Les analyses de Sami Naïr

L’énigme résolue du général McChrystal

mercredi 1er septembre 2010   |   Sami Naïr
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Les déclarations du général McChrystal avaient à juste titre défrayé la chronique internationale et entraîné sa destitution immédiate par le président Obama. Dans l’histoire heurtée de l’armée américaine, de la guerre de Corée à celle du Vietnam, en passant par celle d’Irak, il ne manque pas d’exemples d’officiers de haut rang qui jettent l’éponge en plein champ de bataille en raison de désaccords, ou qui se font renvoyer pour incompétence professionnelle.

Le général McChrystal ne fait pas partie du lot : il n’est ni incompétent ni défenseur de valeurs supérieures. C’est un technicien, un professionnel des armes, une sorte de Rambo de la guerre afghane. Cela explique sans doute qu’il se soit livré à des saillies vulgaires, mais non, comme il l’a fait, qu’il se soit immolé en direct. Comment un homme investi d’une si haute responsabilité a-t-il pu se permettre de tels propos ? Cela restait une énigme pour la plupart des dirigeants militaires et politiques engagés dans l’aventure afghane.

Le voile commence maintenant à être levé. Au dépit, d’ailleurs, du président Obama lui-même. Le site WikiLeaks a publié des documents de l’armée américaine, classés « secret », sur la guerre en Afghanistan, de 2004 à fin 2009. Il en ressort que l’OTAN s’est rendue parfois coupable d’atrocités contre la population civile et que la stratégie anti-insurrectionnelle est un grave et irrémédiable échec. Déjà, le rapport de l’association Afghanistan Rights Monitor (ARM) avait fourni des chiffres dramatiques : les six premiers mois de l’année 2010 se sont soldés par 1 074 morts civils et plus de 1 500 blessés, dont au moins 36% imputables aux troupes de l’OTAN !

On comprend mieux pourquoi le général McChrystal a quitté en catastrophe le navire afghan. Non pas qu’il s’indignait du nombre de victimes civiles, mais plutôt parce qu’il avait pris la mesure du désastre militaire à venir – et n’en entendait pas porter le chapeau. Les raisons qu’il a invoquées pour se faire mettre à la porte tiennent à peu près dans l’analyse suivante : « A Washington, on ne me donne pas les moyens de gagner la guerre sur le terrain. Non seulement j’ai de plus en plus de difficultés à me faire entendre, mais même les alliés sont en train de se retirer petit à petit, et ont fixé leur retrait total à moyenne échéance. Notre intervention est impopulaire ; le soutien à Hamid Karzaï ne fait qu’aggraver les choses. Cette guerre n’est pas gagnable. D’où le dilemme : ou bien je continue à demander des moyens en vain, ou bien je devrai quitter le champ de bataille dans la défaite. Dans les deux cas, je suis vaincu ».

Et c’était bien là le problème de fond, car chacun sait désormais aux Etats-Unis que cette guerre peut se transformer en un nouveau Vietnam. La stratégie vendue par le général Petraeus à George Bush en 2008, et qui a servi à définir la mission de McChrystal au nom de l’OTAN (« afghanisation » du conflit, régionalisation, développement-reconstruction) est incapable de venir à bout de l’insurrection parce qu’elle est construite sur des présupposés erronés.

L’idée qu’un gouvernement dirigé par Karzaï puisse obtenir une légitimité permanente, c’est-à-dire après le retrait des forces américaines, oublie que ce monsieur sera toujours contesté parce qu’il est arrivé dans les fourgons de l’armée d’occupation ; l’idée que l’on peut « retourner » le peuple afghan contre les Talibans si on améliore significativement ses moyens d’existence ne tient pas compte du caractère archaïque de la société afghane, fondée sur des solidarités tribales autrement plus fortes que la seule « logique du ventre » à laquelle obéit la vision américaine ; l’idée que les voisins de l’Afghanistan (Pakistan, Inde, Iran, Russie) peuvent contribuer à la victoire américaine oublie les insurmontables contradictions entre les uns et les autres.

 Le piège afghan s’est bel et bien refermé sur les Etats-Unis, et ils ne s’en sortiront pas si facilement. Et c’est bien la conclusion que l’on peut retirer des documents confidentiels de l’armée et des services secrets divulgués opportunément par la presse et sur Internet. McChrystal était très bien placé pour comprendre cette situation. Bref, sa « gaffe », même si elle lui a fait passer un moment difficile, lui aura quand même permis de sortir du bourbier afghan avant d’avoir totalement échoué. Il a fendu sa carrière en deux, mais il pourra au moins dire, le moment venu, qu’il n’a pas perdu cette guerre ingagnable.





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