action en Crimée. D’une part, il eût mieux valu ne pas créer les conditions qui ont rendu possible - et du point de vue de la Russie nécessaire - cette action. D’autre part, à moins que l’on ne veuille s’engager dans une logique de confrontation à grande échelle, la raison conseille d’éviter de prendre des mesures dont on sait d’avance qu’elles ne changeront pas la décision que l’on conteste.
Quant à l’efficacité de ces sanctions, elle est à l’évidence des plus limitées. Il faut ici se souvenir que l’argent d’un pays qui commerce largement avec ses voisins et qui importe une large part de sa consommation représente aussi du travail et de l’emploi pour les voisins en question. C’est la raison évidente pour laquelle les sanctions seront bien évidemment limitées. Avec une Europe en crise, les importations russes sont trop importantes pour ses industries et ses économies pour que l’on prenne des mesures susceptibles de provoquer leur baisse.
Mais d’autres facteurs doivent aussi être présents à l’esprit. De manière certes discrète, mais tout à fait indispensable, la Russie coopère avec la France pour les opérations militaires que cette dernière mène au Mali et en Centrafrique. Une partie de la logistique des forces françaises dépend des avions-cargos russes. Est-il concevable que l’on remette en question cette coopération qui, dans les semaines qui viennent, pourrait s’étendre à d’autres domaines, compte tenu de la présence russe en Afrique ? De même, on a tendance à oublier que l’Europe et les Etats-Unis ne sont plus les seuls fournisseurs de biens de haute technologie dans le monde. Nous ne vivons plus dans les années 1960 ! Aujourd’hui, pour mener à bien la modernisation de son économie, la Russie peut s’appuyer sur le potentiel du Japon, de la Corée, de Taïwan et, bien entendu, de la Chine. Autrement dit, voulons-nous pousser la Russie à amplifier et systématiser le tournant qu’elle commence à prendre vers l’Asie orientale ? Dans la Stratégie énergétique publiée par le gouvernement russe il y a de cela déjà plusieurs années, le projet d’un fort accroissement des exportations d’énergie vers l’Extrême-Orient était clairement énoncé. Souhaite-t-on que la Russie aille au-delà des objectifs qu’elle s’est assignés et qu’elle s’intègre complètement à l’économie de cette région du monde ?
Il y a quelque chose de profondément incohérent dans le discours sur les sanctions tenu par les pays européens. On peut comprendre la logique de tels propos quand ils viennent des Etats-Unis. Mais, pour la France, l’Allemagne, l’Italie ou le Royaume-Uni, ils sont suicidaires. Ils le sont d’autant plus que si l’on met les choses au pire, et si l’Ukraine part en morceaux dans les mois qui viennent, c’est la partie la plus riche que la Russie récupèrera. Il convient de le savoir.
Le déficit commercial annuel de l’Ukraine - qu’il nous faudra combler - ne sera plus de 13,6 milliards de dollars, mais de plus de 22 milliards. Nous aurons hérité d’un pays dont les problèmes, tant économiques que politiques, seront difficilement surmontables, et qui viendra drainer une partie des ressources financières de l’UE. C’est pourquoi l’urgence de l’heure – et il y a bien urgence – est de s’entendre avec la Russie pour assurer le bon fonctionnement de l’économie ukrainienne.
Un pays divisé
On l’a dit, l’Ukraine est aujourd’hui à la croisée des chemins. Elle peut retrouver une stabilité économique et politique, mais si la situation continue à s’y détériorer, il y a gros à parier que les divergences économiques deviendront politiquement insurmontables. Le pays est en réalité composé de trois parties : une partie occidentale, largement agricole ; une partie centrale, à laquelle était rattachée la Crimée et la ville de Sébastopol ; et une partie orientale qui constitue le cœur de l’Ukraine « utile ».
Répartition des régions
Région | Zone |
Région |
Zone |
Région |
Zone |
Donetsk | EST | Kyiv-Ville | CENTRE | Lviv | OUEST |
Dnipropetrovsk | EST | Mykolayiv | CENTRE | Cherkasy | OUEST |
Zaporizhzhya | EST | Kyiv | CENTRE | Vinnytsya | OUEST |
Luhansk | EST | Odesa | CENTRE | Volyn | OUEST |
Poltava | EST | Sumy | CENTRE | Zhytomyr | OUEST |
Kharkiv | EST | Kirovohrad | CENTRE | Zakarpattya | OUEST |
Chernihiv | CENTRE | Rivne | OUEST | ||
Kherson | CENTRE | Khmelnytskiy | OUEST | ||
Ivano-Frankivsk | OUEST | ||||
Ternopil | OUEST | ||||
Chernivtsi | OUEST |
Les zones de l’Est et de l’Ouest sont des zones de production, mais celle de l’Est correspond à l’essentiel de la production industrielle : avec ses 6 régions, elle réalise plus de 40% du PIB de l’Ukraine, mais aussi près de 60% de ses exportations. La zone Centre est une zone de consommation, avec le poids de Kiev, la capitale, qui reçoit une large part des recettes fiscales du pays, elles-mêmes en partie issues de la zone Est. Si la zone Ouest comprend les régions agricoles du pays, la zone Est regroupe ses industries les plus développées. Le décalage en termes de production, mais aussi de salaire moyen et d’exportations, s’explique par le fait que les activités industrielles ont une valeur ajoutée plus importante que celles de l’agriculture et du commerce. Seuls les services de commandement, largement regroupés dans la ville de Kiev, ont une composition en valeur ajoutée plus importante.
Graphique 1
L’industrie ukrainienne est largement liée à la Russie, tant pour l’énergie consommée que pour les matières premières. Pour autant, les exportations de la zone Est sont supérieures à ses importations. Sa balance commerciale est excédentaire, alors que celle de la zone centrale du pays est très largement déficitaire. Cela signifie que si le déficit extérieur de l’ensemble de l’Ukraine est de 13,6 milliards de dollars (en 2013), il se monte à 22,6 milliards de dollars (en 2013) si on ne retient que les zones Ouest et Centre. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est impératif de maintenir l’unité de l’Ukraine.
De même, si le déficit budgétaire de l’Ukraine est élevé (4,3% du PIB en 2013), il passe à 13 % du PIB si l’on prend seulement en compte les zones Ouest et Centre. Une valeur qui devient insupportable. La réduction des dépenses publiques - que le FMI est déjà en train d’imposer au gouvernement provisoire - va aggraver considérablement la situation de toute la population, mais surtout celle des segments les plus pauvres. Si l’on veut ramener le déficit à 3% du PIB, cela implique d’imposer à la population des zones Ouest et Centre un ajustement de 10% du PIB de l’Ukraine unie, et de 16,6% de l’Ukraine ramenée aux zones Ouest et Centre.
Graphique 2
Les conséquences politiques du choc économique se devinent aisément. Dans un premier temps, les sentiments pro-russes vont se développer rapidement dans la zone Est, ce qui va créer un terreau propice aux politiques séparatistes et « rattachistes » à la Russie. Dans un second temps, les problèmes sociaux et le basculement dans une misère effroyable - sur le modèle grec - pour les zones Ouest et Centre vont entraîner une montée des partis extrémistes, mais aussi des partis que l’on qualifie de pro-russes. La situation risque rapidement de devenir incontrôlable. Non seulement une partie de l’Ukraine se rattacherait à la Russie, mais des conflits interethniques et une guerre civile seraient alors probables dans les territoires de ce qui composerait alors l’« Ukraine maintenue ».
Faire prévaloir la raison
On comprend pourquoi, depuis le début de cette crise, on n’a pas cessé ici d’appeler à l’unité de l’Ukraine [1], mais aussi, et surtout, à la création des conditions politiques et économiques qui la rendraient possible [2]. On veut ici réaffirmer quelques choses simples, évidentes, mais qui restent ignorées.
- Il n’y aura pas de solution à cette crise sans la Russie. Ce sont les pays de l’UE qui l’ont provoquée par leur attitude irresponsable en 2013, en laissant croire à certains dirigeants ukrainiens qu’une intégration à l’Union était possible. Il y va donc de leur responsabilité historique de trouver une solution.
- Cette solution doit être trouvée rapidement, car plus le temps passe et plus la situation économique se dégrade en Ukraine. On n’est probablement plus très loin du point où les événements conduisant à l’éclatement du pays deviendraient irréversibles.
- Compte tenu de ce qui précède, c’est à l’UE de faire le premier pas vers la Russie et de lui proposer les bases d’une stabilisation économique garantissant ses intérêts politiques et économiques, le tout assorti d’une suspension des fameuses sanctions.
Il est temps que les dirigeants européens changent d’attitude. Mais le temps presse…