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Et maintenant…

vendredi 2 mai 2008   |   Emir Sader
Lecture .

La source des plus grands drames historiques contemporains est dans le décalage entre l´apparition d´un monde unipolaire – capitaliste, impérialiste, de la mondialisation néolibérale – et la défaite de la construction d´un monde anticapitaliste – qui se caractériserait par le rôle de la politique au poste de commande, la régulation par l´État, des solutions collectives, la présence du monde du travail, la culture du socialisme, etc. C´est-à-dire, au moment où le capitalisme révèle ses limites, plus encore qu’avant, avec la financiarisation de l´économie, la concentration de la rente, l´exclusion sociale et politique, la destruction écologique, etc. Parallèlement, les conditions du dépassement du capitalisme ont connu un très grand retard.

Dans ce cadre, comment peut-on lutter pour un autre monde possible ? Développer les acquis de la lutte anti-néolibérale passe par une réarticulation du social et du politique. Les mouvements sociaux ont joué un rôle fondamental dans la résistance au néolibéralisme. Mais quand on passe à la lutte pour une nouvelle hégémonie, il faut réarticuler les forces sociales et politiques. Sinon on restera toujours sur la défensive, c´est la voie de la défaite.

Deux exemples : en Équateur, les mouvements sociaux ont longtemps délégué la représentation politique et se sont sentis trahis. En Bolivie, les mouvements sociaux ont fondé leur propre parti politique et ont conquis le pouvoir. L´Équateur, d´une certaine manière, a repris cette voie, avec une forme spécifique.

D´autres exemples : les zapatistes, la dénonciation de la fraude au Mexique. Dans le même pays, il y a eu Oaxaca. En Argentine, les piqueteros ont échoué pour être restés au niveau social. La nouvelle voie des transformations révolutionnaires ne passe pas par le réformisme traditionnel – il est épuisé – ni par la lutte insurrectionnelle – impossible à cause du rapport des forces au niveau militaire. Elle suppose la combinaison entre des soulèvements populaires – comme ceux développés en Équateur, en Bolivie, mais aussi au Venezuela. Elle débouche sur des solutions politiques – électorales – mais qui ne s´arrête pas là. Elle avance vers la refondation des États, à travers des Assemblées constituantes – qui vont y compris dans le sens des États multiethniques, multiculturels, multinationaux, comme celui de Bolivie, qui va produire la Constitution plus avancée au monde. C´est une sorte de troisième stratégie de la gauche latino-américaine.

C´est par cette voie qu’un autre monde possible est en train de se construire. Si on fait un bilan des acquis de ces dernières années, on verra qu´ils passent toujours par la sphère politique, par les gouvernements, par les États. La constitution du Groupe des 20 (G20) – à partir de la réunion de l´OMC à Cancún, au Mexique – a été concrétisée par un certain nombre de gouvernements, comme résultat de mobilisations populaires, mais qui ne pouvaient pas déboucher sur une victoire politique, sans déboucher sur une action politique, sur la prise du pouvoir au niveau des gouvernements. Ce processus a donné des résultats :

La Banque du Sud ;

Les mesures de régulation du capital financier (Venezuela) ;

Les nouvelles politiques sociales (Venezuela, Bolivie, Brésil, Argentine). Le néolibéralisme est une immense machine d’expropriation des droits. Récupérer les droits passe obligatoirement par les États et par les gouvernements, qui sont seuls en mesure de rétablir des droits, établir des nouveaux droits et garantir leur application.

Les processus d´intégration régionale ; le rôle des États.

Les victoires électorales qui ont rendu possibles les gouvernements anti-néolibéraux, comme au Venezuela, en Bolivia, en Equateur, se sont développés par les luttes politiques au niveau national, à partir de l´organisation partidaire et la conquête des États.

La construction d´un autre monde possible n´existera pas, si elle ne débouche pas au niveau politique, si elle ne compte pas sur l´action des États et des gouvernements – des nouveaux États, des gouvernements anti-néolibéraux, mais aussi des gouvernements qui ne sont pas carrément anti-néolibéraux.

Le sujet de la création d´un autre monde possible, ce ne sont pas seulement les mouvements sociaux, qui se substitueraient aux forces du travail. Mais ce sont aussi les mouvements sociaux, à condition qu´ils s´inscrivent dans une nouvelle articulation avec le politique. La non-compréhension de cela conduit les mouvements sociaux à rester en dehors du champ du politique, là où est élaboré et conduit le processus de profondes transformations économiques, sociales, politiques et culturelles, en Bolivie, au Venezuela, en Équateur. Le mouvement social peut même se retrouver dans quelques cas dans le champ de l´opposition, en soutenant des positions corporatives. Il s’oppose ainsi à la construction des alternatives politiques, à celle des hégémonies alternatives. Je ne parle pas ici des ONG, dont le cas peut être beaucoup plus grave. Au nom de l´autonomie des mouvements sociaux, parfois érigée en question de principe, ils se situent en dehors du processus réellement existant de construction d´un autre monde possible. Si l´autonomie signifie le refus de la subordination des intérêts populaires, ça va. Mais s´il s´agit d´opposer le niveau social au niveau politique, on en reste à des positions corporatives, au nom de la « société civile ». Cela revient à abandonner la lutte politique aux forces traditionnelles, qui reproduisent le système dominant.

Cette autonomie peut être bonne pour résister au néolibéralisme, mais elle est un obstacle absolu si on veut construire un autre monde possible et pas seulement dire qu´il est possible. La meilleure façon de le dire et de le bâtir est d’admettre que ce n’est pas possible sans un nouveau modèle hégémonique, économique, social, politique et culturel, un nouveau type de pouvoir, une nouvelle société, un nouveau monde dans sa globalité.

Pour le Forum social mondial, reprendre la lutte politique d´une nouvelle manière c´est, avant tout, reprendre le sujet de la lutte contre la guerre comme question centrale. Et prendre en considération, sérieusement, le nouveau monde possible qui a commencé à se construire en Amérique Latine.

Le néolibéralisme essaie de disqualifier en faveur de l´expansion du marché toute forme sociale et de régulation de l´État, le rôle de la politique et de toutes formes de gouvernement. Donc la lutte pour une autre pratique politique possible fait partie de la lutte pour un autre monde possible. Le Venezuela, la Bolivie, l´Équateur montrent qu’elle est possible et indispensable pour la construction d’un nouveau type de société.





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