Ce n’est pas une surprise. Depuis plus de deux siècles, la contestation politique fait partie du codé génétique de la société française. La manifestation de rue et la grève sont, en France, non seulement des droits constitutionnels mais des modalités naturelles d’exercer la pleine citoyenneté. Chaque nouvelle génération considère que participer aux houles cycliques de colère sociale constitue un indispensable rite de passage pour accéder à la maturité démocratique.
Cette fois, c’est le président Nicolas Sarkozy qui a été le détonateur de l’explosion sociale. Discrédité, embourbé dans de fétides scandales, encouragé par le Fonds monétaire international (FMI) et les agences de notation, il est demeuré sourd aux clameurs du peuple et a voulu démolir l’un des principaux bijoux de l’Etat providence : le droit à la retraite à 60 ans.
Conquis après des décennies de luttes, ce progrès social représente, dans l’imaginaire collectif, un totem intouchable. Sarkozy s’était d’ailleurs engagé à le respecter et avait publiquement admis ne pas avoir de mandat pour le modifier [1]. Mais, voulant profiter du choc produit par la crise économique, il a voulu imposer une réforme qui retarde de deux l’âge légal de départ à la retraite et fait passer de 65 à 67 ans l’âge pour percevoir une pension à taux plein (c’est-à-dire sans décote dissuasive).
La France figure parmi les Etats qui exigent les conditions les plus drastiques en matière de retraite à taux plein. Les décotes y ont toujours été fort pénalisantes. Parce qu’il y a deux exigences pour bénéficier de la retraite à taux plein : une condition d’âge minimal (que la réforme Woerth fixe désormais à 62 ans) et une condition d’annuités (37,5 annuités jusqu’en 1993, 41 annuités actuellement, après la réforme Fillon d’août 2003) [2].
Certains soupçonnent Nicolas Sarkozy de vouloir, en réalité, en finir avec le système de retraite par répartition, fondé sur la solidarité entre les générations. Car la réforme va conduire à l’asphyxie financière de ces régimes et favoriser les systèmes par capitalisation. Ceux-ci représentent un marché colossal, estimé à quelque 100 milliards d’euros. La compagnie d’assurances qui en tirerait alors le plus grand profit serait le groupe Malakoff Médéric, dont le patron n’est autre que... Guillaume Sarkozy, frère aîné du président [3].
La réaction de l’ensemble des organisations syndicales a été unanime. En soi, c’est un événement. Sans refuser la totalité de la réforme, les syndicats ont réclamé, depuis le début, des modifications substantielles au projet de loi. Objectant que le coût de la réforme retombera essentiellement sur les salariés, fortement étrillés déjà par la crise. Ils avaient organisé plusieurs journées de mobilisation avant l’été. Mais le gouvernement a maintenu son attitude d’outrecuidance et de dédain, et a refusé de négocier.
Grave erreur. Avec la reprise du travail, après les vacances, des centaines d’entreprises et d’administrations ont organisé des assemblées générales. Et, en très grande majorité, les salariés ont réaffirmé leur décision de "ne pas reculer". Persuadés que s’ils cédaient sur un droit aussi sacré que celui de la retraite à 60 ans, ils seraient ensuite emportés par une avalanche de régressions en matière de Sécurité sociale, de santé, d’éducation et de services publics.
Ces assemblées révélèrent aussi que les directions syndicales étaient bien moins radicales que leurs bases exaspérées par les incessants reculs sociaux. Aux yeux de nombreux salariés, accepter la reforme de la retraite eût été le repli de trop. Et ils n’étaient absolument pas disposés à y consentir. C’eût été "la goutte d’eau qui met le feu aux poudres"... Immédiatement, des réseaux d’actions collectives se disséminèrent dans tout le pays. Des millions de citoyens indignés manifestèrent dans les rues. Une nouvelle forme de "grève populaire prolongée" bloqua le fonctionnement de secteurs vitaux de l’économie. Des villes entières - en particulier Marseille - se retrouvèrent quasi paralysées... Au fur et à mesure que se succédaient les journées d’action, de nouvelles catégories sociales venaient enfler une protestation de très grande ampleur qui adoptait des expressions inédites.
La plus novatrice d’entre elles fut sans doute le blocage des raffineries et des dépôts de carburant. Il démontrait clairement la grande dépendance à l’égard de la route et des carburants du modèle de production en "juste-à-temps" et du travail en "flux tendu", deux techniques logistiques que le néolibéralisme a généralisé depuis une vingtaine d’années.
Le trait le plus remarquable a été la participation massive des lycéens. Quelques sociologues avaient qualifié cette "génération Facebook" d’autiste et d’égocentrique. Mais sa formidable énergie contestataire a mis au jour sa profonde angoisse devant l’effondrement du futur. Ces jeunes savent que, pour la première fois depuis 1945, si rien ne change, leurs conditions de vie seront inférieures à celles de leurs parents et de leurs grands-parents. Parce que le modèle néolibéral a démoli l’ascenseur social.
La colère actuelle est l’expression d’une intense souffrance enfouie et d’une accumulation de chagrins refoulés : crises successives, dureté de la vie ordinaire, peurs du lendemain, chômage, précarité, pauvreté (il y a 8 millions de pauvres)... Ce n’est plus une affaire de retraites mais une bataille pour un autre modèle social. On ne peut donc pas s’étonner que le soutien des Français à ce mouvement de colère sociale, selon les enquêtes, se soit constamment situé entre 60% et 70%...
Nul ne comprend pourquoi la France ruinée de 1945 a pu mettre sur pied un Etat providence, tandis que la France d’aujourd’hui, cinquième puissance économique mondiale, ne serait plus en mesure de le financer. Jamais pourtant le pays n’a disposé d’autant de richesses. Un exemple : les cinq principales banques françaises ont réalisé, en 2009, malgré la crise, des bénéfices de plus de 11 milliards d’euros... Et les quarante principales entreprises cotées en Bourse (le CAC 40) ont obtenu, cette même année, des profits supérieurs à 47 milliards d’euros... Pourquoi ne pas taxer, au profit du système des retraites, de si fabuleux capitaux ?
La Commission européenne a calculé que la création d’une petite taxe sur les transactions financières rapporterait à l’ensemble des Etats de l’Union, chaque année, entre 145 et 372 milliards d’euros... Largement de quoi financer le renchérissement des systèmes de pensions. Mais le dogme néolibéral exige que le capital soit exonéré. Et que les salaires supportent l’essentiel de l’effort fiscal. D’où la colère sociale actuelle.
Le sentiment général est qu’aucune des deux parties ne peut transiger. Les organisations syndicales, poussées par les courants de radicalisation qui animent leurs bases, restent unies après plusieurs mois d’offensive. Céder signifierait un échec semblable à celui des mineurs britanniques, en 1985, face à Margaret Thatcher. Qui marqua la fin de la résistance ouvrière et ouvrit la voie aux "thérapies de choc" ultralibérales.
De son côté, Nicolas Sarkozy estime que l’abandon de sa réforme le condamnerait à la défaite électorale en 2012. Il compte sur l’appui de l’Union européenne [4], du FMI, de la banque et du patronat européen [5]. Celui-ci craignant surtout que l’ "étincelle française" finisse par enflammer les prairies sociales de l’ensemble du continent.