Peut-on encore sauver l’euro ? La question hante désormais les responsables, en dépit des déclarations fracassantes et des rodomontades des uns et des autres. Le Conseil européen du 16 décembre, que l’on a officiellement salué pour la mise en place d’un dispositif de solidarité après 2013, a été incapable de prévoir des mécanismes permettant de lutter contre la spéculation et la crise de l’euro en 2011 et 2012. Les gouvernements vont partout répétant que les mesures déjà prises suffiront. Il est évident que c’est faux.
Après la Grèce et l’Irlande, ce sera bientôt au tour de l’Espagne (à qui l’on demande un nouveau tour de vis fiscal et économique) et du Portugal de venir chercher de l’aide. La dégradation des notes de ces pays par les agences de notation ne peut que raviver la spéculation. L’Italie elle-même est attaquée via ses banques, car la communauté financière s’attend à ce que l’État soit obligé de leur venir en aide.
Ensuite, fin janvier, ou en mars au plus tard, nous apprendrons que c’est au tour de la France et de la Belgique de voir baisser leurs notes [1]. Loin d’arrêter la contagion, les mesures prises lors du Sommet européen n’ont fait que confirmer les spéculateurs dans leurs choix et leurs options. Pour qu’il en ait été différemment, il aurait fallu que les gouvernements tombent d’accord pour porter remède à la fois aux causes immédiates et aux causes structurelles de la crise de l’euro.
Si des mesures strictes interdisant et punissant des pratiques spéculatives avaient été prises, venant appuyer l’annonce d’une monétisation, par la Banque centrale européenne (BCE), des dettes à hauteur de mille milliards d’euros, la spéculation n’aurait plus trouvé d’aliments. La monétisation aurait par ailleurs conduit à la baisse du cours de l’euro, donnant aux États membres de la zone une bouffée d’oxygène bien nécessaire. Par ailleurs, une restructuration favorisant les pays les plus endettés (Grèce, Italie, Belgique) aurait pu, et dû, être entreprise. La dépendance vis-à-vis des marchés financiers pour le financement de la dette aurait en effet été réduite par le rachat de la dette par la BCE.
Ces mesures auraient ainsi permis de traverser les deux années qui nous attendent sans crise grave. La crise structurelle aurait aussi dû être combattue par l’annonce d’un budget communautaire élargi, ainsi que par celle d’un plan de relance en Allemagne et aux Pays-Bas, venant compenser les effets des divers plans d’ajustement auxquels sont contraints les pays du Sud de la zone euro.
Mais, de tout cela, il n’a rien été.
L’impossible réduction de la dette.
Il faut ici revenir sur ces plans d’ajustement. Ils ont pour objectif affiché d’arrêter la hausse de la dette publique en pourcentage du PIB, dont on dit qu’elle alimente l’inquiétude des marchés financiers. Il est cependant évident qu’en l’état actuel ils sont inadéquats pour cette tâche, tout en menaçant gravement les économies concernées d’une retombée dans la récession.
Le tableau ci-dessous le montre. On a établi le montant du solde primaire (déficit ou excédent) des administrations qu’il faudrait respecter en 2011 pour que le poids, en pourcentage, de la dette publique n’augmente pas. Les chiffres de la deuxième colonne sont éloquents, et il faut savoir qu’ils sont calculés sur la base d’hypothèses complètement irréalistes, qu’il s’agisse de la croissance ou du taux d’intérêt que les pays auront à supporter sur la dette existante. Les colonnes 3 et 4 introduisent la révision des chiffres de croissance qui a été faite dernièrement par la Commission de Bruxelles (colonne 3) ou par des instituts d’études de la conjoncture (colonne 4).
Il faut d’ailleurs noter que les estimations de croissance pour 2011 sont loin d’intégrer complètement les effets des restrictions dues à l’ajustement budgétaire, qu’il s’agisse des hausses d’impôts ou des diminutions de dépenses publiques. En fait, tout laisse à penser que les estimations faites fin 2010 sont loin d’être réalistes.
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Montant de la dette fin 2010 en % du PIB |
Déficit (-) ou excédent(+) possible pour assurer la stabilité de la dette |
Idem, après révision des chiffres de croissance (base Commission européenne) |
Idem, après révision par les différents organismes de conjoncture économique. |
Allemagne |
77% |
-1,9% |
-1,8% |
-1,6% |
Belgique |
105% |
-1,6% |
-1,6% |
-0,9% |
France |
90% |
-1,1% |
-0,8% |
-0,6% |
Autriche |
74% |
-1,0% |
-1,0% |
-0,9% |
Finlande |
55% |
-0,9% |
-0,9% |
-0,9% |
Pays-bas |
72% |
-0,8% |
-0,8% |
-0,8% |
Italie |
120% |
-0,1% |
0,7% |
1,9% |
Espagne |
75% |
1,3% |
2,0% |
3,0% |
Portugal |
90% |
2,8% |
4,3% |
5,3% |
Irlande |
104% |
3,0% |
5,1% |
6,2% |
Grèce |
144% |
14,0% |
16,1% |
17,5% |
Grèce et |
144% |
7,4% |
9,3% |
10,8% |
Même si l’on ne considère que les chiffres de la deuxième colonne, l’écart entre le déficit enregistré pour 2010 et le solde requis pour 2011 pour atteindre cette stabilisation impliquera, même en Allemagne, un effet de récession important. Ajoutons que si tous les pays de la zone font cet ajustement en même temps, ce que l’on préconise pour « calmer » les marchés, il y a fort à parier que ce n’est pas une récession que l’on connaîtra, mais une véritable dépression, en raison des effets cumulatifs des ajustements budgétaires. Dans la réalité, on en restera heureusement loin, mais ceci signifie que les attaques des marchés reprendront dès la fin de la « trêve des confiseurs ».
On a donc le sentiment que rien de tout ce qui aurait été nécessaire n’a été fait ou même entamé. On a disserté à loisir sur l’après-2013 justement parce que l’on n’arrivait pas à se mettre d’accord sur 2011 et 2012. C’est bien cette incapacité à se mettre d’accord sur des mesures de bon sens qui constitue l’autre principal problème, à côté des questions plus techniques. Cette incapacité traduit une absence de volonté.
Absence de volonté politique
Les résultats du dernier sommet européen posent la question de la volonté réelle des pays de la zone euro à sauver la monnaie unique. En fait, tout tourne autour de deux pays : l’Allemagne et la France.
La politique de l’Allemagne s’apparente de plus en plus à ce que l’on appelle en théorie des jeux la position du « passager clandestin ». Un pays veut profiter du système, mais refuse d’en assumer les coûts. Plus profondément, c’est la stratégie globale de l’Allemagne qui est en cause. Tant que ce pays voudra fonder sa croissance uniquement sur ses exportations, il ne saurait y avoir de stabilité dans la zone euro. Aujourd’hui, la balance commerciale de l’Allemagne se dégrade rapidement dans ses échanges avec ses partenaires autres que ses voisins. Le solde commercial est ainsi devenu négatif avec la Chine, et s’est fortement réduit avec l’Inde. Quant aux Etats-Unis, le solde commercial est égal aux deux tiers de ce qu’il est avec la France… On ne peut impunément fonder sa croissance sur des voisins avec lesquels on est en union monétaire.
L’Allemagne doit ou bien sortir de son modèle ou bien sortir de la zone euro. On peut comprendre qu’elle rechigne devant l’un ou l’autre des termes de cette alternative. Le modèle exportateur est solidement ancré dans les traditions et les institutions de l’Allemagne contemporaine. Le remettre en cause, par exemple en procédant à une relance importante par la hausse des salaires et des prestations sociales, aurait des conséquences à court terme importantes sur les profits des entreprises allemandes.
Cependant, renoncer à l’euro voudrait dire que l’Allemagne s’interdirait l’accès à ses principaux marchés - la France, l’Italie et l’Espagne - avec un taux de change garanti. Que l’Allemagne sorte de l’euro et le mark retrouvé se réévaluera rapidement, détruisant une partie de la compétitivité de l’industrie allemande. Dès lors, on comprend que les dirigeants allemands adoptent cette position faite d’intransigeance verbale et de petits accommodements concédés. Mais ceci n’aura qu’un temps. À refuser de choisir, l’histoire choisira à leur place, et leur pays est, de loin, celui qui a le plus à perdre de la fin de l’euro.
Mais la position de la France n’est guère plus claire. Son économie a considérablement souffert de l’instauration de l’euro comme monnaie unique [2]. On ne peut comprendre l’insistance obsessionnelle de ses dirigeants à « sauver » l’euro que par la volonté implicite de changer les règles du jeu de la zone. Leur engagement, affirmé comme indéfectible, doit donc avoir pour contrepartie, dans leur esprit, des changements substantiels. C’est une stratégie possible en théorie, mais qui souffre d’une contradiction rédhibitoire.
Sans la France et, de fait, sans l’Italie et l’Espagne, la zone euro ne serait plus guère qu’une zone mark. Mais, dans ce cas, comment lire la volonté encore réaffirmée par Nicolas Sarkozy de coller à la position de l’Allemagne ? Ce n’est pas en acceptant les contradictions de Mme Merkel et de son gouvernement que l’on fera changer les choses. Au contraire, en se liant les mains par une surenchère de déclarations fracassantes, on s’ôte à terme non seulement la crédibilité, mais la possibilité même de faire passer des changements substantiels dans l’organisation de la zone euro. Publiquement, comment faire comprendre à l’opinion française un possible retournement de la position du gouvernement ?
La stratégie adoptée aurait impliqué que, dès le début, soit tracée une limite claire dans les concessions de la France, indiquant jusqu’où elle était prête à aller, mais aussi quelle serait son attitude si l’Allemagne ne changeait pas de politique. Faute de l’avoir fait, la France est condamnée soit à aller toujours plus loin dans le sacrifice de ses intérêts nationaux, soit à une rupture qui sera incomprise tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
En fait, les élites politiques sont terrorisées par la perspective, chaque jour plus probable et plus crédible, d’un éclatement de la zone euro. Ceci remettrait en cause une bonne partie de leur politique. Alors, on cherche à se rassurer par des déclarations ineptes telle celle proclamant que l’euro serait défendu car l’éclatement de la zone serait l’éclatement de l’Europe. Un peu de décence ! L’Europe, même au sens de l’Union européenne, n’est pas la zone euro. Nombre de pays appartiennent à la première, mais pas à la seconde. Croire que, pour défendre l’euro, les Français sont prêts à sacrifier leur dernière usine sur l’autel des délocalisations est une chimère aussi stupide que dangereuse. L’euro, loin de nous protéger a, dans son état actuel, poussé nos économies vers une dépression que nous n’avons pu combattre que par des politiques de relance budgétaire continues, mais dont les résultats en termes de déficits publics ont été désastreux [3].
En fait, pour vouloir réellement sauver l’euro, il faudrait en avoir analysé au préalable les faiblesses et les incohérences, et avoir la volonté d’y porter remède [4]. Il aurait fallu s’inquiéter depuis maintenant bien des années du phénomène d’eurodivergence qui était pourtant bien lisible dans les chiffres [5]. Il nous faut bien constater que tant manque l’analyse que manque la volonté. Le contentement de soi des chantres de l’euro, leur refus obstiné de regarder la réalité en face est, au même titre que les facteurs bien réels, l’une des causes de la crise actuelle de la monnaie unique !
Un plan « B » ?
Nous sommes donc confrontés à une trajectoire de crises successives qui vont se dérouler durant 2011. Les mesures prises en 2010 ne suffiront plus à calmer le jeu quand celui-ci concernera des pays plus importants que la Grèce, l’Irlande ou le Portugal. L’Espagne est le premier sur la liste, mais ne sera pas le dernier. Ces crises successives ne feront que renforcer le sentiment, actuellement dominant sur les marchés, que l’euro est perdu.
Plus grave encore, on va assister à une « fatigue de l’euro » : les opinions publiques et les gouvernements ne seront plus capables de se mobiliser pour réagir en temps utile. Il est même probable qu’une partie des opinions publiques va cesser de soutenir la monnaie unique, mettant alors les autorités politiques dans une situation intenable où elles devront à la fois combattre les marchés financiers et leurs propres opinions publiques.
On peut donc prédire, sans gros risques de se tromper, que, de crise en crise, nous connaîtrons la crise terminale de l’euro dans l’hiver 2011-2012. La conjonction des temps économiques et politiques, avec l’élection présidentielle du printemps 2012 en France, sera redoutable… Il est donc plus que temps de penser à un plan « B ».
Si l’euro explose, il convient de ne pas sacrifier les principes d’une coordination monétaire avec les pays qui seraient prêts à y souscrire. Mais, pour cela, la France doit retrouver son autonomie monétaire et financière. Cela veut dire retrouver sa monnaie, une opération bien moins difficile que l’on veut nous le faire croire. Cependant, recouvrer la souveraineté monétaire doit s’accompagner d’un changement radical de politique. Il faut comprendre que la mise en parenthèses de l’euro, voire son abandon pur et simple, n’aurait de sens qui si la politique économique de la France était profondément modifiée et visait, entre autres, à une réindustrialisation.
Il faut donc poser comme condition sine qua non à cette coordination la création d’une zone européenne intégrée des opérations financières, qui verrait une stricte réglementation des transactions tant en son sein qu’envers l’extérieur. Elle pourrait s’appuyer sur un accord des banques centrales des pays membres pour procéder, selon les besoins, aux avances nécessaires aux Trésors publics, en particulier en cas de crise bancaire.
Cessons de feindre de croire que les contrôles des capitaux sont une chose du passé. La Corée du Sud vient de les réintroduire [6], après bien d’autres pays. Taïwan aussi a imposé des limitations importantes sur les marchés des produits dérivés afin de limiter l’espace ouvert à la spéculation. Il faut systématiser ce genre de pratiques et les accompagner de règles interdisant certaines opérations (ventes à découvert) et même certains marchés (comme les produits dérivés les plus complexes et les moins transparents). Si, aujourd’hui on n’entend pas parler d’une spéculation sur le yuan, c’est bien en raison de l’efficacité des contrôles mis en place par la Chine. Les mesures à prendre sont donc nombreuses, mais ne sont nullement impossibles à concevoir et à exécuter.
L’euro peut éclater de diverses manières : de l’expulsion de certains pays (la Grèce, le Portugal) - solution qui semble avoir la faveur des dirigeants allemands -, en passant par la sortie de l’Allemagne de la zone, et jusqu’au retour au chacun pour soi. Il faut noter que les solutions intermédiaires sont, en réalité, très favorables à la France.
Le choix du type d’éclatement dépendra aussi des décisions que les dirigeants français seront capables de prendre. Souhaiteront-ils se cramponner à l’Allemagne et faire périr l’industrie et, à terme, l’économie de leur pays, ou, au contraire, souhaiteront-ils développer une zone de croissance au sud de l’Europe ? Des choix stratégiques devront être faits, et il convient que ce ne soit pas dans l’urgence ou sous l’empire de la nécessité du moment.
C’est en préparant dès aujourd’hui les solutions pour demain que nous pourrons éviter le pire qui, pour la France, prendrait, entre autres, la forme d’une union monétaire avec l’Allemagne. Des dirigeants sans courage ni volonté nous préparent une abomination sans fin. Ayons le courage de préparer une fin de l’euro qui ne soit pas abominable.