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Entretien

Ignacio Ramonet : "Le modèle néolibéral brutalise les peuples"

vendredi 7 octobre 2011
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La ville d’Aubagne, en Provence, organise, du 8 au 15 octobre, un Forum local mondial 2011, "Aubagne à l’heure du monde", avec des débats et des interventions de nombreux invités venus de tous les continents.

Dans ce cadre, pour le trimestriel L’Agglo, magazine du Pays d’Aubagne et de l’Etoile, Matieu Pons a interviewé Ignacio Ramonet.

Matieu Pons : Au début des années 2000, vous écriviez un édito célèbre dans Le Monde diplomatique dont le titre était « L’Aurore ».

Aujourd’hui, à l’aurore des années « 10 » du XXIe siècle, face aux révolutions dans le monde arabe, aux mouvements des "indignés" grecs et espagnols, aux explosions de colère des jeunes chiliens et anglais… Comment voyez-vous ce début de décennie ?

Ignacio Ramonet : Une épidémie d’indignation soulève les jeunes du monde. Semblable à la vague qui, dans les années 1967-1968, de la Californie à Tokyo en passant par Paris, Berlin, Madrid et Prague, avait secoué la planète et bouleversé sinon la politique du moins les mœurs des sociétés occidentales.

Aujourd’hui c’est différent. Le monde a changé en pire. Il vit une grande régression. Nombre d’espérances se sont évanouies. L’ascenseur social est fracassé. Pour la première fois depuis un siècle, en Europe, les nouvelles générations risquent d’avoir un niveau de vie inférieur à celui de leurs parents. Le modèle néolibéral de globalisation brutalise les peuples, humilie les citoyens et dépouille les jeunes de l’espoir d’une vie décente. La crise financière, ainsi que les "solutions" proposées pour la combattre, à base d’austérité et de rigueur contre les classes modestes et moyennes, aggravent le malaise général. Les Etats démocratiques sont en train de renier leurs propres valeurs. On se demande d’ailleurs comment peuvent-ils, en même temps, conduire des guerres lointaines - Irak, Afghanistan, Libye - au nom de ces mêmes valeurs démocratiques qu’ils renient chez eux...

 

M. P. : Pensez-vous que dans le monde, à l’instar des "indignados" et des insurgés arabes, des formes nouvelles de mobilisation sont en train de naître ? Qu’ont-elles en commun ?

I. R. : Ce furent d’abord les Arabes, puis les Grecs, ensuite les Espagnols et les Portugais, suivis des Chiliens et des Israéliens ; et enfin, le mois dernier, dans le bruit et la fureur, les Britanniques. De plus en plus fréquentes, les explosions d’indignation et de révolte sont ressenties comme naturelles, normales... Partout, on sent monter colères et violences.

Ces explosions toutefois n’adoptent pas les mêmes formes partout. Ainsi, la fougueuse détonation anglaise du début août dernier s’est différenciée, par son niveau élevé de véhémence, des autres protestations juvéniles essentiellement non-violentes (même si des affrontements ponctuels ont pu se produire ici ou là, à Athènes, Santiago du Chili ou ailleurs).

Autre différence essentielle : les émeutiers anglais, en raison peut-être de leur appartenance de classe, n’ont pas été en mesure de verbaliser leur mécontentement. Ils n’ont pas su non plus mettre leur exaspération au service d’une cause politique. Ou s’en servir pour dénoncer une injustice concrète. Dans leur éphémère et brutale guérilla urbaine, ils ne s’en sont même pas pris systématiquement aux banques... Comme si leur rage d’exclus et de dépossédés ne pouvait être apaisée que par les "merveilles" des vitrines... Au fond, comme tant d’autres "indignés" du monde, ces révoltés exprimaient leur désespoir d’être les oubliés d’un système incapable désormais de leur offrir une place dans la société ou un avenir digne.

 

M.P. : En tant que directeur de l’édition espagnole du Monde diplomatique, pouvez-vous nous éclairer sur ce nouveau mouvement et quelle forme prend-il désormais en Espagne ?

I. R. : De nombreux électeurs européens semblent de plus en plus décidés à adopter trois formes de refus du système politique dominant : l’abstentionnisme radical ("tous pourris") ; le vote à l’extrême droite (comme forme de contestation) ; ou la protestation indignée dans les places des villes (pour réclamer une "autre politique"). En Espagne, les jeunes expriment un dégout particulièrement radical à l’égard de quelques caractéristiques fortes de notre temps : la violence extrême des inégalités, l’arrogance sans limite des puissants, la chosification des femmes, le mépris des exploités, les injustices... Et leur déception devant le comportement des sociaux-démocrates au pouvoir.

La conversion massive de ceux-ci au marché, au libre-échange et à la globalisation économique, l’abandon de la défense de l’Etat-providence et du secteur public, la nouvelle alliance avec le capital financier et la banque... A leurs yeux, toutes ces trahisons ont peu à peu dépouillé la social-démocratie de ses principaux signes d’identité. Les citoyens distinguent de moins en moins la politique de la droite de celle proposé par les partis socialistes. Les deux répondent aux exigences essentielles des maîtres financiers du monde. L’ironie suprême a été de voir comment, à la tête du FMI, un "socialiste" a imposé à ses propres amis "socialistes" et à leurs électeurs de Grèce, du Portugal et de l’Espagne, d’implacables plans néolibéraux d’ajustement structurel.

D’où l’amertume générale de tant des "indignés". Leur nausée. Leur colère. Leur refus de la fausse alternative électorale entre deux principaux programmes, en vérité et sur l’essentiel, jumeaux. Leur recherche d’une "autre gauche" (Die Linke, en Allemagne ; le Front de gauche, en France ; Izquierda Unida, en Espagne ; Bloco da Esquerda, au Portugal, etc.). D’où aussi, dans tant de villes d’Europe et au-delà (pensons à Israël, au Chili), ces protestations indignées des générations de jeunes sacrifiés sur l’autel des politiques d’austérité. Et leur revendication principale : "Le peuple veut, la fin du système."

M.P. : En France, en revanche, on ne sent pas encore naître une mobilisation semblable. À quoi est-ce dû, selon vous ?

I. R. : La sensibilité est la même. Et une infinité de micro-protestations ici et là en témoignent. Elle n’a pas encore trouvé l’occasion de s’exprimer collectivement et à l’échelle nationale au même instant. Mais cela peut se produire à tout instant. La colère est là. On la sent. Les mesures d’austérité à venir vont l’accentuer. Et puis, n’oublions pas, la très grande mobilisation sociale de l’automne 2010 contre la réforme de la sécurité sociale. C’était, dans une certaine mesure, le mouvement précurseur des protestations actuelles. Des millions de personnes ont alors manifesté dans les rues, durant plusieurs mois. Avec une très grande combativité (blocage des raffineries et des dépôts de carburant). Le trait le plus remarquable fut la participation massive des lycéens français. Quelques sociologues avaient qualifié cette "génération Facebook" d’autiste et d’égocentrique. Mais sa formidable énergie contestataire mit au jour sa profonde angoisse devant l’effondrement du futur. Ces jeunes Français savent que, pour la première fois depuis 1945, si rien ne change, leurs conditions de vie seront inférieures à celles de leurs parents et de leurs grands-parents. Parce que le modèle néolibéral a démoli l’ascenseur social.

Les gens commencent à comprendre que les normes de l’UE ainsi que celles de l’euro ont été deux attrapoires pour les faire entrer dans un piège néolibéral dont l’issue n’est guère aisée. Ils se retrouvent désormais prisonniers des marchés, comme l’ont explicitement voulu les dirigeants politiques (de droite et de gauche) qui, depuis trois décennies, bâtissent l’UE. Ces politiques ont systématiquement organisé l’impuissance des Etats dans le dessein d’accorder davantage d’espace et de marge de manœuvre aux marchés et aux spéculateurs.

Dans toute l’Europe se répand la "doctrine de l’austérité expansive", que ses propagandistes présentent comme une sorte d’élixir économique universel, alors qu’il provoque partout de terribles désastres sociaux. Pis, ces politiques de rigueur aggravent la crise, elles étouffent les entreprises de toutes tailles en renchérissant le crédit, et enterrent toute perspective de récupération rapide de l’économie. Elles entrainent les Etats dans une spirale d’autodestruction, leurs recettes se réduisent, la croissance stagne, le chômage augmente, les nocives agences de notation baissent la note de confiance, les intérêts de la dette souveraine s’élèvent, la situation générale empire et les pays redemandent de l’aide... Aussi bien la Grèce que l’Irlande et le Portugal - les trois seuls Etats aidés par l’UE (par le biais notamment du Fonds européen de stabilisation financière) et par le FMI - ont été précipités dans ce tragique toboggan par ceux que Paul Krugman appelle les "fanatiques de la douleur" [1].

Le Pacte de l’euro, proposé en mars dernier, aggrave les choses. Car il s’agit, en réalité, d’un tour de vis supplémentaire pour renforcer la rigueur. Il prévoit plus de "compétitivité", encore des réductions des dépenses publiques, de nouvelles mesures de "discipline fiscale", et pénalise surtout - et encore une fois - les salariés. Tout ceci est absurde et néfaste. Il en résulte une société européenne appauvrie au profit des banques, des grandes entreprises et de la spéculation internationale. Pour l’instant, en Grèce, au Portugal, en Espagne, les protestations légitimes des citoyens européens visent leurs propres gouvernants, marionnettes dociles des marchés. Mais à un moment ou à un autre, aussi bien en France qu’ailleurs, les citoyens prendront conscience du piège dans lequel ils se trouvent. Et concentreront leur colère contre le vrai responsable, c’est-à-dire le système. Qui n’est autre que l’Union européenne elle-même.

 

M.P . : Du 8 au 15 octobre, à Aubagne, est organisé un Forum mondial local en partenariat avec Le Monde diplomatique. En tant que connaisseur des grands forums mondiaux, cet événement est-il, selon vous, une nouvelle étape dans la mobilisation pour les alternatives ?
 
I. R. : C’est très important. Les Forums sociaux sont de grands moments d’éducation populaire. Des victimes de la globalisation viennent raconter leur souffrance ; et des opposants à la globalisation viennent raconter leurs luttes et, parfois, leurs victoires. Les uns apprennent des autres, et réciproquement. Dans tous les domaines : économie, écologie, médias, commerce, géopolitique, société, etc. Des théoriciens viennent aussi apporter leur concours pour mettre en perspective les luttes. Le résultat est une avancée spectaculaire de la prise de conscience de l’état du monde et des nouvelles aliénations. Les trois grands piliers en sont : l’esprit démocratique, la non violence et la critique raisonnée, lumineuse, des méfaits de la globalisation néolibérale. Je souhaite le plus grand succès au Forum d’Aubagne.

 

M.P. : Si vous aviez à faire un vœu pour ces dix prochaines années, quel serait-il ? 

I. R. : Quatre voeux : démondialisation, décroissance, dénucléarisation, démocratie.

(Propos recueillis par Matieu Pons)




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[1El País, 24 mai 2011.



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